La fabrique du sensible

Fusionner l’art et la vie II

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L’intuition du “caractère ouvrier” du travail intellectuel chez les constructivistes russes (deuxième partie)
“ Depuis un demi-siècle, les artistes les meilleurs et les plus avancés se posent le problème de l’intégration des arts à la vie quotidienne, et nombre de théories et d’expérimentations y sont consacrées. Pourtant, pendant toute cette période, on n’a pas été capable d’avancer vers la réalisation de l’intégration. La raison en est qu’il est impossible de faire fusionner deux phénomènes historiques qui se sont développés de façon contradictoire ; la misère créative des designers industriels contemporains asservis à l’industrie le démontre. Il faut qu’une modification totale de la structure sociale et de la créativité artistique précède l’intégration. ” (1)
Cette déclaration de Constant de 1959 indique ce qui persiste de l’interrogation centrale des Constructivistes, l’abolition de la séparation entre art et travail, esthétique et production, création et mode de vie, dans un contexte où désormais l’hégémonie totalitaire de la valeur d’échange a transformé toute activité en travail productif, tout savoir en marchandise, tout projet en variable dépendante du développement économique.
Quarante ans plus tard, alors que toutes les avant-gardes ont été transformées en précurseurs d’une fonctionalisation généralisée de tous les objets de l’environnement quotidien, d’une transformation de l’artiste inutile en travailleur immatériel producteur de marchandises), il réitère le constat d’une nécessaire révolution dans toutes nos conditions d’existences comme condition indispensable à la libération de la créativité. Dès lors, l’urbanisme unitaire représentera cette création collective englobant tous les aspects de la vie, la production consciente par la collectivité d’un nouveau cadre de vie, d’un art de vivre qui sera plus que la somme de tous les arts précédants. Ce qui veut dire précisément redéfinir une politique de la transformation sociale.

CHACUN DE NOUS TIENT DANS SA PAUME LES COURROIES DE TRANSMISSION DES MONDES.
V. Maïakovsky (le nuage en pantalon)

