Autour du postfordisme

Les petites natures mortes au travail

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Un

À ce qu’il paraît, le carnet d’adresses est une espèce de répertoire en voie de disparition. Déjà, au Japon, les décideurs de tout acabit ne s’échangent plus que des cartes de visite qu’ils logent ensuite dans d’épais dépliants plastifiés où chacun peut mettre en transparence l’étendue de son entregent. Plus l’accordéon des raisons sociales comporte de volets réversibles, plus son propriétaire a le bras long. Le périmètre relationnel, ainsi classé par ordre décroissant d’importance, a enfin trouvé son unité de mesure : le mètre étalon. C’est un cas d’espèce étrangère, mais le village planétaire veut que le cadre nippon moyen nous montre le chemin. Nulle science-fiction là-dedans. Le quelconque pékin français n’est pas en reste. Après m’être photomaté face et profil de l’emploi, je peux désormais rédiger ma propre carte de visite et la faire imprimer au rabais, dans la première gare venue. Viendra-t-il le jour où personne n’échappera plus à cette fiche auto-signalétique ? C’est fait. Tout le monde en possède déjà au moins une, à son insu. Pour ceux qui en douteraient, faites l’expérience. Noël ou pas, achetez un coffret de marrons glacés, déchirez son enveloppe de Cellophane selon le liseré rouge, ôtez une à une les friandises de leurs alvéoles plastifiées et bâfrez-vous jusqu’au coma diabétique. Une fois la boîte totalement razziée, jetez un coup d’oeil au fond, vous y découvrirez la carte de visite en question, celle de l’ouvrière X, disons Béatrice pour lui rendre hommage. Qui vous a tout bien disposé vos gâteries en rangs d’oignons ? Béatrice X. Là, c’est écrit en caractères gras sur le billet cartonné : emballeuse n°6. Non, il ne s’agit pas du petit papillon d’erratum qu’on voit parfois s’envoler en feuilletant un vieux livre, c’est la lettre volée d’une raison sociale.

Deux

Tautologiquement, la taupe est myope comme une taupe. À ses yeux, il ne saurait y avoir de bout du tunnel. Prévoir ou concevoir une issue paraît au-delà de ses forces. De même qu’écarquiller ses petits yeux ne servirait pas à grand-chose. Six pieds sous nos tombes, rien ne se donne à voir. Il lui faut gratter au plus près, et pelleter à mesure, pour produire de la visibilité. Chaque centimètre-cube ne gagne en réalité sensible qu’une fois vidé de son trop-plein de silice ou d’humus. D’où ce résumé symbolique : les taupes seraient les premiers damnés de la terre. Et les mineurs de fond nos derniers prolétaires. Dans sa jeunesse, Marx a poussé très loin la métaphore. Et manqué de peu le concept d’aliénation oculaire. Question d’économie biologique, de prime abord. Enfermé dans l’obscurité d’un puits douze heures par jour, l’ouvrier s’aveuglant à travailler en devient pire qu’une taupe. Au SMIC ou pas, on aura beau l’indemniser pour cette mutation régressive, il n’en sera pas moins rattrapé par ce destin d’espèce animal : progresser centimètre par centimètre dans une galerie sans début ni fin. Il n’y a pas plus inhumain que de troquer sa peau contre celle d’un mammifère inférieur. Quant aux chevaux chargés de tirer les wagonnets, sitôt descendus dans l’abîme, on leur crevait les yeux pour mieux les tuer à la tâche. La désorbitation se pratiquait encore aux Houillères de Cagnac, en 1953. On comprendra qu’une coutume si dégradante ait été abolie depuis. L’essor de l’équitation et des courses hippiques prédestinait ces canassons à des activités moins pénibles, bref à être réorientés vers le secteur tertiaire. Cécité syndicale aidant, les mineurs, eux, n’ont pas quitté leur gouffre, ils sont juste sortis des profondeurs pour exiger des Charbonnages la perpétuation de leur mauvais sort. Quelle aliénation s’est alors manifestée dans la rue : émeutes aussi désespérées que désespérantes. Ce fut comme un bloc irradiant d’obscurité, en plein jour. N’insistons pas, Nerval l’a déjà si bien dit : le soleil noir de la Mélancolie. Qu’en avait-on fait, des ouvriers, depuis un siècle ? Du combustible, au même titre que n’importe quel morceau de charbon, exploités de façon similaire. Mineurs réduits à l’état minéral. Qui irait leur jeter la pierre ? Mais il a dû se passer autre chose là-dessous. On ne fore pas à plein-temps sans s’approprier aussi le point de vue des taupes. Ce faisant, on touche à la racine de tout esprit critique : se frayer un champ de vision, creuser pour voir, autrement dit, bouleverser l’ordre des choses à mesure qu’on s’y veut repérer. Les gueules noires furent, en puissance, nos penseurs underground, bien placés pour affirmer que social ou psyché sont d’égale densité, bref, qu’il n’y a pas d’extériorité, ni d’air libre a priori. Vingt siècles de philosophie d’un seul coup déblayés. Mais, utilisé à contre-emploi, un tel regard matérialiste ne pouvait que se retourner contre eux. Et l’irrationalité économique du monde les enterrer vivants. Jacques en a fait la triste expérience, près d’Alès. Dernier-né d’une famille décimée par la silicose, il va encore au charbon, mais comme simple guide. La mine vient d’être réaménagée en musée. Devant l’aréopage de touristes, il se fait pédagogue: « Pour les ouvriers, ça a été dur la fermeture, mais bon fallait voir les conditions : la poussière, le boucan et les risques d’accidents, ouais, beaucoup «. Dans la galerie, les visiteurs parcourent à rebours l’histoire des techniques jusqu’à l’âge des cavernes : quelques mannequins figés en plein labeur, à moitié nus, un outil primitif à la main. Parvenu à cette extrémité du souterrain, Jacques précise, « Les veines étaient si minces qu’on les taillait encore au piolet dans les années soixante. Fini tout ça, voilà messieurs dames, c’est terminé. » Sans autre commentaire. Si on lui demande son avis sur l’abandon du site, il le donne volontiers : « Y’avait du pour… et du contre. » Mais qu’un intello à binocles, ouvriériste et chauvin, n’aille pas lui vanter le patrimoine industriel national ou la rentabilité du charbon franco-français. « Vas-y toi-même, en Enfer ! ». Jacques a ces myopes-là en horreur.

