Présentation 24.

Créer une nouvelle forme de vie

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Entretien avec Erwan Lecoeur C’est en faisant la nature que nous la connaissons et, en vivant, nous lui donnons forme. La nature n’est pas quelque chose d’extérieur. L’écologie n’est pas une science, c’est un mouvement social et politique.

It is through « making » nature that we know nature ; we shape it as we live. Nature is not something external to us. Nor is ecology a science : it is a social and political movement Serge Moscovici est l’artisan de théories qui ont des effets quotidiens ; que l’on pense à la théorie des minorités actives (Psychologie des minorités actives, 1979), qui sont le moteur des évolutions sociales, ou à ses écrits sur la psychologie des masses (L’Âge des foules, 1981), en ces temps médiatiques… Professeur et chercheur de renommée internationale, Serge Moscovici a inventé des théories, dirigé plusieurs ouvrages fondamentaux (La Psychologie sociale, 1984) et mené une carrière exemplaire dans (et sur les bords de) l’université. À la retraite depuis quelques années, il vit dans son appartement parisien, n’intervenant plus que rarement dans la presse et donnant quelques conseils à d’anciens élèves. Il a récemment écrit des mémoires (Les Années égarées, 1997), et revisité ses conférences et ses articles sur l’écologie (De la nature, éd. Métailié, 2001).
Car c’est en écologiste que Serge Moscovici a vécu l’engagement, dès la fin des années 60. Émigré de Roumanie après la guerre, c’est à Paris qu’il entame des études de psychologie et s’intéresse dès le début des années 60 à la notion de progrès et surtout aux « représentations sociales » qui portent cette vision du monde trop univoque. Il fut l’un des premiers à poser les bases théoriques de l’importance de la question naturelle pour notre civilisation, et les fondements d’une « écologie politique », qui rassemble les questions essentielles que pose ce rapport entre culture et nature. Une nature qui n’a rien d’un environnement donné une fois pour toutes, mais qui est construite et façonnée par l’homme (dans L’Histoire humaine de la nature, publié en 1968, puis en 1972, dans La Société contre nature). Proche de René Dumont au début des années 70, membre des Amis de la Terre, il participe à la campagne de 1974, et devient un porte-parole écologiste officieux, avant de participer à la fondation du parti Les Verts en 1984. Il s’en éloigne au début des années 90, tout en restant partisan d’un « mouvement écologiste », qui serait capable d’être une minorité active et de mener nos sociétés vers un « naturalisme actif », exemplaire, qui aurait pour objectif un certain « ensauvagement » de la vie sociale, face aux techno-sciences incontrôlées.
Serge Moscovici est un penseur, un écrivain, un esprit curieux et vivifiant. Ses écrits, ses articles, ses théories sociales et ses concepts, sont des apports que les écologistes eux-mêmes connaissent peu, ou mal, voire pas du tout. Il raconte pourtant des choses sur la nature, la culture, l’écologie et la politique, d’hier et d’aujourd’hui. Entretien avec cet ancien activiste, professeur émérite et patient constructeur d’une pensée actuelle sur la place et le rôle de l’écologie en politique.
Erwan Lecoeur

Erwan Lecoeur : Vous avez été, dès les années 60, le promoteur de plusieurs concepts qui ont cours aujourd’hui ; celui d’écologie politique, notamment.

Serge Moscovici : Les années 68-70, c’était l’essai sur L’Histoire humaine de la nature, c’est dans ce livre que j’ai essayé d’analyser les problèmes de la relation à la nature, entre la science et la nature, où j’ai dit que ce qui me semblait important dans les temps à venir, c’est la question naturelle.

Erwan Lecoeur : Votre ouvrage suivant, La Société contre nature, a été repris par des féministes…

Serge Moscovici : C’était écrit pour cela. J’ai essayé de montrer les rapports entre notre rapport à la nature et nos rapports en tant que groupes humains, et en particulier le problème des femmes. Je dirais que c’est un problème naturel, au sens historique, puisque c’est un des problèmes les plus anciens de l’humanité, le rapport entre les hommes et les femmes. Et je pensais que le mouvement féministe pouvait trouver sa place dans l’ensemble, la mouvance naturaliste, ou écologique.