Par la dénonciation de l’activité artistique comme expression aliénée et sphère séparée des autres activités sociales, en tentant de la dépasser par l’instauration de nouvelles conditions de l’expérience humaine dans un projet collectif de reconstruction des rapports entre les sujets et avec les objets, les constructivistes soviétiques ont tenté de faire fusionner ces deux séries séparées : l’art et le travail, les formes et la production des formes de
vie.
Mais un tel projet n’est possible qu’à partir de la révolution de 1917 qui ouvre la possibilité de la mutation de toute la structure sociale, le gouvernement de tous, l’abolition de la division du travail, la libération de la vie et des mœurs. De 1905 à 1917, dans les campagnes, dans les usines, dans les régiments, la guerre de classe contre le tsarisme, les patrons, les propriétaires fonciers a porté des aspirations qui se sont exprimées dans la forme soviet, l’auto-administration démocratique directe, d’abord de la lutte puis des activités. A travers les revendications de la terre, du contrôle de la production, des soviets libres, s’est posée la question du renversement des rapports de production dominants, prise en charge par le parti bolchévik.
La révolution, ce n’est pas seulement le coup de force d’Octobre 1917 par une avant-garde minoritaire qui sait comprendre le sens de la dynamique des luttes ouvrières et paysannes. C’est un processus multiforme qui agite toutes les strates de la société.
Le projet des constructivistes doit être compris dans cette dynamique de libération sociale, car c’est ainsi que ses acteurs eux-mêmes l’ont voulu.
NOTRE VIE N’A PLUS BESOIN D’ÊTRE REPRESENTEE MAIS D’ÊTRE CHANGEE.
Tel est le slogan par lequel des artistes prennent part à une vraie lutte politique d’émancipation, ce qui est tout le contraire d’une subordination de l’art au programme politique d’un parti.
“ Faire de la politique un nouveau fondement pour l’art ” fut pour certains artistes et intellectuels européens un moyen qui semblait casser leur séparation d’avec les acteurs de la lutte de classe et de manifester leur rejet d’une culture bourgeoise devenue un obstacle pour le développement capitaliste lui-même.
Cet engagement se fit souvent par la simple mise au service de leurs compétences pour des buts nouveaux, la représentation de valeurs énoncées par les représentants officiels du mouvement ouvrier, les partis communistes d’Europe. Cette attitude fut illustrée en France par Aragon, Léger ou Lurçat, (2) et tous ceux prompts à jouer la conscience critique pour mieux ignorer leur place dans les rapports de production.
W.Benjamin (3) interprêtait la fin de l’art comme mutation du statut de l’œuvre. A l’ère des technologies de reproduction standardisée, l’œuvre perd selon lui sa valeur rituelle et acquiert valeur politique. Avec la massification du public, photo, cinéma et radio deviendrait des effecteurs pédagogiques capables d’éclairer les consciences. Les masses étrangères à la peinture de chevalet seraient plus réceptrices au contenu des messages véhiculés par les média. Le problème des artistes révolutionnaires serait donc d’utiliser les média pour diffuser des messages subversifs. C’est bien sûr ce qu’essayait de pratiquer son ami B.Brecht . Et c’est ce qui le fit s’interesser lors de son voyage à Moscou aux travaux de S.Trétiakov (4), le plus pavlovien des rédacteurs du “ Nouveau Lef ”, qui confondait auto-émancipation et conditionnement des foules.
Chez les Constructivistes, on trouve aussi cette tendance à se mettre au service du Parti (5) pour plusieurs raisons : parce qu’il y avait conjonction dans certains combats, parce qu’ils avaient besoin d’être reconnus par le Parti qui détenait tous les pouvoirs et que moins la société changeait, plus ils éprouvaient la nécessité de se justifier, quitte à finir par accepter les pires compromis comme en témoigne la fin tragique de V. Maïakovsky.
Au contraire de la démarche des intellectuels qui “ s’engagent ” de l’extérieur sur des positions idéologiques, ce qui fait rupture dans le projet constructiviste c’est la mise en place d’un questionnement politique intrinsèque à leur pratique qui vise la définition de nouvelles conditions de vie pour tous et pas seulement le problème du rapport avec le public quant à la consommation des œuvres d’art. Ce qui est nouveau, c’est un rapport au politique, même si se sont les vicissitudes du rapport à la politique qui provoqueront son décès rapide, au titre de l’échec de la révolution, si l’on veut bien accepter qu’elle ne se limite pas au contrôle des formes de propriété, qui plus est par un groupe auto proclamé spécialiste de la question. D’ailleurs leurs rapports avec le Parti seront similaires à ceux du Parti avec les soviets, les comités d’usines, les syndicats, les groupes de jeunesse, tous les collectifs qui de fait n’assument pas sa constitution en nouvelle classe dirigeante mais défendent l’autonomie.