Trois

Deux grèves qui se chevauchent; et tout un monde, en sa routine, désarçonné. Cette semaine-là, sans plus aucun métro, ni accessoirement d’Université, Paris s’inventait un autre transport en commun, la palabre illimitée, entre trottoir et zinc. Pour conjurer l’agitation juvénile, les Facultés avaient décrété des congés anticipés. Du coup, nul ne savait plus dans quel camp se ranger, grévistes ou non, tous étudiants restés sur le quai, désert. Ces vacances obligatoires sonnaient l’heure des examens de conscience : bachoter ses partiels chez papa-maman ou conchier l’ordre social en famille, ce qui revient au même. D’ici la reprise des cours, le jeune diplômé avait l’embarras du choix entre zèle scolaire, contrat d’intérim et relaxation télévisuelle. En ce qui me concerne – bac + 9 sans emploi fixe – je flânais sur deux roues aux abords de Paris. J’en vins à longer les préfabriqués d’une Université de la banlieue nord. Sur une palissade en tôle ondulée, une phrase calligraphiée à l’aérosol vert fluo : « Plus je fais la révolution, plus j’ai envie de faire l’a… ». Le fin mot de l’histoire était caché par une camionnette dont les feux arrière clignotaient. Non loin du fourgon : deux silhouettes aux manières de conspirateurs du seul fait qu’ils portaient des foulards à mi-visage et glissaient des chiffons en quelque bouteille semblable à celle de white-spirit. Qui étaient donc ces fantômes ? De vieilles utopies corsaires soudain réincarnées ? Ou quelque visionnaire clandestin dont chaque siècle aime se hanter ? Pour qui oeuvraient-ils ? L’avant-garde d’un poètariat de masse ou l’amicale des derniers pétroleurs anarcho-chroniques ? Arrivé à leur hauteur, je déchantai. Le duo de vengeurs masqués ne faisait que passer un liquide solvant sur les bombages épars. Anatomiquement, on aurait dit Laurel et Hardy. Politiquement, à n’en pas douter, j’avais affaire aux doublures du Quichotte et de Sancho, effaçant comme des enragés le remake grotesque d’une époque révolue. À l’intérieur du bâtiment universitaire, la même imitation rancie de slogans familiers, trop familiers. Partout le décalque bêta des propos fleuris d’un certain mois de Mai 68, remis au goût du jour, en vert fluo. De ces graffitis sauvages ou de leur érudit graphiste, qui était le plus attardé ? N’importe. « C’est dans les vieilles marmites qu’on fait la meilleure soupe », dixit Mao Zédong. Faute d’y cracher, cet agité de l’agit-prop commémorait une idée posthume de la révolte en son musée officiel. Autant prendre un bol d’air. Dehors, les effaceurs d’encre étaient déjà partis. Sur ordre municipal, ils devaient faire disparaître les seules « obscénités donnant sur la voie publique ». Du slogan aperçu de prime abord, demeurait cette version écourtée : plus je fais, plus j’ai envie de faire. Mais le lendemain, suite au déplacement du chantier, d’autres ouvriers crurent bon d’intervertir les plaques de tôle ondulée. Désormais, sur la palissade réagencée, les lettres majuscules improvisaient un nouvel anagramme : « j’ai plus envie de faire plus ».

À suivre…