Erwan Lecoeur : Sur l’écologie, votre problématique, c’est plutôt le rapport entre la culture et la nature ?

Serge Moscovici : Je ne pense pas qu’il y ait une science de l’écologie. Il y a, sans doute, toute une série de connaissances, de pratiques, qu’on met dans une discipline ; mais ce sont des pratiques et des connaissances très différentes. Vous pouvez avoir l’anthropologie, la biologie… de même que l’étude de la langue n’est pas seulement la propriété de la linguistique. Il y a des anthropologues qui étudient le langage, des psychologues… Il n’y a donc pas une science de l’écologie. On fait un peu illusion avec cela, comme s’il y avait une science de l’écologie, comme il y aurait une science de l’économie politique. Mon idée de la nature est une critique de l’environnement. On ne peut pas faire comme si l’homme était dans une sorte de bulle, inscrit dans quelque chose qui préexiste et dans lequel il s’adapte et réagit. Non, la nature est un produit de l’histoire humaine. Donc il est difficile de penser l’environnement indépendamment de l’homme et de la culture, ou de la société.
L’idée de l’environnement est très ancienne, elle vient de la biologie ancienne ; il y aurait quelque chose dehors et l’homme ou le singe s’adapterait. Or, nous ne nous adaptons pas à quelque chose ; nous le constituons tout le temps. Je reprends cette vieille idée de Vico, qui est que nous connaissons les choses parce que nous les faisons. Et c’est en faisant la nature que nous la connaissons. Et en vivant, nous lui donnons forme. La nature n’est pas quelque chose d’extérieur.
Mais il est vrai que dès que le mouvement naturaliste, ou écologique, est apparu, il y a eu beaucoup de réactions par rapport à ce mouvement social. Il ne faut pas oublier que c’est un mouvement social relativement important, qui s’est diffusé très vite. Et il y a eu toute une série de réponses différentes à l’arrivée de ce mouvement et des demandes qu’il posait. Il y a eu les réponses sur l’environnement ; donc pour certains, c’est devenu un problème technique ; il y a eu aussi les réponses institutionnelles, par exemples les réunions de Stockholm, où on est entré dans une sorte de technologie de l’environnement ; maintenant, on a ce qu’on appelle le développement durable… C’est assez normal, ce type de réactions ; c’est-à-dire qu’il y a toujours l’absorption d’un mouvement – à la fois d’idées et humain ou politique -, par des institutions.

Erwan Lecoeur : À la fin des années 70, un mouvement écologiste se constitue fortement, et au début des années 80, il s’organise politiquement et crée le parti Les Verts, dont vous êtes un des fondateurs.

Serge Moscovici : À l’intérieur de ce mouvement qui est beaucoup plus vaste, on a essayé à l’époque de créer une expression politique. Je ne pense pas que nous ayons eu l’idée que ça engloberait tout le monde ; on pourrait dire que beaucoup de gens qui sont venus au mouvement politique étaient apolitiques. Le mouvement d’écologie politique est un mouvement à l’intérieur d’un mouvement plus vaste. En fait, nous avons essayé de convaincre les écologistes de faire de la politique.

Erwan Lecoeur : Faire de la politique, à l’époque, c’est participer aux élections ? Vous étiez d’ailleurs candidat aux municipales de 1977.

Serge Moscovici : Oui, la politique, ça voulait dire deux choses. Après tout, on ne sait pas ce que c’est une écologie politique. Il y a eu deux séries de réflexions. Il faut introduire l’idée du temps et le fait qu’il n’y a jamais coïncidence entre un mouvement d’idée et le mouvement politique lui-même. Après tout, Greenpeace est aussi écologique. L’idée était que nous ne voulions pas devenir une sorte de groupe de pression – certains le voulaient. On avait le choix entre devenir une sorte d’ONG, ce qu’est d’ailleurs les Amis de la terre, ou devenir un mouvement démocratique. Parce que je pense qu’un mouvement est réellement démocratique uniquement lorsqu’il s’exprime politiquement aux élections

Erwan Lecoeur : Vous voulez dire que Greenpeace n’est pas démocratique ?