Considérer ce qui est en jeu dans le projet constructiviste implique un renversement de perspective dans la considération des œuvres d’art. Il faut se départir de tous les “habitus ”, jugements, perceptions forgés par les siècles qui ont conduit à la fabrication de grilles de lecture pour interpréter des œuvres, des styles, à l’invention des catégories philosophie de l’art, sociologie de l’art, histoire de l’art, sémiologie de l’art, …qui ne peuvent rien nous dire sur le découpage structurel qui fonde la pratique artistique, sur son historicité comme activité aliénée, et ne permettent pas d’envisager son au-delà. L’esthétique ne peut pas nous sortir de l’auto-référentialité de l’art, de cette éternité illusoire dont il faut se défaire, de ce perpétuel bavardage sur le rapport entre cette sphère séparée et les consommateurs.
Ce qui se joue dans le projet constructiviste renvoie à ce que l’on peut appeler avec G.Lukacs la constitution de l’être social, ce qui veut dire envisager les formes de composition de cette puissance ontologique qu’est le travail vivant et les modalités de ses transformations, décompositions subies dans son assujetissement à la production de valeur. C’est la légitimité de la division du travail fondée sur le dynamisme de cette instrumentalisation de la production sociale par le capital, c’est la fin de ce rapport qui est posée par la recomposition de l’activité contenue dans le projet constructiviste.
Et c’est ce que l’on peut suivre très précisément dans les différents modes d’intervention des artistes novateurs, depuis l’art dans la rue, l’aménagement de lieux collectifs, la constructions de nouveaux espaces pour la vie communiste, jusqu’aux plans d’urbanisme pour la ville du futur.
Ce n’est donc pas d’une politique pour l’art dont il est question, ni d’un art politique puisque ce sont les termes même de la formulation qui ne conviennent plus. La remise en cause de l’ordre de l’art à l’ordre du monde est mise en commun de ce qui était réservé à quelques uns.(6)
Les artistes qui se sont engagés dans la révolution, les Futuristes, Suprématistes, Constructivistes, tous ceux qui travaillent non seulement à un renouvellement des formes, mais se posent la question du sens de leur activité, de sa nature et de son but, ont cherché par des voies diverses leur mode d’intervention dans la vie quotidienne, et plus particulièrement dans la ville, déjà pressentie comme objet final de la production artistique.
Il semble qu’un seul membre du parti bolchévik (7) ai saisi le sens de la lutte et des propositions futuristes et réussi à définir leur place dans le front de tous les révolutionnaires contre toutes les instances de la société bourgeoise.
Son argumentation est simple : “ Les futuristes… ont fait la même révolution que nous, bolchéviques, mais ils l’ont faite de l’autre bout.C’est le refus émotionnel de son mode de vie qui a rejeté les futuristes du vieux monde. Et ils ont commencé leur révolution par la révolte contre ce mode de vie, par sa négation complète, par sa destruction impitoyable. ” “ Ce n’est pas une révolte directe contre la propriété privée, c’est une révolte contre le genre de vie qu’elle a créé ”. Donc, ils ont “fait une révolution parallèle à la nôtre ”. Ils ont fait une révolution du langage parce que “le mot c’est l’image du mode de vie ”. Le futurisme que l’on peut voir comme préalable et composante du mouvement constructiviste n’est pas la simple apologie du néant, du non-sens, du zéro, mais la formalisation d’un désir de liberté dans toute la vie.
“ Le désir de changer les noms et de former de nouveaux mots est inévitable en période révolutionnaire. Il est inévitable tout d’abord parce que la conscience révolutionnaire en se détachant de l’ancien régime détesté, périmé, ne peut admettre les vieilles étiquettes qui rappellent ce régime, et, en second lieu, parce qu’un nouveau régime de vie, de nouvelles relations entre les gens et les choses ne peuvent entrer dans le vieux lexique. ”
“ La reconstruction de la langue est la tâche que de nos jours s’est proposée le futurisme russe. ”(8).

