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Les Musiciens de Brême, une interprétation sociale

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Il faut avoir parfois entendu ou lu sous des vêtements extrêmement divers ces contes de Grimm pour qu’ils commencent à s’imposer dans leur vigueur subversive.

Les musiciens ne sont pas des musiciens, mais des laissés pour compte. Ils sont rejetés par une société qui les a utilisés tant qu’elle pouvait, et maintenant que les voilà trop vieux et qu’ils ne peuvent plus fournir la même quantité de profit à leurs maîtres, on s’en sépare, ou bien on les destine à la casserole.

L’âne ne peut plus porter. Le coq est mis au chômage de sa basse cour. Le chien ni le chat ne sont plus d’aucune utilité à faire fuir voleurs ou souris.

Aucune assurance ne vient compenser cette péremption sociale, dont la violence s’exprime au mieux dans la dernière perspective qui leur est offerte : être mangés.

Contre cet avenir qui n’en est pas un, ils se rebellent, indignés à leur façon. Ils aspirent à une sécurité qu’ils n’ont jamais connue et rêvent de devenir fonctionnaires de la ville de Brême.

Ils forment une bande autour du minimum qui leur reste : un peu d’art, un peu de musique. La bande est le moment de la recomposition d’une solidarité qui a fait défaut dans la société telle qu’elle est. Dans celle-ci, ce qui ne sert plus est jeté. C’est autrement plus vrai de notre société que de celle des contes. Mais c’est une vérité que ceux-ci portent déjà.

Ceux qui sont repoussés de toute part ne se repoussent pas mutuellement. Ils font bande. Ils font société. Ils font société autour d’un projet qui a l’art pour moyen et la sûreté pour fin. Ils refont la société en artistes baladeurs, mais autour d’une revendication sociale. Ils luttent contre ce qui a fait défaut.

Ces canards boiteux sont usés par une vie de travail, de service, de domesticité, dont ils n’ont pu attendre aucune gratitude. Ensemble, ils réinventent l’art. Un art effrayant, sans doute, qu’on n’écoutera pas pour se distraire.

Ils n’ont qu’une visée lointaine et la fantaisie avec eux. Le but les sauve. Où que soit et quoi que soit « Brême ». C’est devenu leur utopie.

Ils sont dans la forêt. Il fait noir et l’espérance commence à peser peu contre le ventre vide, le froid, l’incertitude où passer quelques heures dans la nuit. Mais une lueur les attire.

Pas une étoile, la lueur d’un bouge. Le salut passe par l’inversion de la rapine ordinaire. La bande des musiciens va chasser la bande des brigands. Les animaux malades de la société du profit vont se venger des voleurs. Ils vont montrer qu’on peut voler les voleurs, effrayer les effrayants, les puissants. Ils en font la démonstration en exhibant leur véritable solidarité, l’appui mutuel de la pyramide animale, les uns sur les autres, alors que les voleurs, littéralement, se débandent. Les voleurs sont le visage découvert de la société bourgeoise d’oppression qui les a presque tués après les avoir usés jusqu’à la corde. Le retournement est parfait. Leur opposition les renverse, forte de ce qu’ils n’ont pas. Le chant suffit à les faire enfuir.

Pour sûr, ils ne sont pas adeptes du bel canto. Ils chantent faux sans doute et leur guitare n’a que des cordes cassées. Qu’importe. Leur appropriation de l’art les dote d’un pouvoir magique qui non seulement effraierait les « honnêtes gens » qui n’avaient plus besoin d’eux, mais qui est aussi en mesure d’éloigner les voleurs de grand chemin, qui sont la vérité des précédents. La voix qu’on ne reconnait pas d’ordinaire aux animaux est la force qui a brisé le carreau. La porte d’un nouveau domicile leur a été ouverte par un art farouche qu’ils se sont inventé comme un cri de guerre.

Pourquoi les brigands se sont-ils laissé intimider ? Il faisait nuit, la fatigue et le vin ont joué sur leur imagination, révélant une profonde mauvaise conscience. L’intranquillité du crime les a poussés hors de la cabane. Ce moment de vérité n’a de sens que comme l’inversion des outrages subis en commençant, qui ont jeté ces animaux pelés sur la grand’ route. Ils évacuent une société de peur et de tromperie par l’artifice même de l’art qu’ils improvisent. L’envie leur tient lieu de talent. Car peu de choses les séparerait des brutes qu’ils parviennent à chasser, si ceux-ci n’étaient encore qu’un produit des maîtres ingrats. La contre-société des brigands repose sur un ensemble de croyances et d’illusions, comme le monde des maîtres. Leur tentative de reconquête de la maison échoue parce que leur imagination est prise par la peur où toutes les superstitions, voire toutes les religions s’engouffrent. La déformation du récit du brigand envoyé en éclaireur, et battu par les animaux réveillés de leur sommeil en une scène rejouant les châtiments infernaux, est la contrepartie du pouvoir improbable de l’art qui a permis aux quatre musiciens d’entrer dans la maison. Cette scène de jugement dernier est dans la tête du brigand. Les musiciens n’en n’ont pas idée, loin qu’ils l’aient aucunement préméditée. La contre-société ne fait que révéler l’étroitesse de la société, qui se prend à son propre piège. Plutôt que de se déjuger de leur première frayeur, les brigands préfèrent entériner un conte qui les dépossède. Tant il leur est impossible de se remettre en question.

L’abandon du but de la sécurité municipale est la conséquence de sa réalisation précoce dans l’asile forestier qui s’est offert à eux. Brême, ou tout autre but lointain, attendra. Les animaux ont-ils simplement pris la place des anciens maîtres en les chassant sous la figure des voleurs qu’ils sont en vérité ?
Ils restent plutôt fidèles à leur premier refus. Ils ne se glissent pas dans des rôles déplaisant, dans le confort de l’intérieur bien propre, mais s’installent librement dans la maison pour y couler des jours tranquilles, faits de musique et de convivialité. Car ils gardent l’élan artistique pour lequel ils n’ont sans doute pas de génie particulier, mais qu’ils se plaisent à cultiver comme une façon d’exister sans exploiter. Il se peut que les sonorités rauques des premiers essais se fassent avec le temps plus mélodieux. Où qu’ils inventent une véritable musique pour le seul plaisir de la jouer.

Dans la forêt, pour les arbres silencieux, plutôt que pour les bourgeois de Brême. Ils préservent leur refus d’un monde réellement sauvage en se fixant aux marges de la société, en des forêts que personne n’ose traverser de nuit, pas même ces pleutres brigands.

Le salut entrevu dans la sécurité du fonctionnariat a fait place à la bonne grâce d’une liberté dans les marges, où la lyre cabossée qu’ils manipulent et accompagnent de leur voix éraillée réinvente une autre société. C’est à quoi servent les contes.

26 décembre 2011