La critique de la vie quotidienne n’appelle pas nécessairement un combat conscient et organisé contre les structures qui la conditionnent. Elle n’est pas toujours militante. Elle démarre mezzo voce dans la vie de tous les jours, elle se loge dans les solidarités spontanées du quotidien urbain. Elle ronronne, reste invisible si elle ne fait pas l’objet d’une mise en forme, si elle ne se donne pas à voir, à toucher, à sentir, si elle n’enclenche pas la production d’un nouvel espace sensible.

À la différence du militantisme politique, que l’on traduit aujourd’hui par « activisme », c’est une activité critique, engagée et créative dans la ville à partir d’un certain « agir » — un agir de quiconque par « des actes sans fins dans le temps et dans le but », comme le disait Fernand Deligny[1]. Un agir « sans fins » n’a pas de but ou de temps pré-assigné‚ il se préoccupe seulement de la possibilité pour chacun de suivre son chemin, de trouver l’espace de ce qu’il a à faire. Un projet aux antipodes du fonctionnement des espaces publics dans les villes contemporaines, où l’usage ne doit pas laisser de traces. Alors que la convenance invite à subir l’espace, à le respecter, à se conformer, l’agir urbain crée une ou plusieurs lignes de modification, invite à jardiner l’espace, à l’occuper et à le transformer, à faire voir une présence différente. Parfois cette présence peut se faire militante, massive, pour faire respecter ses droits, pour garder ses marques.

Cet « agir » est en continuité avec les actions qui utilisent la ville comme terrain — protestations, révoltes, manifestations, contestations, défilés — et s’y donnent en spectacle, en opérant par intrusion. Il invite à faire des habitants un acteur direct de l’action. Les inclure demande de l’intelligence et de l’imagination, la conscience que le rapport de force n’est pas directement en faveur du mouvement, que l’adhésion du public doit être construite. Des groupes activistes comme Reclaim the Streets en ont saisi, dès les années 1990, la nécessité. Brian Holmes retrace l’histoire de ces groupes, en soulignant leur parenté avec la critique situationniste, et il montre leur apport inventif aux techniques d’auto-organisation et de subversion des mass médias.

Ces mouvements sont liés à la nouvelle nature biopolitique, tant de l’exploitation par le capital, que de la résistance à son égard. C’est toute la vie qui est désormais mobilisée dans la production, à travers les formes toujours plus directement productives de la consommation, et toute la vie qui est mise à l’écart, dès lors qu’elle fonctionne selon d’autres standards que ceux du système. Les quartiers se remplissent d’inutiles ou prétendus tels, qui ont alors à réinventer tous les aspects de la vie quotidienne. Cet « agir » développe d’abord des interventions locales et ponctuelles, dans les quartiers, là où les gens et les activistes habitent. Mais il se forme aussi en réseau et projets trans-locaux, tant ces luttes biopolitiques qui se mènent dans le monde entier sont sœurs, y compris dans leur modestie apparente. Un premier critère de cette sororité : elles sont menées souvent par des femmes. Avec les activistes, artistes ou militants elles construisent et fabriquent « en douceur » des espaces communs nouveaux qui dans leur ouverture accueillante et leur nécessité interrogent radicalement les lois, les règles, les procédures, les politiques, les modèles, les lois, les manières de faire, de travailler et de vivre dans la ville d’aujourd’hui.

Cet « agir » de petite échelle poursuit à sa mesure les grandes luttes abandonnées par les compromis militants et les prises de pouvoir. Ashwin Desai a lutté pour la libération de l’Afrique du Sud aux côtés de l’ANC. Mais aujourd’hui il se range aux côtés des femmes des quartiers qui condamnent le virage néolibéral de l’ANC. La lutte nationale est remplacée par une lutte urbaine quotidienne contre la privatisation des services et des espaces publics. C’est une lutte pour la ville et pour la vie. Malgré l’enfermement, la ségrégation, la pauvreté, la lutte continue, même si les médias se font discrets sur les confrontations urbaines, et plus encore sur les contenus des discussions de ceux qui les animent. Le désir d’échapper à l’univers aliéné, le désir de l’exode est intact. Reste à le découvrir, à le faire sortir de sa tanière, à savoir, comme le demande Toni Negri, « Où habite l’exode » ?

L’hypothèse de l’agir urbain dont témoignent plusieurs des articles de cette majeure c’est que l’exode habite au coin de la rue, juste en bas de chez soi, comme l’ont toujours rendu sensible les immigrés plus ou moins jeunes. Ce coin de la rue est bien abîmé par l’urbanisme contemporain, supprimé dans les cités et les lotissements, rogné par les voitures en ville. C’est à le restituer sous d’autres formes, à restituer des espaces du commun que s’emploie l’agir urbain, dit Anne Querrien.