Le premier projet qui concrétise les recherches des futurs constructivistes c’est quelques temps avant la révolution d’Octobre celui qui voit le jour au Café Pittoresque de Pétrograd, sur commande d’un riche capitaliste moscovite. Lieu important dans la vie culturelle et sociale, le bistrot va être la première occasion
de réunir l’art et la vie. Chargé de la commande, le peintre Yakoulov y fait venir Tatline, Rodtchenko, Brouni et d’autres qui vont s’occuper de la décoration et de l’aménagement intérieur, produire de nouveaux objets usuels, un nouvel environnement.
Rodtchenko le peintre commence ici pour la première fois le passage de compositions planes abstraites non-figuratives à des constructions en volume de plans sécants. Il réalisa une vingtaine de lampes en découpes de carton et contre-plaqué encastrés produisant des diffusions modulables de la lumière.
Par la suite, Rodtchenko expérimenta différents types de constructions spatiales, soit comme mise en œuvre du passage du plan à la ligne comme principe de construction, soit exploration de montages, emboîtements, assemblages de matériaux, toute une activité de laboratoire qui lui servira plus tard dans son activité d’architecte ou d’aménagement intérieur, comme dans le Club Ouvrier de l’Exposition des Arts Décoratifs à Paris en 1925.
A l’époque, Tatline et Rodtchenko sont président et secrétaire de la jeune fédération des artistes du Soviet des Artistes Moscovites et adeptes de la pratique du squat ou réappropriation de la richesse immobilière sociale, poussés par la misère et la crise du logement. Rodtchenko essayait même de convaincre ses collègues sur ce point. Mais il avait “beau faire de la propagande parmi les artistes, ils hésitaient… ils avaient tout simplement peur que les bolchéviks s’en aillent, et alors… ” (9)
Après Octobre 1917, un autre foyer va accueillir une ébauche de collectif d’artistes qui vont développer le sens de “l’art non-objectif ” comme préfiguration du projet constructiviste.
Dans la foulée de la révolution, la fédération des groupes anarchistes de Moscou s’installe dans l’ancien Club des Marchands. Elle y fonde la Maison de l’Anarchie qui pendant un an environ édite un journal “anarkhia ”, qui va servir de tribune à tous ces artistes emportés dans la dynamique soviétique. On y trouve V.E.Tatline, A.Rodtchenko, A.Gan, futur théoricien d’un constructivisme intransigeant résolument hostile à toute pratique artistique, proche de N.Taraboukine pour affirmer l’unique adéquation du productivisme au triomphe de la classe du travail. “ Il ne faut ni refléter, ni représenter, ni interpréter la réalité, mais construire réellement et exprimer les tâches fixées par le plan de la nouvelle classe agissante, le prolétariat ”, écrit-il en 1922 dans son ouvrage “le constructivisme ”,œuvre théorique où il fait preuve d’une adhésion totale au langage bolchévique d’exaltation dogmatique de la classe ouvrière dans un sens totalement idéologique. (10) Y sont aussi présents des peintres comme N.Altman, I.Kliun, , Morgounov, qui resteront des explorateurs de la surface-plan, K.S.Malévitch et aussi le critique N.Pounine, théoricien, historien d’art, ami et collaborateur de V.E.Tatline, qui a su rendre compte avec précision de ses différentes productions, de sa démarche matérialiste et utopique de reconstruction du monde quotidien du vêtement ou du biberon jusqu’à l’architecture ou la ville volante.
Hormis K.S.Malévitch visiblement influencé par les idées de Bakounine et Stirner, les artistes se retrouvent à la Maison de l’Anarchie parce que c’est avec l’esprit libertaire qu’ils ont le plus d’affinités.
Principalement dans la lutte contre l’autorité, la revendication de l’autonomie par rapport à l’état, la défense inconditionnelle des libertés individuelles. Tant que les anarchistes n’ont pas été liquidés par l’Armée Rouge (11), c’est auprès d’eux que temporairement ils peuvent trouver un certain accueil de circonstance, ce qui n’aurait eu aucune chance de se produire auprès des bolchéviks, de leur dogmatisme idéologique rigide, de leur structure bureaucratique et de leur catéchèse sociale-démocrate “aufkläriste ”.
Point important qui confirme la relative perméabilité des -ismes de l’art de l’époque et la certaine convergence des nombreuses théorisations, proclamations, élucubrations des artistes, on peut remarquer que K.S.Malévitch collabore avec ses futurs “adversaires ” constructivistes. Le théoricien du Suprématisme comme idée, nouveau sens qui doit pénétrer le monde, y côtoie V.E.Tatline, même s’il adopte la démarche opposée (la forme détermine un nouveau contenu au lieu de l’inverse). Les nombreux articles qu’il publie dans Anarkhia, depuis le premier signé avec Gan et Morgounov en mars 1918 sont féroces, virulents et tranchants. Il s’attaque à la politique culturelle du Parti qui garde à leurs postes les vieux mandarins rassis et réactionnaires du tsarisme, “les étouffeurs de l’art ”, proclame la liberté infinie de l’individualité collective, règle ses comptes avec les futuristes qui ne vont pas au bout de la révolution du mot, et tous ceux qui n’apprécient pas trop son militantisme acharné d’une nouvelle philosophie systématisante, c’est à dire tous les artistes qui parcourent le chemin qui conduit l’art à disparaître dans le travail de production d’objets.
Ainsi, au premier chef, l’organisateur de la culture des matériaux V.E.Tatline qui va réaliser un moment important dans sa transition de l’œuvre dans l’espace à l’espace des objets, de l’œuvre d’art faite pour être vue à l’objet fait pour être utilisé, du dispositif expérimental d’étude de matériaux à la réalisation d’objets quotidiens qui puissent être fabriqués en série pour tous.