Serge Moscovici : Je n’en sais rien, mais du point de vue de son action, il ne se présente pas devant les gens pour leur dire : voilà, on propose ça… Ils font du lobbying, c’est des groupes d’influence. Je pensais qu’il fallait arriver à une expression politique dans un système démocratique, puisqu’on avait cette possibilité. Je n’étais pas le seul d’ailleurs, avec Dumont, avec Pierre Samuel, Brice Lalonde et bien d’autres. Et c’est pourquoi nous avons publié ce livre manifeste : Pourquoi les écologistes font de la politique ? Mais la question était double : elle s’adressait au public, mais aussi aux écologistes qui n’étaient pas convaincus, alors, qu’il fallait faire de l’écologie politique.

Erwan Lecoeur : À l’époque vous étiez vu comme un politique qui voulait entraîner les écolos associatifs dans la politique ?

Serge Moscovici : Je ne crois pas qu’on manipule les gens. On voulait convaincre et donner certaines formes d’action à côte de celles qui existaient. Dans une société, trois domaines d’action sont importants, grosso modo. Le domaine des idées : faire penser, faire sentir d’une manière différente. Et sur ce plan je pense que l’écologie a été quelque chose d’extraordinaire, c’est une expérience très bouleversante d’y avoir participé, parce que les gens on changé. En 68, la nature, on ne savait pas ce que c’était. La première fois, les gens m’ont dit : mais tu es fou, de quoi parles-tu ?
Deuxièmement, si je peux le dire vulgairement, il faut taper à la poche. Si vous mobilisez les gens au niveau des problèmes de consommation, donc à ce qui touche au marché, tout le monde doit changer ses produits, parce qu’après tout, le consommateur a quelque chose à dire, même si on le manipule. Même GDF ou EDF doivent être gentils, ils doivent montrer qu’ils sont écologistes ; alors que nous savons que le problème ne les a pas beaucoup tourmentés.
La troisième chose importante, c’est le vote. Le vote est une expression démocratique, mais aussi une manière d’agir sur les autres. Frapper le système politique au vote, c’est comme frapper le marché à son porte-monnaie.

Erwan Lecoeur : À l’époque, il y avait tout à inventer ?

Serge Moscovici : Oui, mais c’était beaucoup plus simple, parce que c’était plus marrant. Et c’était plus simple parce qu’on n’était pas très nombreux, mais très actifs. Les gens avaient une implication énorme ; ces gentils écologistes étaient des gens très actifs, et pour certains c’était leur vie. On avait un contact plus direct avec tous les acteurs, dans ce domaine-là. Et les gens qui se disaient écologistes étaient vraiment écologistes…

Erwan Lecoeur : Mais est-ce que le fait qu’autant de gens se disent écologistes aujourd’hui, ce n’est pas aussi une victoire de l’écologie politique ?

Serge Moscovici : C’est une victoire ; mais il faut bien voir que les victoires ça complique tout ; ça complique et ça allonge les lignes de ravitaillement intellectuelles, morales, politiques… Et ça rend les choses beaucoup plus complexes. Parce qu’à ce moment-là, vous créez cet espace politique de pouvoir, de commerce, finalement – puisque vous créez des besoins ou des sensibilités différents -, et vous créez aussi, non pas des adversaires, mais des gens qui veulent se l’approprier. Dans le temps, on appelait ça de la récupération. Mais nous ne sommes pas à faire de la morale, c’est comme ça que les choses vont, et ça on le savait.
L’écologie politique est née à l’intérieur de quelque chose de plus vaste, avec des mouvements de consommateurs, des gens qui allaient à Creys-Malville, les agriculteurs, le Larzac… Il y avait toutes ces choses-là qui se passaient ; il y avait un groupe de recherche qui s’est constitué de manière autonome, il y avait des conférences…

Erwan Lecoeur : Aujourd’hui, est-ce qu’il y a des intellectuels écolos, des revues, des groupes de recherche qui se constituent ?

