Tribune de débat sur " le postcolonial"

Colonies, l’Occident en dette

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Libération le 27 Décembre
Ainsi donc les parlementaires français invitent les enseignants à montrer «le rôle positif de la colonisation». Ce sont des élus qui ont voté solennellement un texte ayant force de loi. Ce n’est pas rien, un parlementaire. Ces femmes et ces hommes ont arpenté des contrées pour vanter leurs qualités personnelles et expliquer leurs programmes politiques. Ils ont su convaincre par la valeur de leurs arguments et des milliers de citoyens ont voté en leur faveur. Et ce n’est pas rien, une loi. On prend un problème. On étudie ses contours et on lui sonde les entrailles. Puis on finit par trouver l’idée qui va répondre le plus efficacement possible à la question posée.

De cette idée, il y a un long chemin pour en faire une loi. Il faut avant tout expliquer, argumenter, convaincre. Ne jamais craindre de répéter. Jamais baisser les bras. On emporte d’abord la conviction de ses proches, celle des habitués du bistrot qu’on fréquente, celle de son village ou de sa commune.

On s’attaque ensuite aux adhérents de son propre parti, pour qu’on l’inscrive dans l’agenda des discussions au sein du mouvement. Gouvernement ou groupe parlementaire, ce mouvement politique prend votre idée sous le bras et l’emporte au Parlement. On vous passe les détails techniques et les différentes étapes et combinaisons du travail parlementaire.

Le jour où votre idée devient une loi, plus personne ne se rappelle le nom de son initiateur. Parce que c’est devenu du costaud. Et cela dépasse désormais une seule personne, aussi géniale soit-elle. C’est maintenant une idée ? ou un corps d’idées ? qui doit guider les faits et gestes de tous les citoyens du pays. Tout cela pour dire que ces parlementaires, ce sont des gens qui ont su expliquer qu’ils ne faisaient rien au hasard. Et ces gens sérieux, rigoureux dans la réflexion, équilibrés dans l’argumentation, ont voté une loi ; un texte qui n’est pas n’importe quoi non plus.

Pouvons-nous en discuter ? Je ne le sais pas. N’étant pas juriste, j’ignore si j’ai le droit de discuter le texte d’une loi déjà votée.

Devons-nous en discuter ? Je crois qu’à ce stade du débat, c’est le moins qu’on puisse faire. En certaines circonstances ? souventes fois, si on me le permet ? il faut oser. Soit on est citoyen d’un pays anciennement colonisateur, soit on est citoyen d’un pays anciennement colonisé. Tel est le monde aujourd’hui. C’est un fait de l’histoire. La question donc nous concerne tous.

Un texte de loi doit être précis. Précis dans sa formulation, afin de ne souffrir d’aucune difficulté d’interprétation. Précis dans son vocabulaire, car comme dit monsieur le président de la République française, Jacques Chirac, «le choix des mots est essentiel». Il est donc question ici de «rôle positif de la colonisation». Il faut rendre justice aux députés français. Ils n’ont pas dit pour qui cette affaire était «positive», ni en quoi elle était «positive». Poursuivons la réflexion ! Positif renvoie l’esprit à négatif. Si le bilan d’une affaire peut être jugé «positif» pour l’un des protagonistes, on peut sans trop s’avancer estimer que ce bilan peut être considéré par l’autre partie comme «négatif». Tous les marchands vous le diront, les pertes des uns constituent les recettes des autres. Là également, la loi ne dit pas pour qui cette affaire était «négative», ni en quoi elle était «négative».

La colonisation a-t-elle été «positive» économiquement, culturellement, socialement, humainement ? Pour qui et au détriment de qui ? Corollairement, contre qui et au profit de qui ? Voilà les vraies questions. Les députés l’ont-ils voulu ? On ne saurait le dire. Mais on doit convenir qu’ils ont soulevé là un fameux lièvre. S’ils ont fait exprès d’emmener de tels débats sur le devant de la scène, chapeau ! Si telle n’était pas leur intention initiale, merci quand même ! Car ils nous conduisent à dresser un bilan. Dans nos petites têtes, dans nos esprits moyennement informés, nous pensions cette affaire soldée.

Les Africains savent qu’ils ont subi des ravages, mais c’est le passé et chacun sait qu’on ne peut corriger l’Histoire. On pardonne implicitement. Sans avoir à exiger de l’autre une humiliation publique. Eux aussi, de leur côté, savent que nous savons, que nous avons compris ce qui s’est passé, que nous comprenons désormais les règles du jeu. Et, comme on est des humains, «à l’image de Dieu», ils savent qu’ils ne doivent plus y revenir, ne plus y penser. Ainsi fait, on solde tout et on avance. On croyait donc la chose entendue. Et voilà que cette loi vient réveiller des vieux démons. Chacun les siens. Le colonisateur veut savoir ce que l’affaire lui a rapporté en positif. Le colonisé, quant à lui, veut savoir ce que l’affaire lui a coûté en négatif. Des creux et des bosses, si on veut que les pièces puissent s’emboîter.

Creux et bosses. Pour notre part, nous ne pouvons nous empêcher de prendre la question par l’autre bout. Car on ne devient pas une grande nation par hasard. Dans la savane, tout est au ras du sol. Si une perdrix est plus grande qu’une autre, c’est nécessairement parce qu’elle se tient perchée sur un tronc d’arbre.

La grandeur d’une nation se nourrit de la petitesse des autres nations. Et on ne devient pas impunément une grande nation. Il faut y mettre de la volonté et de la détermination. Ne jamais hésiter à s’approprier le bien d’autrui. Ruser, escroquer, massacrer s’il le faut. Et trouver les explications de son action. Prévoir les réponses au cas où des mauvais coucheurs auraient des reproches à vous faire. Prendre ce qui ne vous appartient pas. En prime, vendre le propriétaire de ce bien. L’appétit vient en mangeant. Il s’agit maintenant de faire les choses en grand, sur un plan industriel, c’est-à-dire «civilisé».

On emporte dans sa gibecière le pays, ses habitants et leurs biens. On ne fait plus dans le détail. C’est du commerce de gros. On ouvre une succursale. L’ogre est si vorace, si pansu, qu’il lui faut des annexes, des colonies. Ames sensibles, s’abstenir. Ce n’est pas tout : il est maintenant persuadé d’être dans son bon droit. Si bien qu’au moment où le vrai propriétaire veut rentrer dans ses droits, il lui en coûtera une guerre de libération.

Ce que le monde occidental doit au reste du monde, la question n’est pas iconoclaste. Elle n’est pas innocente non plus. Tout comme il n’est pas anodin de parler du «rôle positif de la colonisation». Si les députés entendent par ces termes, «ce que la colonisation a apporté comme bienfaits aux ex-colonisés», c’est là une claire invitation à la colère. Alors que nous croyions la chose entendue…

Dernier ouvrage paru : Loin de mon village, c’est la brousse (Vents d’ailleurs).