C’est en effet aux frères Gordine qui dirigent la Maison de l’Anarchie qu’il offre le premier objet qui réalise la “maîtrise productiviste ” dont parle N.Taraboukine (12), alliant création artistique et travail (artisanal) en vue de produire un objet simple et utile dont nous avons tous besoin, comme le dit N.Pounine (13), un poêle à bois.
Malévitch sent bien la difficulté à définir le statut d’un tel objet : “ …représenté sous un tel aspect(qu’il) est assez difficile d’élucider la question de son côté pictural plastique. Mais cette phase est pour nous un fait extrêmement important car il représente la phase où l’artiste-peintre est engagé dans la formation du mode de vie artistique. De la sorte, nous voyons que les artistes de la peinture spatiale se sont inclus eux-mêmes et ont inclus la formule artistique dans leur travail pour former des objets à partir de leur côté fonctionnel. ”(14)
Malévitch n’arrive pas à concevoir le dépassement de la dualité entre “formule utilitaire ” et “formule esthétique ”, entre travail et création, ce qu’il nomme dualité entre la “cuisine de la pitance ” et les formes pures. (15)
Même si Tatline reste attaché à une “idée artisanale de l’objet ”, selon N.Taraboukine (16) – ce qui n’est nullement évident si l’on considère le but du projet constructiviste et le fait que tous ces artistes seront les initiateurs d’une esthétique technologique, du design au même titre que le Bauhaus (17) – il est sur la voie de l’intégration des arts à la vie quotidienne du futur.
Les dénominations, étiquettes, définitions utilisées par les artistes pour rendre compte de leurs expérimentations qui n’appartiennent plus au monde de l’art mais se situent à diverses phases de la transition vers la reconstruction du “byt ” (18), sont elles-mêmes des problématisations, des redécoupages du réel, des approximations évolutives, comme on peut le constater chez Tatline. “ Culture matérielle ”, “culture des matériaux ”, “organisation de la matière en objet ” sont les expressions qu’il utilise pour définir son activité d’artiste-constructeur. Tout en sachant qu’il emploie une notion large de matière, puisqu’il s’agit là aussi bien du fer, du verre, du bois que de la révolution. Ses travaux en collaboration avec son ami le grand poète vagabond V.Khlebnikov (19), notamment pour la mise en scène de Zanguézi, montrent toute l’extension que peut avoir ce terme de matériau (20).
A partir de 1918, la réussite de la révolution, l’assurance que maintenant les choses peuvent changer, la réalisation du mot d’ordre “tout le pouvoir aux soviets ! ” et les premières mesures prises par le Congrès panrusse des soviets, de l’abolition de la propriété privée aux décrets sur l’urbanisme ou l’éducation populaire autogérée vont permettre aux artistes d’envisager toute l’ampleur et les implications du slogan de réalisation de l’art. Les possibilités d’une vie nouvelle voient leurs conditions de réalisation se mettre en place, à la fois au niveau institutionnel et comme pratiques sociales innovantes autour des formes de vie et d’habitat collectifs. A partir de maintenant, l’art peut commencer à construire ”l’image du futur “comme le dira V.Chklovsky.
Le “byt ”, la vie nouvelle, devient le nouveau but de toute raison d’agir.
C’est pourquoi quand en mars 1918 A.Lounatcharsky créé l’IZO, la section des arts plastiques du Narkompros et “proposa aux artistes de se regrouper autour du Commissariat à l’Instruction Publique, pour entreprendre un travail collectif sur la création de nouvelles formes dans la vie artistique et dans l’instruction artistique. ”(21) nous allons y retrouver une bonne partie des agitateurs de Moscou et Pétrograd, défendus par ce commissaire aux goûts éclectiques, désireux d’intégrer dans les nouvelles institutions les alliés objectifs du régime.
Y viennent les fondateurs de l’association “en avant pour la révolution ” qui depuis mars 1917 avaient participé à l’agitation politico-culturelle et à diverses formes d’expression d’art de rue (Maïakovsky, Brik, Tatline, Chklovsky, Meyerhold ). Sont intégrés aussi ceux qui se nomment les “komfuts ” (communistes-futuristes (22)) et qui se retrouvent autour de la revue “l’Art de la Commune ” fondée en décembre 1918 par les théoriciens et critiques d’art Arvatov, Brik, Kouchner et Pounine.
L’avant-garde s’engouffre autant que faire se peut dans les institutions qui lui sont offertes par le Parti et qui vont pouvoir donner corps à la perspective synthétique et constructive de réalisation de l’art. Le jeune état soviétique a besoin d’artistes qui défendent les valeurs révolutionnaires dans la culture, mais cette culture est celle d’une classe qu’il veut représenter, et c’est pourquoi A.Lounatcharsky soutiendra autant le Proletkult que les futuristes.
Les artistes novateurs qui non seulement estiment avoir conquis le public ouvrier mais s’en considèrent membres, ont besoin de la reconnaissance de l’état, non pas pour qu’il les institue comme interprètes ou seuls propagandistes de l’art révolutionnaire, mais pour que soit défini et mis en place le nouveau rôle du travailleur de l’art dans la conception, la réalisation des formes de la vie nouvelle, pour que le travail d’expérimentation puisse passer aux modalités de la réalisation concrète, de l’atelier au territoire urbain, de l’énonciation de paramètres formels à la production (régie par l’état) de livres, affiches, films, décors, meubles, monuments, milieux de vie où la promotion de la modernité technologique se conjugue avec les valeurs du communisme.