Serge Moscovici : Non, mais si vous regardez un peu à l’échelle plus longue, vous verrez que l’écologie est quelque chose de très récent. Et on ne sait pas encore ce qu’elle va donner, quel sera vraiment son retentissement, parce que ça ne fait que trente ans. Et il y a beaucoup de résistances à cette idée que l’écologie représente une forme d’avenir, et que la question naturelle représente à peu près le noyau de toutes les questions que nous posons aujourd’hui. Ça prendra du temps. Si un mouvement dure, il y a des flux et des reflux. Il y a des moments où ça marche… Je pense que c’est un mouvement historique, et il connaît beaucoup de formes, d’avancées, de reculades. Peut-être qu’il cherche encore sa forme.

Erwan Lecoeur : Vous avez quitté Les Verts en 91, pour un désaccord concernant l’engagement sur la Guerre du Golfe, et la façon dont les écologistes ont réagi face à ce que vous appelez le racisme… Où en êtes-vous par rapport au parti Les Verts ?

Serge Moscovici : Je reviens à mon point de départ. Dans les années 70 et 80, l’intention était de créer un mouvement écologique, ou plutôt, un mouvement politique à l’intérieur du mouvement écologique. Parce que transformer tous les écologistes en politiques, ça aurait été irréel… La deuxième chose, c’est que je pensais que la position des écologistes, en tant que minorité active, était une position avantageuse et qui correspondait à la réalité. Nous n’étions pas une majorité – encore aujourd’hui, les chiffres le montrent. Et dans ce livre que nous avions fait à la fin des années 70 (Pourquoi les écologistes font de la politique ?, NDLR), et que j’ai refait récemment (De la nature, NDLR), c’est un manifeste d’écologie politique – je pensais que pendant encore longtemps l’écologie serait une minorité active. Parce qu’être une minorité active a des avantages : on peut être plus libre dans son expression, et puis les gens sont plus attentifs à ce que vous faites.
Enfin, l’idée c’était de créer des expressions politiques à l’intérieur du mouvement écologique. C’est pour ça que dans ce manifeste, je pensais que les mouvements écologiques auraient deux couches : la couche de ceux qui se dégagent dans l’expression politique, et une autre couche de gens qui continueraient à travailler sur les différents thèmes importants, notamment les problèmes atomiques du point de vue écologique, et d’autres, comme la massification des villes, et qui peuvent être engagés de par leur propre expérience dans le politique. Mais le mouvement écologique n’est pas – et il ne serait pas bon qu’il soit – entièrement politique ; ça ne correspondrait pas à son degré de transformation. Tant qu’il est minoritaire, il vaut mieux qu’il reste minoritaire. Et je l’ai écrit : quand on est petit, il ne faut pas aller jouer dans la cour des grands.
Ensuite, je n’étais pas pour un parti. Je pensais qu’il y avait des possibilités d’expression politiques différentes. Un parti, ça représente quelque chose de différent. Il faut déjà être grand, pour créer un parti. Mais dans la stratégie que j’avais envisagée et qu’on avait discutée – et ça ne veut pas dire qu’elle a été adoptée – c’était de faire d’abord une politique au niveau local. Je pensais que c’était assez délétère pour un parti écologiste de se présenter à une élection présidentielle. Il y a beaucoup de présidentialisme. Je me suis rendu compte que dans un mouvement nouveau, minoritaire, ça concentre toute sa vie politique sur cette histoire d’élection présidentielle, ça conditionne toute sa vie politique autour de quelques personnes qui peuvent être candidates… Vous avez alors une sorte de formule du chef avec la foule, et même plusieurs chefs avec plusieurs foules… Pour éviter ça, je pensais que ce serait plus facile pour les gens de voter pour eux, et ce serait plus normal que les écologistes aient une assise locale plus importante, qui renforce en même temps les liens de coopération entre eux, plutôt que de se concentrer sur cette fonction présidentielle. Et je le pense toujours. Parce que j’ai toujours vu l’écologie comme un mouvement social – encore aujourd’hui -, qui doit avoir une expression politique ; mais je ne pense pas que tous les écologistes soient politiques. Il me semblait donc que la stratégie devait être locale, au niveau des mairies, voire du conseil régional, et avoir aussi des listes européennes, par exemple. Et ça me semblait, de manière plus systématisée et plus réfléchie, une stratégie possible pour le mouvement écologique. Ce qui aurait aussi maintenu de l’unité, parce qu’il y a quand même eu des rivalités de toutes sortes, au niveau national ; les gens se seraient rodés ensemble dans un travail politique.
Le troisième élément – puisque maintenant c’est une chose d’actualité -, c’est ce problème du gauchisme. Parce que l’écologie présentait au fond une sorte de terrain social disponible. Comme on crée un territoire de pouvoir, on crée un territoire social, dans lequel des gens à la recherche d’une sorte d’extrême peuvent trouver un intérêt. Je ne pensais pas que les écologistes pouvaient devenir des extrémistes ; il y avait des écologistes extrémistes, mais je ne pensais pas que ce mouvement pouvait devenir extrémiste. C’était un mouvement en formation – il est toujours en formation -, c’est ça la différence. Je ne pense pas que ce soit un parti comme les autres. Mais les partis se créent d’abord des sortes de milieux culturels, des ancrages. Et ça prend un certain temps… J’ai été frappé par le fait que, dès le départ, le mouvement écologique ait attiré tellement de jeunes. Ça a été une surprise, le fait que des gens viennent vers nous, ça veut dire que ça leur parlait. Un mouvement n’est pas fait seulement d’idées, il y a aussi la sensibilité, ça fait résonner. Je ne suis pas sûr que ce type de résonance existe encore, aujourd’hui.

