D'ailleurs

Fabrique de porcelaine Pour une nouvelle grammaire du politique (recension)

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Dans son travail de reformulation des concepts et catégories pour penser le postmoderne, Antonio Negri pose un double impératif : d’une part, la nécessité de reconnaître le changement auquel le capitalisme nous confronte et, d’autre part, l’exigence politique de partir de cette transformation pour déterminer les nouvelles conditions de lutte. Le mouvement est double : prendre la pleine mesure de cette césure historique et, sur le nouveau terrain social et politique qui en résulte, construire les résistances appropriées.Les conditions de l’antagonisme ne pourront être rétablies qu’à l’intérieur de cette nouvelle grille historique : le postmoderne, à savoir “l’ensemble des formes culturelles, des étiquettes idéologiques et des dispositifs institutionnels qui sont postérieurs à la crise de l’État-nation, et qui prennent part au processus de formation de la souveraineté impériale” (p. 10).

Vouloir préserver, voire restaurer, les formes institutionnelles héritées du développement capitaliste antérieur (en particulier l’État-nation) pour en faire les bases d’une résistance et tenter d’y adosser les luttes est une illusion. Antonio Negri récuse tout aussi nettement les thèses qui “surjouent” la puissance du capitalisme contemporain et la dramatisent à l’extrême au point de n’envisager, pour s’opposer à lui, que des actions à l’extrême marge.

Entre un regard politique qui s’accroche désespérément au passé ou un regard qui scrute avec force le présent – souvent avec réussite – mais qui n’y découvre que de minces zones d’autonomie ou de rares îlots de résistance, Antonio Negri trace une autre voie politique et philosophique : affronter le diagnostic du présent; ce qui signifie lire dans la recomposition capitaliste en cours à la fois cet investissement complet de la vie auquel il parvient mais également, et tout aussi fondamentalement, les forces de résistance qui le conteste et lui résiste. Fabrique de porcelaine est tout entier consacré à ce travail de refondation des concepts et des catégories indispensables pour dire les transformations qui nous affectent aujourd’hui et les dire non seulement dans les termes du biopouvoir (la colonisation capitaliste qui fonctionnalise et marchandise la vie) mais aussi par l’énonciation d’une biopolitique en capacité de contredire et de bloquer cette hégémonie : la puissance des résistances, des désirs non assujettis ou d’un tissu coopératif.

Le grand enseignement de Fabrique de porcelaine réside effectivement là, dans le fait et la conscience que “le postmoderne doit être entendu (également) comme monde de résistance”.

Affronter le diagnostic du présent

Cette discontinuité substantielle qui caractérise le développement présent du capitalisme – ce passage au postmoderne – nous “oblige” au sens nous devons agir et penser à partir d’elle – à partir d’elle et contre elle, à partir d’elle dans une visée de résistance, à partir d’elle pour affirmer une altermodernité. Cette discontinuité constituante, Antonio Negri la caractérise sur plusieurs terrains :

