Majeure 23. Racisme institutionnel

Défendre la société contre tous les racismes

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Nous avons lancé cette Majeure sur le racisme institutionnel dans une curieuse configuration : dépression post-référendaire qui faisait manquer à l’appel les articles sur une Europe fédérale pour le dossier initialement prévu, passion dénonciatrice face aux images de télévision sur les ravages moraux et politiques causés par le cyclone Katrina. Et puis les jeunes des banlieues sont venus nous rappeler que cet abandon par les pouvoirs publics du quart le plus pauvre de la population tenait lieu de politique urbaine ici aussi depuis plus de trente ans. Les mêmes qui trouvent inimaginable que des représentants politiques locaux américains ignorent que le quart de leur population ne dispose pas d’un véhicule privé, est « captif des transports en commun », ne savent pas qu’à vingt kilomètres de Paris on en est à une heure en RER+bus+bus, ils ne savent pas qu’à Clichy-sous-Bois ou à Grigny on n’est pas plus près de Paris qu’à Lille.

La relégation, voilà tout ce qu’on impose encore à des dizaines de milliers d’habitants, en ajoutant que s’ils ne sont pas capables de s’en sortir, c’est qu’ils sont de « la racaille », des restes. Le racisme qui ne veut pas dire son nom, le racisme autogéré, devient une gigantesque course pour la survie, une race comme on dit en anglais, une entreprise de classement de tous au mérite, dont le classement final est presque identique à la liste des handicaps de départ. Mais il faut courir : on achève bien les chevaux. Il ne s’agit pas de faire société avec les nouveaux venus, mais de les écraser de notre antériorité, au nom d’une suprématie culturelle, qui est déjà celle avec laquelle nos arrière-grands-parents ont colonisé les leurs.
Cette Majeure ne montre que quelques aspects du racisme institutionnel qui organise notre société hiérarchiquement et inspire les propos de nos dirigeants. Elle témoigne du fait que ces graves manquements au respect des autres, des étrangers, des immigrés, des nationaux de couleur, se constatent dans l’ensemble des pays avancés et en développement. Le mal est profond, installé ; seuls des moyens spectaculaires, des nuits d’émeutes, arrivent à le dénoncer, à affirmer que cela a assez duré. Il est à craindre que les mesures de répression – état d’urgence, couvre feu, interdiction des réunions – empêchent les jeunes de se coordonner et de donner une expression politique à leur action. Le racisme n’en demeurera pas moins présent, dans toute son inhumanité, que symbolise le refus de reconnaître la responsabilité de la société dans la mort par électrocution de deux jeunes. Ce type de mort est possible dans des quartiers où on ne craint pas d’installer des transformateurs électriques à ciel ouvert. C’est la première fois que ce n’est pas accepté comme une fatalité, voire une faute des jeunes qui en sont victimes ; premier signe de l’ouverture d’une phase politique nouvelle.
Pour les gouvernants, les banlieues ne demandent pas le même soin que les villes-centres quand elles n’ont pas les mêmes ressources. Les politiques de rattrapage qu’on y développe ne coûtent pas plus cher que ce qu’on investit dans le même temps dans les quartiers centraux. Les pratiques et les capacités d’action des habitants sont reproduites en l’état, voire se dégradent. Les autorités conçoivent leurs actions comme des filtres : il faut repérer et sélectionner ceux qui le méritent, renouveler les élites. Qui sont les autres, ceux qui n’y arrivent pas ? Qui évalue leur handicap ? Quelles catégories sont discriminées ? Jamais la parole n’est donnée aux concernés, jamais il ne leur est donné le temps d’hésiter, de chercher, d’inventer de nouvelles voies. Traditionnellement, la République française laisse à la seule appréciation de ses fonctionnaires la gestion des situations locales; et, dans un bel ensemble, puisqu’il doit y avoir égalité de tous devant le service public, ils estimeront que, si discrimination il y a, elle ne peut qu’être résiduelle, et que si tous leurs efforts pour l’empêcher n’y réussissent pas c’est que la société résiste à l’effort républicain et qu’ils n’y peuvent rien ; ils jugent que « la racaille » tire les quartiers vers le bas, les infeste. La solution devient alors de démolir, de reloger ailleurs, plus loin, plus loin notamment des emplois, et surtout de donner l’occasion aux entreprises du bâtiment de reconstruire. Les budgets consacrés à ces quartiers augmentent, les entreprises reconstruisent, cela crée de l’emploi, n’est-ce pas ?