Erwan Lecoeur : Vous avez été un porte-parole de fait du mouvement écologiste, on vous interrogeait dans les journaux. Et puis, plus rien ? Vous avez des rapports aujourd’hui avec certains dirigeants des Verts ?

Serge Moscovici : Non, je ne les connais pas. De loin, je ne vois pas exactement quelle est leur ligne de pensée, leur sensibilité… Je me demande s’il n’y a pas eu une volonté de coupure avec tout ça, de leur part. Mais je n’en sais rien, vraiment. Je ne veux pas porter de jugement sur les gens, sur les choses. C’est une autre génération. Et puis, moi, j’ai écrit ; j’espère que ça pourra avoir de l’effet. Entrer dans la vie d’un parti politique (pas un mouvement), ça représente beaucoup de choses, trop de choses. Et le mouvement aujourd’hui, il est beaucoup unifié dans le parti.
En fait, vous me posez une question délicate. C’est lié aussi au temps : ce rapport entre un mouvement et la politique. Et tous ces journaux qu’il y avait, leur but, c’était de créer cette sorte de culture. Un mouvement politique, au niveau national ou international, est ancré dans une culture qu’il reçoit et qu’il crée. Et ça, ce n’est pas le travail politique, c’est un des à-côtés du travail politique. Et donc, un travail du mouvement écologique, c’était de constituer cette culture. Vous pouvez dire que le parti socialiste est inscrit dans une culture. Si le parti communiste résiste aujourd’hui, c’est par certains facteurs de culture et pas par certains facteurs de politique. Le mouvement écologique devait faire ce travail. Il ne le fait peut-être pas, ou peut-être pas assez. Mais je ne dis pas le parti seulement, je parle du mouvement écologique, parce que le mouvement social dépasse le parti politique.

Erwan Lecoeur : Quelles sont aujourd’hui vos préoccupations ?