Sous la forme de l’hégémonie tendancielle du travail immatériel, cette nouvelle réalité du travail est, bien sûr, entièrement subordonnée aux modalités contemporaines d’accumulation et d’exploitation. Mais elle met profondément en crise le commandement d’entreprise. En effet, la valeur est issue d’une production de plus en plus intellectuelle et sensible et échappe du même coup aux formes classiques de mesure du travail. Les vieux critères quantitatifs (l’évaluation du temps nécessaire à la réalisation de la tâche) et disciplinaires (la mesure des écarts par rapport à une norme de travail) perdent prise sur une activité qui se détermine sur des bases cognitives, collaboratives ou langagières.
Sur le plan de la vie elle-même car c’est bien la vie des femmes et des hommes qui est désormais engagée au coeur du processus de production et qui en devient “la condition de possibilité absolue” (p. 30). Sensibilité, langage ou intellectualité, autant de qualités essentielles de l’existence que le capitalisme mobilise et intègre à son processus d’accumulation et d’exploitation. Cette inclusion des formes de vie dans le procès de production s’accompagne d’une reformulation politique et organisationnelle de l’antagonisme – un antagonisme qui traverse nos existences et affectent immédiatement et directement nos constitutions subjectives. “Dire que le pouvoir a investi la vie signifie également que la vie est un pouvoir […. Peut-on localiser dans la vie elle-même – c’est-à-dire bien entendu dans le travail et dans le langage, mais aussi dans les corps, dans les affects, dans les désirs et dans la sexualité – le lieu d’émergence d’un contre-pouvoir, le lieu d’une production de subjectivité qui se donnerait comme moment de désassujetissement ?” (p. 42). Le postmoderne se déploie en tant que contradiction de et dans la vie.
Dans les termes de l’expansion capitaliste car, comme l’écrit Antonio Negri, “ce que l’on découvre en effet rapidement c’est qu’à l’extension globale du pouvoir capitaliste sur la société correspond la diffusion sociale de l’insubordination” (p. 29). Le capital parcourt la totalité de l’espace social et les luttes viennent constamment et simultanément l’interrompre et le contester, partout où il s’implante. Elles agissent à l’unisson. Le refus prend à son tour un caractère expansif; il se démultiplie et se dissémine. “La situation générale est désormais prédisposée à l’antagonisme” (p. 29). La contradiction est toujours et partout ouverte.
À partir des conditions d’exercice du pouvoir et d’expression de la souveraineté. Le capital est soumis à un antagonisme qui ne cesse de croître. Comment sa “fonction souveraine” se recompose-t-elle ? Comment doit-elle se représenter ? Exclusivement sous la forme d’un état d’exception et/ou d’une guerre sans limites (p. 179), au risque, pour elle, de concentrer à son encontre l’intensité maximale des enjeux et des contradictions ? Sous la forme d’une governance qui multiplie les médiations, ponctuelles et spécifiques, pour déplacer et désarmorcer les conflits en offrant ainsi un terrain inespéré à la lutte de classe qui parvient en conséquence à s’immiscer au coeur de la “gouvernementalité” ? L’une ou l’autre des propositions révèle une crise profonde de la souveraineté. Soit elle est subordonnée à un exercice unilatéral du pouvoir et risque l’implosion. “On découvre que la souveraineté ne peut plus être la réduction à l’Un, que cette réduction n’est plus possible, que l’exercice de la souveraineté doit affronter des différences irréductibles et qu’il est soumis à un antagonisme qui ne cesse de croître” (p. 30). Soit elle se démultiplie et se réarticule en permanence sur de nouveaux terrains ; elle se dissout alors dans un jeu sans fin de négociation et de renégociation des légitimités et des procédures, des frontières et des hiérarchies.
Ce monde qui est le nôtre, soumis à une mercantilisation systématique de la vie, ce monde de la “subsomption réelle de la société sous le capital”, ainsi que le définit l’auteur, n’a plus réellement de dehors. Nous vivons à l’intérieur de cette réalité et c’est à l’intérieur de cette réalité que les luttes se déterminent. Nous rencontrons ici un élément centrale de la méthode politique qu’Antonio Negri défend et expérimente dans Fabrique de porcelaine : la reconquête de la liberté dans le cercle même du pouvoir et la “détermination ontologique de la résistance à l’intérieur de la grille historique de la subsomption réelle” (p. 35). “L’une des spécificités de la postmodernité, c’est ce caractère de réversibilité qui caractérise ses effets : toute domination est toujours aussi une résistance” (p. 49).

Agir dans et contre le postmoderne

L’opposition dans et au postmoderne ne se manifeste pas par une ligne de résistance unique et immédiatement lisible. Au fur et à mesure de l’avancée de Fabrique de porcelaine, cette ligne se cherche, se démultiplie, hésite, se relance. Antonio Negri met en avant plusieurs concepts qui contribuent à délimiter son tracé et fixer son horizon. Nous en retenons trois.

L’excédence. Jusqu’à présent le capitalisme parvenait à rapporter la multiplicité des singularités à une entité unitaire et englobante : le peuple, le salarié, la nation, le citoyen, le salariat… Ce processus est désormais complètement épuisé. Le capital est confronté à une multiplicité irréductible, que lui-même entretient et déploie. Il est dans l’impossibilité de recomposer les déterminations multiples du rapport social sous la forme d’une architecture institutionnelle stable et pérenne. Quant il opère son passage du moderne au postmoderne, du fordisme au postfordisme, le capital requalifie les conditions de l’exploitation; la force de travail dont il a besoin devient toujours plus communicationnnelle, collaborative et cognitive. Cette nécessité le prive, en retour, du mécanisme qui a été historiquement au fondement de son développement : la loi de la valeur-travail, la capacité de mesurer le travail. Le travail immatériel incorpore toujours une excédence par rapport aux normes et aux règles dans lequel le capital tente de l’inscrire, de le contenir et de le mesurer. Cette nouvelle force de travail intègre des dimensions (prise d’initiative, usages langagiers, coopération, problématisation, intersubjectivité…) “qui ne peuvent pas être totalement réabsorbés par le capital” (p. 58), qui l’excèdent fondamentalement et qui, tendanciellement, s’affirment comme espace d’auto-valorisation et d’autonomie. “Le temps productif immatériel/cognitif est un temps de l’excédence” (p. 81). Et les mouvements de résistance doivent miser sur elle, doivent miser sur l’irréductibilité de cette nouvelle puissance de travail, la porter et l’élaborer, la singulariser et la démultiplier. “La même idée se retrouve, à un niveau différent, dans le repérage de la dissymétrie ontologique qui existe entre le fonctionnement des biopouvoirs et la puissance de la résistance biopolitique” (p. 53). Là où le pouvoir est toujours mesurable (l’écart par rapport à la norme, l’échelle d’une sanction), la résistance biopolitique, elle, est non mesurable; c’est l’expression d’une excédence et d’une autonomie, d’une singularité irréductible et d’une constitution subjective toujours en devenir. Cette crise de la mesure – cette démesure qui s’instaure dans le mouvement même du capital et de ses biopouvoirs – détermine un nouvel horizon (bio)politique dont les luttes peuvent/doivent se saisir et dans lequel elle peuvent marquer leur refus et signifier leur insubordination, dans lequel elles peuvent inscrire une constitution plus autonome de l’activité et expérimenter de nouvelles formes de vie.