1 : Le peintre et architecte hollandais Constant, animateur du groupe COBRA entre à l’Internationale Situationniste en 1958. Il y développe pendant quelques années l’idée et des dispositifs d’urbanisme unitaire qui ne sont pas sans rappeler certains projets très semblables des utopies constructivistes.
Cf. Archives situationnistes. Volume1. Ed. Contre-Moule/Parallèle.1997.

2 : L’architecte André Lurçat intervient en URSS en 1934, participer au concours pour l’Académie des Sciences de Moscou, après la liquidation des avant-gardes et sous la mise en place du capitalisme bureaucratique d’état, de l’état-plan socialiste. Quelques années avant, Lurçat avait expérimenté une tentative d’architecture “démocratique en invitant la population à participer au projet de construction d’un groupe scolaire dans la municipalité communiste de Villejuif.

3: W. Benjamin : Essais sur Brecht.Maspéro. 1969

4 : S.Trétiakov: Pour le Front Gauche de l’Art. Maspéro. 1970 et dans la revue VH 101, n°7/8, 1972, le texte “NEP et LEF” paru dans LEF en 1923.
Membre du comité de rédaction de la revue avec Arvatov, Asséiev, Brik, Kouchner et Maïakovsky et très lié à Brecht et Piscator, il “a été l’initiateur d’un théâtre à la fois poétique et engagé – qu’on appelle en russe”plakatnyi”, théâtre d’affiche, c’est-à-dire d’estrade et d’agitation politique, dont l’influence a été considérable sur le théâtre épique de Brecht” (G. Conio: le constructivisme russe, tome 2, p.20)
Il est partisan d’un art “organisateur de la volonté des masses”, d’un art comme pédagogue de l’homme nouveau, ce qui n’est pas sans rappeler la théorie stalinienne du romancier comme “ingénieur des âmes ”.

5 : Ainsi Rodtchenko et Maïakovsky travailleront pour l’agence d’information et de propagande ROSTA (Agence télégraphique russe). Ils exécuteront entre 1919 et 1921 de nombreuses affiches peintes, versifiées et polycopiées à la main qui étaient ensuite apposées dans les vitrines des magasins abandonnés. Rodtchenko raconte aussi dans ses “Réflexions à part” comment ils travaillèrent ensemble à des publicités pour le GOUM. ( Grand magasin d’état ) Cf. A.Rodtchenko : Ecrits complets… op.cit.