Serge Moscovici : En tant qu’écologiste, ce qui m’intéresse toujours de manière assez précise, c’est ce qu’on peut dire des armements de destruction massive. C’est une des raisons d’être de l’écologie. Pas le problème de la guerre, mais celui de la bombe et de la science. L’écologie est née avec le problème de la bombe nucléaire. Hiroshima a été un point de départ de l’écologie, de la pensée sur la nature, de la pensée sur la science. Ce que j’ai appelé la politique de la nature, c’est-à-dire la politique de la science, et la transformation du type de science et de ce qu’on fait de la science, c’est un problème urgent. On dit toujours qu’on fait des découvertes, et que ces découvertes vont guérir les gens. Mais ce que nous savons, c’est que ces découvertes vont aussi les tuer. Et nous savons aussi qu’une très grande partie de la recherche est secrète. Par exemple, le clonage n’est pas un fait scientifique, c’est un truc de la techno-science… C’est un problème grave, et c’est aussi une des raisons de mon départ en 91 ; j’avais dit qu’il fallait s’occuper de la bombe eugénique. Les écologistes devraient pouvoir pousser à ce qu’il y ait une politique de la nature, au sens de la politique de la production des connaissances. Ce n’est pas l’environnement au sens de : est-ce que vous respirez bien ? ça ne suffit pas. Il faut changer la structure de la science et la façon dont la science fait de la recherche.
Le deuxième problème qui me préoccupe, c’est la sur-massification. Non pas de l’augmentation de la population, parce que la population a triplé depuis le début du XXe siècle , mais la forme que ça prend, celle de la sur-massification dans les villes. Sur tous ces aspects, des problèmes d’insécurité et tout ça, nous posons le problème de ce que doit être une ville. Il y a tout un problème de « l’habité », si je puis dire, et de l’habitat. Ce qui me préoccupe, dans cette question, c’est que tout le monde est préparé pour faire partie d’une masse. Vous êtes préparé très jeune à être dans une foule. Et toutes les expériences importantes se font là-dedans. Le monde devient une sorte d’interdépendance psychologique de l’autre. On est très individualiste, mais en fait on fait des monades de chacun. La part que tient l’émotion – c’est pas que les gens doivent être non émotifs – mais je dirais que la plupart des communications aujourd’hui ne sont pas de l’information, mais de l’émotion. Si vous regardez le journal télévisé, c’est le fait-divers qui prédomine.

Erwan Lecoeur : Vous êtes pourtant un partisan de l’émotion communautaire. Vous évoquiez la fête dans un programme électoral de 1977…

Serge Moscovici : Cela vaut quand le phénomène est dans un monde relativement perceptible pour les autres. Dans ces villes sur-massifiées, le monde n’est plus tellement perceptible. Et la fête a une autre signification que de jouir, dans la vie d’une société, d’une culture partagée. Elle est nécessaire. Un monde non émotif n’existe pas. Mais on regarde toujours les choses de manière très atomisée, chacun est dans sa boîte. Nous avons besoin d’un certain « ensauvagement »; non seulement l’aspect sensoriel, l’aspect affectif – qui actuellement est assez muet – mais aussi la pensée. J’ai vécu mon enfance à la campagne (en Bessarabie, Roumanie, NDLR) et j’ai toujours pensé qu’un paysan est un penseur, un artisan aussi ; c’est un type qui réfléchit. Ces possibilités de réflexion de quelqu’un sont enlevées. On nous dit toujours ce à quoi il faut qu’on réfléchisse. Par exemple, les gens parlent de la liberté ; mais on confond toujours la liberté avec la publicité. Si je peux me montrer nu à la télévision, ça veut dire que je suis plus libre sexuellement… Or Dieu sait que la sexualité n’est pas un problème si simple dans l’espèce humaine. On confond la liberté avec la publicité, dans le sens où on met les choses en public. Un certain nombre de choses ne sont pas à présenter à tout le monde de la même manière, socialement, si l’on veut ; il faut qu’il y ait la possibilité d’une vie publique et d’une vie privée. C’est une donnée anthropologique, je ne connais pas de culture qui n’ait pas cette distinction. On doit se poser la question, car nous ne sommes pas des demi-dieux, nous ne pouvons pas tout faire par rapport au monde, à l’univers… Il faut se mettre dans une culture qui permette de fonctionner comme ça.

Erwan Lecoeur : Finalement, l’écologie, ce serait s’occuper de ces aspects-là de la société ?

Serge Moscovici : Oui. Et le fondement de l’écologie, c’est de créer une nouvelle forme de vie. Le but de l’écologie – et d’ailleurs c’est le rôle du mouvement, qui doit faire ces choses-là, -, c’est de créer, de penser, et de faire des expériences, pour avoir une nouvelle forme de vie.

(2003)