Dans l’ensemble des pays européens on s’indigne pourtant de tolérer des situations de discrimination manifeste, et on cherche à donner aux citoyens concernés des moyens d’agir en justice. La polémique qui a existé en France sur la nécessité de distinguer ou non les immigrés, c’est-à-dire les personnes nées à l’étranger, ou nées de parents nés à l’étranger, a disparu depuis que des directives européennes imposent de disposer de telles statistiques pour évaluer la discrimination indirecte produite par le fonctionnement des institutions ou du marché et de se donner les moyens d’y remédier. Un Groupe d’études et de liaison sur les discriminations a permis de démontrer que les phénomènes de file d’attente aux portes du service public, notamment du logement social, ou même de l’école, n’étaient pas indifférents à l’origine ethnique des demandeurs. Dans les sociétés d’égalité il y a en fait une hiérarchisation sociale insidieuse, agie par l’ensemble des acteurs sociaux, et qui se reproduit si on ne donne pas à de nouveaux acteurs sociaux les moyens de revendiquer et de produire une nouvelle configuration sociale. Patrick Simon explique ici, en scientifique impliqué dans la production de ces statistiques, les problèmes techniques et politiques que pose leur production pour qu’elles puissent faire référence dans ces nouvelles configurations.
De même qu’à la Nouvelle-Orléans coupée de tout c’étaient les Noirs qui tendaient les bras aux hélicoptères d’où les mitraillaient les photographes, à Paris c’étaient des familles d’origine africaine qui se retrouvaient sur le trottoir l’été 2005 après l’incendie de leur immeuble. Des familles munies de permis de séjour et d’un engagement à les reloger donné il y a dix ans ont rendu brutalement visible le désarroi des institutions. Comme le montre Jean-Marc Salmon la politique imaginée par les socialistes de prise en charge générale du problème du logement par toutes les communes urbaines, ne correspond en aucun cas à la réalité de la concentration spatiale de la demande de logement, qui affecte tout particulièrement la commune de Paris, qui n’est plus en mesure d’exporter dans la région ses problèmes, comme elle a pu le faire autrefois, dans la construction des cités qui se sont avérées les plus ségrégatives. Clichy-sous-Bois est emblématique de ces cités construites pour reloger les parisiens chassés par la rénovation urbaine, et qui n’ont jamais réussi à trouver un fonctionnement matériel, social et politique normal.
Confier de fait aux habitants des banlieues défavorisées la responsabilité d’accueillir les nouvelles formes d’immigration, parce qu’on ne refuse pas l’hospitalité à un « cousin », met les cités sous tension. La paupérisation qui fait fuir des cités HLM ceux qui en ont les moyens est tout autant perceptible à ceux qui sont forcés d’y rester, et a des incidences directes sur les ressources collectives disponibles pour y remédier. Quand la raréfaction des bus le soir et l’absence de véhicule personnel rendent l’immobilité trop pesante, tout ce qui roule peut devenir le symbole de la richesse à la fois proche et interdite, peut devenir ressource pour la lutte, matériau pour mettre le feu. La voiture comme le logement sont des biens précieux en situation de pénurie, lorsque le travail est loin et les transports mal organisés. Face à ceux qui brûlent les symboles d’une mobilité hors d’atteinte, voitures et équipements sont des acquis à protéger ; pour les habitants plus nantis, il ne s’agit pas tant de former une milice que de former une force pacifique d’interposition, de se donner les moyens d’être « attentifs ensemble », selon le slogan de la RATP. Entre deux manières de vivre le quartier, le mouvement, le dialogue est difficile, mais le mouvement recrée un espace public commun, même s’il est conflictuel, il rassemble la société autour de ses contradictions.

