LE MONDE | 24.05.06 |Mi-avril, le gouvernement a assoupli la législation adoptée en août 2005 encadrant l’organisation des vide-greniers. Entre le dénouement de l’épreuve de force autour du contrat première embauche (CPE) et les premiers feux de l’affaire Clearstream, la nouvelle est passée un peu inaperçue. Pourtant, elle est moins anodine qu’il n’y paraît. A travers brocantes et vide-greniers, c’est un véritable mode de consommation parallèle qui se déploie.
Dans une circulaire datée du 13 avril adressée aux préfets, Renaud Dutreil, le ministre des PME, du commerce, de l’artisanat et des professions libérales, a accepté de revenir sur la disposition controversée qui limitait l’accès des “ventes au déballage” aux seuls exposants résidant dans la commune ou l’arrondissement où celles-ci étaient organisées. Dorénavant, à condition que professionnels et organisateurs tombent d’accord, le préfet pourra en élargir le périmètre. “La pression politique était très forte”, admet-on au ministère, soumis à un lobbying d’élus arguant de la nécessité de ne pas entraver des manifestations qui contribuent à l’animation locale, et d’associations habituées à assurer une part de leur financement grâce à l’organisation de braderies.
En tentant de contenir ce que les fédérations professionnelles dénoncent comme relevant du “para-commercialisme”, les pouvoirs publics se sont heurtés à un phénomène qui n’a fait que croître depuis le milieu des années 1990 à travers l’ensemble du territoire. Chaque année, on compte plus de 50 000 brocantes et vide-greniers, mêlant professionnels patentés et brocanteurs improvisés, organisés entre avril et octobre. Populaire, cette pratique ne saurait toutefois se réduire à un simple loisir plus ou moins empreint de nostalgie ou se limiter à une quête de convivialité villageoise et de brassage social.
“L’essor des brocantes repose sur des achats qu’on peut qualifier de fonctionnels. Autrement dit, des biens de consommation d’occasion que l’acquéreur envisage effectivement d’utiliser”, assure Robert Rochefort, directeur du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc). Que vend-on, ces jours-ci, dans les vide-greniers ? Des bibelots, des vieux livres, des collections de timbres, mais aussi des meubles pas si anciens, des ustensiles de cuisine d’avant-dernière génération, des jouets, des vêtements d’enfants ou des DVD. “Pour les jeunes couples désargentés – mais aussi pour les parents divorcés ne disposant pas de beaucoup de moyens -, c’est une façon d’équiper la maison à moindres frais”, assure M. Rochefort.
En zone urbaine comme à la campagne, ces manifestations alimentent par ailleurs une forme d’économie de survie en donnant l’occasion à des exclus du marché du travail de se transformer en pseudo-brocanteurs. “Vous n’imaginez pas le nombre de familles qui survivent grâce au bric-à-brac qu’elles vendent le week-end. Il y a des gens qui sont tellement dans le besoin qu’on ne leur fait pas payer l’inscription”, assure Michel Zeggagh, le responsable de France-Braderie, société spécialisée dans l’organisation de brocantes.
DE LA “CONFIANCE ENTRE INCONNUS”
Cette économie grise qui prospère en marge des prélèvements sociaux et fiscaux s’inscrit dans l’air du temps. Visiblement, jouer à la marchande est en passe de devenir un sport national. “Se transformer en entrepreneur du dimanche, c’est arrondir ses revenus tout en ayant le sentiment de maîtriser le processus commercial, de se sentir acteur. C’est un peu comme tenir son blog sur Internet”, estime la sémiologue Mariette Darrigrand.
Spécialiste de la sociologie de la consommation à l’Insee, Nicolas Herpin confirme. “Les particuliers qui exposent régulièrement sur les brocantes sont souvent devenus des experts ; ils ont trouvé un moyen de valoriser leurs compétences, estime-t-il. Il s’agit fréquemment de seniors ou de gens disposant de davantage de temps libre grâce aux 35 heures mais dont le salaire, en revanche, n’a pas augmenté.”
M. Rochefort pointe un paradoxe dans le succès de ces forums où les particuliers commercent sans intermédiaire et négocient les prix. “Alors que nous vivons dans une société où la défiance est de règle, où les rapports marchands se durcissent, cette forme d’échange repose sur les relations de bonne foi – il n’existe ni garantie ni service après-vente – que nouent vendeurs et acheteurs. Etrangement, souligne-t-il, le succès des ventes au déballage se fonde sur des rapports de confiance entre inconnus.”
Nos vide-greniers du dimanche ne sont peut-être que la partie émergée d’un vaste iceberg car il existe aussi un autre genre de brocantes. Celles-là sont virtuelles, planétaires et permanentes. La plus connue s’appelle eBay et propose à la vente sur Internet 60 millions d’articles en continu. Selon une étude publiée en février, 15 240 internautes français retirent au moins le quart de leurs revenus en vendant des objets sur ce site d’enchères.
