Tribune de la présidentielle 2007

L avenir de la Terre impose un changement radical des mentalités”

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Pour la première fois, en avril, le Conseil de sécurité a consacré une séance à la menace due au réchauffement global. Il ne s’agissait plus de la guerre froide, mais d’une nouvelle “guerre chaude”.

Pour la première fois, en avril, le Conseil de sécurité a consacré une séance à la menace due au réchauffement global. Il ne s’agissait plus de la guerre froide, mais d’une nouvelle “guerre chaude”.

La Terre est entrée enfin littéralement dans la géopolitique. Or, c’est le moment où le parti des Verts sort atomisé de l’élection.

On pourrait se réjouir de voir l’écologie politique réduite aux scores folkloriques des autres “nains de jardin”. Il me semble que ce serait une grave erreur, car ce qui est maintenant en jeu c’est une bataille autrement urgente pour la définition du courage en politique.

Depuis des lustres, tous les historiens l’ont montré, la gauche française reste paralysée par l’accusation de ne pas être assez radicale. On répartit donc toujours les passions politiques le long d’un gradient qui irait du courage le plus extrême (et d’autant plus extrême qu’il n’a jamais couru le risque d’être testé !) jusqu’au réformisme mou des “sociaux-traîtres” qui accepteraient, comme on dit étrangement, “le monde tel qu’il est”.

La menace écologique, cette guerre chaude que nous menons, selon l’expression de James Lovelock, contre Gaïa, cette guerre que nous ne pouvons pas gagner sans entraîner notre propre perte, modifie totalement l’ancienne répartition des formes de courage.

Jusqu’ici, la radicalité en politique voulait dire qu’on allait “révolutionner”, “renverser” le système économique. Or la crise écologique nous oblige à une transformation si profonde qu’elle fait pâlir par comparaison tous les rêves de “changer de société”. La prise du pouvoir est une fioriture à côté de la modification radicale de notre “train de vie”.

Que peut vouloir dire aujourd’hui “l’appropriation collective des moyens de production” quand il s’agit de modifier tous les moyens de production de tous les ingrédients de notre existence terrestre ? D’autant qu’il ne s’agit pas de les changer “en gros”, “d’un coup”, “totalement”, mais justement en détail par une transformation minutieuse de chaque mode de vie, chaque culture, chaque plante, chaque animal, chaque rivière, chaque maison, chaque moyen de transport, chaque produit, chaque entreprise, chaque marché, chaque geste.

Devant l’ampleur de cette transformation (d’autant plus radicale qu’elle doit se faire sur la totalité des conditions d’existence terrestre mais en détail et avec précaution), il est grand temps de réhabiliter le courage de ceux qui veulent prendre en compte “le monde tel qu’il est”. Tel qu’il est ? Oui, fragile, menacé, et surtout menaçant.

Par rapport à ce nouveau front de guerre chaude, les “néolibéraux” semblent encore plus archaïques que les révolutionnaires. Ceux que j’appelle les marxistes de droite – les ayatollahs du Wall Street Journal – sont aussi démunis que les marxistes de gauche devant l’ampleur des transformations qu’il va falloir faire subir à la totalité des commensaux de la planète. Le choix n’est donc plus celui d’autrefois entre le refus (plus ou moins révolutionnaire) ou l’acceptation (plus ou moins réformiste) des “forces du marché”. Le refus aussi bien que la complaisance sont déjà condamnés.

Chose amusante, c’est justement le moment que choisissent les jeunes retraités de Mai 68 pour se plaindre qu’il n’y ait plus de “pensée radicale” et plus de “maîtres penseurs”. J’ai l’impression, au contraire, que l’époque demande des modifications de l’intellect qui dépassent de très loin les pâles utopies de nos éminents prédécesseurs. D’autant qu’il ne s’agit pas seulement des “gens de plume”, mais aussi de modifier la production même de toute pensée en la mêlant beaucoup plus étroitement aux sciences exactes et sociales – ou plutôt à ces nouvelles sciences hybrides qu’il faudra bien se décider à nommer terrestres ou terriennes.

Mais il y a plus étonnant encore : c’est précisément au moment où la question de la Terre devient la question-clé de la bien-nommée géopolitique que se présentent aux élections trois ou quatre défenseurs de la “ruralité”.
Tout se passe comme si la Terre était à la fois derrière nous sous la forme d’un rural archaïque, et devant nous sous la forme de cette Gaïa dont nous ne savons plus si elle est mère ou marâtre, proche ou lointaine, pacifique ou guerrière, amie ou ennemie.

De ce point de vue, José Bové peut servir de transition puisqu’il défend à la fois l’ancien terroir et la nouvelle Terre. Il n’a pas recueilli beaucoup de voix, mais le court-circuit qu’il pratique entre les deux formes de ruralité indique sans aucun doute une voie d’avenir.

L’entre-deux tours ne serait-il pas le moment idéal pour redéfinir enfin le courage en politique ? Les petits partis extrêmes, qui ont tant fasciné les socialistes, ne pèsent pas lourd bien sûr, mais il faut garder d’eux l’essentiel : le goût de la radicalité. Car c’est justement ce dont on a le plus besoin pour mener cette lutte nouvelle qui porte sur la métamorphose de toutes les conditions d’existence et pour laquelle nous semblons si peu préparés. Comme le dit le philosophe Peter Sloterdijk, il ne s’agit pas de révolutionner d’un coup en modifiant seulement le nom et le titre de ceux qui sont aux commandes, mais d’expliciter l’une après l’autre les conditions qui forment la délicate enveloppe de nos “sphères de survie”.

“Changer la vie”, tel était le slogan des socialistes. On l’a trouvé ensuite d’une ridicule naïveté. Or il a maintenant repris toute sa généreuse et écologique exactitude : les 30 % à 40 % d’espèces menacées de disparition embrasseraient volontiers ce fier slogan… Les petits partis n’ont pas à se “rallier” au socialisme faute de mieux. C’est lui, au contraire, qui doit cesser de regarder vers le passé révolutionnaire et se tourner enfin vers la “guerre chaude”, qui exige, elle aussi, mais à une échelle démultipliée, le courage et la radicalité.