Les quartiers se sont mis en mouvement ; certains croient que c’est pour le pire et pourtant les reportages échappent au discours raciste, des habitants de toutes origines parlent, disent leur ras le bol mais aussi s’engagent ensemble là où ils sont dans ce début de défense de la société, de son socle commun. Quelle que soit l’attitude concrète des uns et des autres, l’éventuelle hostilité entre eux, c’est cette communauté qui est soulignée. Comme si le mouvement créait une petite faille, un léger déplacement dans ce que Teun A. van Dijk appelle le racisme institutionnel, ce façonnement des comportements par le discours des institutions, depuis les débats parlementaires jusqu’aux manuels scolaires, en passant par les médias, qui désignent la place à laquelle doivent être mis les immigrés dans la société. La tendance est à situer cette place carrément hors du territoire européen, dans les pays d’où ils viennent, hors des zones centrales de la société, dans les espaces fonctionnels du travail déqualifié, alors que ce dernier est partout où on nettoie, où on transporte, où on sert.. Tous ces évènements successifs mettent de manière inattendue la périphérie ou le bas de l’échelle au centre de l’image, et ébranlent les représentations bien installées d’un ordre immuable et quasiment invisible. Ce qu’on aime dans nos démocraties occidentales, c’est un racisme fonctionnant par défaut, tellement bien organisé qu’il ne donne pas l’occasion de se faire remarquer.
Mais en courant vers les espaces sans problèmes, en mettant ses enfants dans les bonnes écoles, en habitant aux bons endroits, on contribue à fabriquer ce que certains sociologues appellent la dissociation sociale. L’égalité des chances n’existe évidemment pas entre jeunes assignés à des collèges ségrégués et jeunes fréquentant des collèges choisis. Les uns pourront continuer après la scolarité obligatoire, les autres pas. Le collège d’aujourd’hui divise autant que l’école primaire d’autrefois, produit une société de classe et de couleur cantonnée dans des quartiers également séparés. Vingt ans de politique de la ville ont pu faire croire qu’on était en train d’y remédier. Les jeunes demandent aujourd’hui où est le résultat.
Ce que permet la dissociation, la mise à l’écart, c’est d’empêcher le racisme des élites et des institutions de fonctionner à l’insulte et à l’invective. C’est un racisme devenu politiquement correct, appuyé sur la conduite la plus normale du monde, celle qui consiste à vouloir faire le bien de sa famille, de ses enfants, en leur faisant bénéficier du lieu de vie et du lieu d’éducation le plus adapté à son souci d’élévation sociale. L’usage du mot « racaille », et l’effort fait par le ministre de l’intérieur pour l’installer, viennent légitimer cette attitude et confirmer qu’il ne faut pas faire partie des restes, des « raclures » disait-on à la génération précédente. Le désir de promotion individuelle et familiale apparaît comme une problématique compétitive dans une société en croissance, comme une problématique réactionnaire dans une société bloquée. Mais la société se défendra autrement, soyons en sûrs. L’ordonnancement racial et de classe n’est déjà plus son projet que par défaut; les pratiques émergentes sont autres, multiples expérimentations politiques d’un vivre ensemble qui attend que des paroles et des actes les portent au delà des frontières et des prés carrés des élites.
Pourtant l’université brésilienne, où les étudiants de couleur sont encore particulièrement peu nombreux, est un des hauts lieux de maintien de l’ordonnancement racial dans une société de plus en plus ouverte et qui se proclame métissée. Ce métissage est en fait objectivement nié comme le montrent Giuseppe Cocco et Antonio Negri en constatant que l’ensemble gris qui met dans la même nuit tous les groupes minoritaires est la condition de la dépendance du peuple par rapport à un État aux fortes tendances autoritaires et populistes. La démocratisation actuelle a permis l’émergence d’un mouvement noir à l’université dont les revendications sont mises en échec par des enseignants, y compris européens, soucieux de « qualité ».