6 : Il nous semble indispensable de faire référence ici aux analyses de J.Rancière sur le politique comme institution du “litige” entre les classes, au contraire de la politique comme lutte des partis pour le pouvoir et pour sa conservation. Celle-ci relève plus de la police alors que la vraie politique “est affaire de sujets, ou plutôt de modes de subjectivation. Par subjectivation on entendra la production par une série d’actes d’une instance et d’une capacité d’énonciation qui n’étaient pas identifiables dans un champ d’expérience donné, dont l’identification donc va de pair avec la refiguration du champ de l’expérience. ”
(J.Rancière : La mésentente. Galilée. 1995. p.59) Pour le projet constructiviste, on peut parler d’un tel processus de subjectivation politique qui “redécoupe le champ de l’expérience qui donnait à chacun son identité avec sa part. Elle défait et recompose les rapports entre les modes du faire, les modes de l’être et les modes du dire qui définissent l’organisation sensible de la communauté, les rapports entre les espaces où l’on fait telle chose et ceux où l’on en fait une autre, les capacités liées à ce faire et celles qui sont requises pour un autre.”op.cit.p.65.

7 : N.Gorlov, collaborateur occasionnel de la revue LEF, publie en 1924 “Futurisme et révolution”, consacré essentiellement à la poésie de Maïakovsky, dans lequel il polémique habilement avec Léon Trotsky et les inepties qu’il débite dans “Littérature et révolution”. Le texte est traduit par G.Conio dans “Le formalisme et le futurisme russes devant le marxisme”. L’Age d’Homme. 1975.
Note 8 : N.Gorlov :Futurisme et révolution.op.cit. p.180

9: A.Rodtchenko :op.cit.p.85

10 : G.Conio : Le constructivisme russe. tome 1.p.435

11 : Le 12 avril 1918, l’Armée Rouge envoie ses régiments expulser les anarchistes à coups de fusil.

12 : N.Taraboukine : Le dernier tableau. op.cit.p.58

13 : N. Pounine : “ Tatline et la routine ”, dans Larissa Jadova : Tatline . Philippe Sers édit. 1990.p.426

14 : K.S.Malévitch : Ecrits. Tome 4.p.78

15 : K.S.Malévitch : A propos du problème de l’art plastique. 1921, dans Ecrits, tome 1.

16 : N.Taraboukine : op.cit.p.58

17 : Créé en 1919 à Weimar, le Bauhaus se voulait une école d’art adaptée à la civilisation industrielle.
Ce fut surtout une institution typique de la politique social-démocrate d’intégration des conflits de classe et de tentative d’élaboration d’un contrôle du développement capitaliste, particulièrement sous la direction de Ernst May à Dessau de 1927 à 1930, jusqu’à ce qu’il soit contraint de démissionner, accusé d’être un agitateur communiste.
Il n’empêche qu’il existe des parallèles, des convergences, des similitudes avec le Constructivisme, surtout du moment de l’échec politique où le mouvement va tourner au style fonctionnaliste.

18 : Ce mot que l’on retrouve dans le dernier texte de Maïakovsky “la barque-amour s’est brisée contre le byt ” juste avant son suicide, est un concept essentiel de l’avant-garde et des révolutionnaires qui synthétise et résume le domaine des transformations à réaliser : architecture, urbanisme, équipements sociaux, relations sociales, affectives…Le byt, que l’on peut traduire par mode de vie, règles de vie en collectivité et comportement individuel, délimite tout ce qui doit être changé.

19 : Youri Tynianov a écrit une très belle introduction aux Œuvres Complètes, traduite en français par G.Conio dans “Le formalisme et le futurisme russes devant le marxisme ”, op.cit.

20 : V.E.Tatline écrit dans “A propos de Zangezi ” : “ Cette chose est l’accomplissement de l’œuvre de Khlebnikov. Son travail sur la langue et l’étude des lois du temps sont fondus dans la forme d’une sur-nouvelle(…)
Khlebnikov considère le mot comme un matériau plastique. ”
cf. L’avant-garde russe et la synthèse des arts. Ed. L’Age d’Homme. 1990.

21 : D.P.Chtérenberg : Rapport d’activités de la section des arts plastiques du Narkompros. In G.Conio : Le Constructivisme russe, tome 1, p.266

22 : Cette technique de fabrication de mots nouveaux à partir de l’assemblage des premières syllabes des dénominations créées par les révolutionnaires (en politique ou en art) fait partie du “renouvellement des formes ” comme instrument et expression d’expériences nouvelles. On la trouve aussi bien chez les bolchéviks que chez Dziga Vertov.