La puissance de la différence. À la suite de Deleuze, Fabrique de Porcelaine soutient “qu’il existe une activité subjective qui traverse le réel, quel que soit le degré de colonisation auquel celui-ci est soumis de la part du capitalisme, [et qu’il existe par conséquent une virtualité, parfois une possibilité réelle, de transformer cette nouvelle subjectivité en résistance” (p. 127). Comment, dans un contexte de répression et d’exploitation très fort, une telle activité subjective parvient-elle à se réaliser ? Par la séparation. A travers ce moment/mouvement constitutif par lequel une subjectivité se sépare pour pouvoir exister (p. 133). La séparation peut permettre l’action. À l’appui de cette thèse, Antonio Negri évoque deux exemples historiques issus des luttes des années soixante-dix : le rejet du travail salarié et de la discipline d’usine quand les ouvriers se soustraient concrètement et physiquement à la mainmise du capital; le refus de l’organisation patriarcale de la société par les femmes avec l’affirmation d’une alternative de vie qui se dira aussi bien dans les termes d’une sexualité que d’une politique. Cette pratique de la séparation – ce refus de l’ordre patriarcal et salarial, ce rejet en fait de la discipline capitaliste des corps – est une politique particulièrement difficile à engager. Elle peut faire perdre le contact avec la réalité des luttes à l’exemple de nombreuses avant-gardes “au narcissisme aveugle et parfois désespéré”. Cette séparation – cet exode – peut s’épuiser dans son propre mouvement et ne jamais réussir à s’épanouir. Elle se referme sur elle-même faute de réussir à faire pleinement différence(s) et à agencer de nouvelles modalités de vie ou d’activité. À quelles conditions cette séparation (cet exode) devient-elle réellement constitutive d’une subjectivité plus autonome ? Comment la séparation se constitue-t-elle comme différence, se redéploie-t-elle en tant que différence ? Comment, à l’issue de ce parcours, une nouvelle structure d’existence se consolide-t-elle ? Antonio Negri insiste sur la dimension créatrice de l’exode : l’affirmation d’un intérêt à vivre et à vivre dans des formes en rupture. La séparation fait réellement différence lorsqu’elle se traduit, pour ceux qui engagent ce chemin, par l’auto-production d’une subjectivité singulière, d’une subjectivité en résistance. C’est la raison pour laquelle, il entend par différence un processus d’insoumission et d’insubordination qui intègre le moment de la séparation / rupture et le moment de l’auto-affirmation / créativité et qui les intègre dans une séquence de longue portée, aussi puissance dans sa négation que dans sa positivité.

Le commun. Antonio Negri établit une corrélation directe entre la revendication (politique) du commun et son exigence (pratique) – une exigence qui naît de la qualité immatérielle et cognitive du travail et qui découle des coopérations que celui-ci implique nécessairement. “Du point de vue de la production, le commun représente aujourd’hui la condition de toutes les valorisations sociales […, du point de vue politique, il est la forme même à travers laquelle la subjectivité s’organise” (p. 86). A la différence du “public” largement déterminé (concédé) par l’action de l’État, dans une opposition au “privé” qui s’est désormais totalement diluée à travers les phénomènes de gouvernance, le commun s’auto-constitue sur le terrain même de l’activité sous la forme de la coopération et du réseau. Pour le travailleur immatériel, le commun représente à la fois la condition de son activité – une activité qui s’exerce nécessairement en interdépendance – et son résultat, à savoir la diversité et à la complexité des liens, des médiations et des transactions qu’il produit en même temps qu’il réalise son activité. La constitution du commun renvoie toujours à une multiplicité (p. 219); elle ne débouche pas sur une unité d’action mais se déploie sous la forme d’un agencement, multiple et transversal, pluralisé et singularisé. Le commun, pour Antonio Negri, est donc avant tout “une puissance et une production continues, une capacité de transformation et de coopération. La multitude peut alors être définie comme l’articulation d’une base objective (le commun comme base d’accumulation, constitué par des forces matérielles et immatérielles) et d’une base subjective (le commun comme production, sur le bord de limites toujours repoussées, de valeurs toujours relancées)” (p. 89). En ce sens, le commun ne saurait se réduire à une politique de service public ou de service universel dans la mesure où il ne se limite pas à des biens et des services librement accessibles – même s’il peut endosser transitoirement cette forme. Il relève d’une (bio)politique en capacité d’articuler des singularités multiples et en interaction. Il se constitue comme trame et maillage, comme verticalité jamais hiérarchisée, comme nodosité et entrecroisement et, in fine, comme condensation qui ne se réduit jamais à l’Un.

Les résistances dont nous parle Antonio Negri tout au long de Fabrique de porcelaine ne sont jamais bloquées dans un rapport négatif au postmoderne; ce sont des résistances à la portée chaque fois constituante – constituantes de différences, d’agencements, de formes plus autonomes de vie et d’activité, de pluralité… – et c’est justement dans cette capacité à créer et à expérimenter qu’elles puisent leur force d’opposition et de refus.