Le racisme latent semblait donner naissance à une subjectivité populiste d’exclusion, faisant feu de tout incident pour réaffirmer le projet lepéniste d’expulser les immigrés tenus pour potentiellement délinquants ; les élites contemplaient passivement, l’État louvoyait en l’absence d’aval de la communauté internationale. En refusant deux morts pour rien, la révolte des jeunes a surgi comme une défense radicale de la vie, et par là de la société en chacun de ses membres. En mettant leurs morts en avant, en les honorant par des brasiers, ces jeunes ont signé l’acte de naissance d’un nouveau mouvement. La répression oblige ce mouvement à se coordonner dans la clandestinité, à se figurer comme une guerre. D’autres miroirs, d’autres problématiques conduiront ce mouvement à prendre en main la construction de ses propres espaces, et à se donner les moyens de refuser la manière dont le racisme et le néocolonialisme cantonnent sa vie, l’enferme et la réduit à l’invisibilité. Pour empêcher de nouveaux migrants de rejoindre ces quartiers, des camps ont été construits dans les pays qui constituent les portes de l’Europe ; les reconductions ne se font plus à la frontière, mais plus loin. Comme le montre Raúl Sanchez les migrants se font arrêter sur des barrières de métal aux portes entre l’Europe et l’Afrique, à Ceuta et Melilla ; ces deux villes et d’immenses territoires du Maroc sont condamnés à accueillir leur errance, comme les cités au nord accueillent ceux qui ont réussi à passer. L’Europe concentre ses armées de réserve ; pour quel avenir ? Le groupe Migreurop mène un important travail de documentation sur les camps et sur les luttes que leur installation suscite. Africains et Maghrébins relégués de l’intérieur dans des cités en bout des pistes métropolitaines, et Africains relégués dans le Maghreb aux portes de l’Europe sont mis aux défis de construire leur avenir en commun par la multiplicité des murs et des mesures qui les écartent inexorablement. Et pourtant le mouvement les rapproche toujours, la déshumanisation ne triomphe jamais que provisoirement. D’autres hommes se lèvent ailleurs pour dire non.

Notre interprétation ne suffit évidemment pas à garantir aux émeutes récentes d’être qualifiées de « politiques ». Notre travail de réflexion et d’écriture résiste à leur réduction à une sorte de cri informe aux modulations enregistrées seulement par les statistiques. Nous sommes convaincus en effet, à la fois par expérience et par la lecture, que le vécu, ou l’expérimentation, ne s’opposent pas à l’interprétation. Ils diffèrent par leurs vitesses, leurs modes d’action, leurs vis-à-vis stratégiques. Il leur arrive rarement de se compléter en temps réel. Les textes sur le racisme institutionnel rassemblés ici indiquent tous que si les racines de celui-ci sont profondes au point de sembler naturelles, au point qu’on ne puisse s’y opposer que par le feu, ou le maintenir que par des couvre-feux, il se construit, se bétonne même, dans et par une multiplicité de pratiques et de fabrications extrêmement soignées qui organisent les cités, les déplacements, les statistiques, les politiques d’éducation, d’intégration, ou d’insertion. Si bien que c’est la possibilité même d’expérimenter les manières de faire surgir du nouveau qui est confisquée. Cette confiscation doit être montrée dans ce qu ‘elle a de systématique, et son refus doit être relayé, partagé et soutenu, sous toutes ses formes. Mais dans le même temps, l’ interprétation doit permettre que la spécificité de chaque événement soit identifiable. Interpréter l’événement de façon trop lâche, à partir de catégories tout-terrain fabriquées pour répondre à d’autres problèmes, revient à accompagner passivement les multiples rouages par lesquels surgit la répression de l’action, plutôt que d’offrir les instruments pour résister et transformer la situation.
Dans l’urgence des émeutes récentes, le travail d’élaboration est d’autant plus nécessaire que les modes d’interprétation privilégiés par de nombreux commentaires ouvrent des possibilités de construire des positions politiques inédites, bien au delà de celles qui sont déjà données, dénoncées et subies. Qu’est-ce que construire une position politique? C’est le thème autour duquel s’est organisée la Majeure de ce numéro, avec d’autres exemples, plus au long cours, d’expérimentation politique.