En regardant bien, on rencontre encore dans l’espace urbain, une multiplicité d’interstices qui, pour Pascal Nicolas-Le Strat, fondent une capacité de résistance et de reconstruction de l’intérieur par l’intérieur. L’interstice est l’une des figures spatiales de l’agir urbain comme agir de la liaison, comme agir à partir de l’intervalle. Une autre figure est la « lisière », le bord, la marge, la frontière des conditions spatiales, que l’on peut voir comme un intervalle entre deux milieux, et dont la richesse est le produit des milieux qu’elle sépare. Du point de vue écologique, interstice et lisière sont des espaces à « épaisseur biologique », des espaces de conjugaison biopolitique.

L’architecte Teddy Cruz parle du « devenir-quartier » d’un fragment de frontière, de l’épaisseur que prend à San Diego-Tijuana la frontière entre États-Unis et Mexique. C’est une frontière globale qui partage le monde en deux hémisphères économiquement et politiquement différents, l’un se protégeant de l’autre par des dispositifs spatio-militaires de contrôle et de surveillance : des miradors, des barbelés, des barrières, des murs, l’autre rêvant à des transgressions informelles de petite échelle telles que percements, figurations d’enjambements et accueil des maisons roulantes en provenance de l’autre côté[2].

Le changement d’échelle, le passage du global au local, et la sortie temporaire de la domination passent par le micropolitique, des initiatives très précisément situées, mais qui ont toujours pour objet et pour effet la conquête d’un espace, aussi petit soit-il, comme le remarque Michel Agier en Amérique Latine et en Afrique. La ville globale est une ville qui se vit par des temporalités courtes, dont la « durabilité » se négocie au quotidien : une durabilité du spontané, du temporaire. Ce sont des territoires, des zones de l’agir qui pourraient constituer la version dans l’espace-temps réel des « zones temporairement autonomes » des hackers des médias.

Les micro-espaces aménagés par l’atelier d’architecture autogérée (aaa) à Paris démontrent que l’on peut justement forger une durabilité par le temporaire, basée sur des répétitions et des ritournelles qui permettent à la fois une continuité (donc un renforcement) et une réinstitution. Chaque fois, l’espace se réinstitue et les sujets se resubjectivisent dans des jardinages, des débats, des échanges, des fêtes. C’est une démocratisation continue de l’espace de proximité par « agencement jardinier », un « agir » interstitiel et biopolitique quotidien.

Cet « agir » se greffe sur le potentiel dynamique et créatif du désir, auquel des activistes de Hambourg ont donné un espace d’expression avec le Park Fiction. En bordure du port, livré à une rénovation urbaine néolibérale dure, un groupe d’habitants a cherché à épargner un espace. Il a su démontrer à la ville que d’autres désirs devaient être assouvis que celui qui consiste à spéculer. Cette visibilité donnée aux désirs et ce corps donné à l’imagination ont fait signal. Le mouvement citoyen, commencé avec les squats des quartiers anciens, continue à marquer la ville d’un interstice, d’une rupture dans le lissage général.

Ces activistes sont souvent des artistes, des citadins qui cherchent à faire trace et à désaliéner leur quotidien. S’ils ne sont pas artistes dès le début, ils ne tardent pas à le devenir, car c’est aux savoir-faire artistiques qu’ils empruntent leurs modes d’expression visuels et sonores, et leur éthique qui ménage une large place à l’humour. Jochen Becker parle d’un « activisme informel », d’un regard qui se porte sur l’étrange et en perçoit la part de résistance. En s’extrayant d’une position morale bienséante, il découvre l’informel partout où il court, chez les autres sans doute, chez les Turcs pour les Allemands, mais aussi chez leur président ; un informel général qui renverse le monde.

Attention à ne pas s’enthousiasmer trop vite, estime Jesko Fezer. L’autogestion, l’autoconstruction, l’informel sont aussi des attitudes mobilisées par le néolibéralisme et son appel à l’activité constituante, notamment financière, de l’individu. L’urbanisme situationnel n’existe pas seulement à la marge ; il est à la base de projets urbains qui confisquent progressivement la ville. Certes, il y a eu des mouvements de professionnels intéressants depuis les années 1970 : l’advocacy planning et les Community Design Centers aux États-Unis ou les Baugruppen aujourd’hui en Allemagne. Mais ces pratiques, d’abord de résistance à la marge, sont récupérées comme forme courante de l’agir individuel et commandées comme telles par la société dominante.

L’« agir urbain » présenté ici nous paraît cependant ne pas mériter cette mise en garde, car il ne présente aucune recette et ne s’adresse à l’individu qu’en tant qu’il accepte de s’agencer à une expérience collective et de participer à la production d’un coin temporaire dans la mise en flux qui caractérise le biopouvoir. Il s’agit simplement de témoigner que de l’exode existe dans la ville, que l’exode a aujourd’hui la ville pour condition.

Notes

[ 1] Deligny se réfère ici à tous les membres de la communauté qui l’accompagnait en présence proche des enfants autistes. Cf. Multitudes, n°24, printemps 2006.Retour

[ 2] On retrouve ici la politique de l’ambiguïté dans le scénario du film d’Ursula Biemann sur les femmes des maquiladoras. Cf. Multitudes, n°15, hiver 2004.Retour