Tribune de la présidentielle 2007

Crise de la démocratie représentative et citoyenneté universelle

Partagez —> /

Supplément du Monde sur l’ élection présidentielleQu’il y ait depuis quelques années déjà des raisons évidentes de s’interroger sur le fonctionnement de notre démocratie n’a sans doute échappé à personne : non pas qu’il s’agisse de pointer dans nos contrées un deficit de démocratie qui impliquerait le relent fétide d’un risque totalitaire, ni d’accuser l’idéal démocratique lui-même, mais parce que l’identification moderne de la démocratie à sa forme représentative ne va plus de soi.
De cela, trois exemples. Le premier, c’est le traumatisme de l’élection présidentielle de 2002, plus complexe qu’il n’y paraît : non seulement parce qu’il a fallu prendre acte de la très violente montée en puissance du discours d’extrême droite, mais parce que se ranger du côté de la démocratie a comporté pour nombre d’entre nous de renoncer à ce que garantit précisément le fonctionnement démocratique – la possibilité d’exprimer son choix politique. Que l’élection à plus de 80% de Jacques Chirac ait été la conséquence d’un geste politique nécessaire ne fait aucun doute; que ce pourcentage « bulgare » ait à son tour rendu nécessaire que l’on s’interroge sur son anomalie est tout aussi évident. Or on s’est bien souvent limités à mettre cela sur le compte d’une « exception » monstrueuse dont on se disait qu’elle ne se répéterait pas, et on a cessé d’y penser. Aujourd’hui, à un mois des élections, on est en droit de se demander si l’exceptionnalité – voter pour un candidat que l’on ne reconnaît pas comme le sien – n’est pas en passe de se répéter. Le phénomène du report de voix d’un candidat à un autre, classique entre les deux tours, n’a ici aucun rapport avec ce dont nous parlons : ce n’est pas seulement d’un glissement de l’électorat de tel candidat à tel autre qu’il s’agit, mais de la possibilité qu’entre deux candidats auxquels on s’oppose également, il faille simplement choisir le plus garant de l’expression démocratique au nom de laquelle les élections sont organisées. L’abstention elle-même – l’expression d’un déficit de représentation, la revendication politique du non-choix qui s’en suit – devient difficile à soutenir : s’abstenir, c’est encore être complice du pire. Pour toute une génération née au début des années 1980, les élections présidentielles se réduisent à cela ; et s’il existe bien entendu d’autres suffrages, on est en droit de se demander, dans un pays comme la France où la fonction présidentielle est aussi importante, quels effets de déstructuration du rapport au politique cette exceptionnalité qui n’en est plus une a pu induire.
Deuxième exemple. La démocratie représentative est classiquement construite à partir d’une quantification du choix politique exprimée à travers les suffrages, et l’exercice du gouvernement est lié à la reconnaissance d’une majorité numéraire. Que les différentes cohabitations aient rendu le rapport majorité/minorité plus complexe que ce que l’on croyait est évident ; qu’il faille aujourd’hui constater que la quantification numérique des intentions de vote n’est plus la conséquence de l’expression politique des candidats mais sa condition de possibilité est plus troublant encore. Ce ne sont plus les sondages qui mesurent le crédit politique d’un discours, mais le discours qui se construit à partir des élaborations des instituts de sondage, dans une sorte de logique just in time empruntée à celle de l’anticipation de la consommation d’une part, et à celle de la publicité et des médias de l’autre. Et alors, encore une fois, que (et qui) représente-t-on, lorsque les sondages sont devenus quotidiens et que le discours politique est à présent affaire de linguistes, de psychologues et de sociologues dont la fonction est précisément de capter de la quantité (de votes), c’est-à-dire non pas la qualité d’un désir politique mais la réalité nombrable d’une efficacité médiatique ?
Troisième exemple. Ségolène Royal a introduit dans sa campagne électorale le thème de la démocratie participative. Peu importe, ici, que cela ait correspondu à une stratégie électorale, et ce que l’on pense de la consistance politique du discours qu’elle construit à partir de cela : ce n’est pas ici le problème. En revanche, il est frappant de constater que, de droite comme de gauche, les critiques qui se sont levées ont toutes été faites au nom d’une mise en danger de la démocratie : la proposition de mécanismes de démocratie participative, c’était l’introduction du populisme au cœur du fonctionnement démocratique – comme si sortir de la démocratie représentative traditionnelle, c’était sortir de la démocratie tout court.
C’est précisément sur cette réduction de la démocratie à la démocratie représentative que nous sommes un certain nombre à nous interroger : sur son histoire, sur ses conditions d’émergence et son efficacité, sur son durcissement aussi, c’est-à-dire sur l’oubli de sa propre historicité. Cette réflexion porte en particulier sur deux points : la construction historique de l’opposition moderne entre société et État – le peuple étant tour à tour associé à l’un et l’autre pôle du partage et, en fonction de cela, associé à une mise en danger ou au contraire à une garantie de la démocratie (la prise en compte du peuple comme dérive populiste d’une part, le peuple comme « nation » de l’autre) ; la redéfinition de ce que peut être une citoyenneté dans un monde globalisé qui ne fonctionne plus à partir de la souveraineté des États-nations et qui implique une refonte des catégories politiques de la modernité, des fonctionnements institutionnels qui en ont découlé et des mécanismes de décision politique. Dans le premier cas, il s’agit d’interroger non pas la dilapidation de la démocratie mais sa réouverture par-delà la représentation, à travers la dissolution du partage société/État : il ne s’agit pas, contrairement à ce que dit P. Rosanvallon, de définir une « gouvernance comme sub-politique », c’est-à-dire l’activation de la société civile après le déclin de la forme étatique, mais d’une gouvernance pleinement politique qui, si elle s’enracine effectivement dans la crise de l’État, ne peut pas être reconduite à la figure de la société et exige une reformulation complète des catégories du politique. Dans le deuxième cas, il s’agit d’interroger la figure moderne de la citoyenneté territoriale et à l’appartenance à un peuple conçu en même temps comme condition de possibilité et comme résultat de l’institution de l’État. Qu’est-ce qu’une citoyenneté pleine quand la globalisation dissout les frontières économiques mais que ces mêmes frontières ne cessent d’être réaffirmées pour bloquer la mobilité des hommes ? Qu’est-ce qu’être citoyen quand l’Europe n’arrive pas à se faire précisément parce qu’on continue à s’accrocher aux derniers lambeaux historiques d’une souveraineté nationale qui n’en finit pas de se survivre ? De quels droits fondamentaux la citoyenneté doit-elle être nourrie pour que la vie des hommes ne se réduise pas à de la survie, et qu’elle comprenne aussi le droit au savoir et à la formation, à la dignité et au logement, à la santé et aux loisirs – tout ce qui fait qu’une vie est dite « bonne » et que nous concevons, deux cents ans après la révolution française, comme une réactualisation du droit au bonheur ?
Nous aurions aimé que le débat démocratique se reformule à partir de cela : nouvelle gouvernance démocratique, nouvelle citoyenneté universelle, droit inconditionné au bonheur.

____________________________