Mineure 28. Noise Music

Petit Traité de savoir-bruire

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« Jes’Grew : ce Quelque Chose qui a permis à Charlie Parker d’escalader les gammes pour atteindre un Everest. Vole, plonge, glisse, s’élève, puis c’est la divine vitesse ; c’est la voix par-delà la voix d’Otis Redding, c’est Jes’Grew qui se glisse du saxophone ténor de John Coltrane et qui inspire Herman le Noir lorsqu’il établit son dictionnaire des rêves (un ouvrage dont Freud aurait été jaloux). Jes’Grew, c’est la voix qui s’emporte, entraîne l’artiste, oublieux de la précision-netteté-lucidité ! C’est l’ennemie héréditaire que méprise et jalouse celui qui suit la voie atoniste, celui qui pratique de la main gauche le loa Petro, celui qui se raidit, ne cèdera pas, ne bondira pas, aigu, tranchant, emporté ; celui qui dit non, ne frétille pas, ne vibre pas, ne glisse pas d’une vibration entière, hanches libres, jusque plus bas, plus bas, les spasmes, le tremblement final, se hisse plus haut, plus haut ! »([[Ishmael Reed, Mumbo Jumbo [1972, Paris, Éditions de l’Olivier/Le Seuil, 1998, pp. 273-274. Gérard H. Durand, traducteur du livre, détaille la notion de « Jes’Grew » dans son avertissement : « Qui est jes’grew ? C’est littéralement le « juste-poussé », en fait vocable intraduisible, c’est le chant qui « naît-comme-cela », « pousse-comme-cela » dans le peuple noir, l’entraîne, le met en communication avec ses divinités, le lie à la terre fertile, féconde (ou lui permet de retrouver son âme). (…) De toute façon, il est « la musique qui cherche son verbe » pour ensemencer les « têtes » du peuple noir. Cette musique éclate en 1920, comme elle éclatait en 1890, comme elle éclatera plus tard. Jes’Grew est, selon Reed, l’âme de cette musique-danse noire, apparue avec les danses de Congo Square à La Nouvelle-Orléans, avec le ragtime de Joplin, pianiste inspiré, le blues, le jazz, boogie, etc., plus tard le free jazz… » (p. 8).)

tracées
L’usage du bruit dans la musique peut être raisonnablement comparé au dérèglement raisonné de tous les sens (de tous les sons). On n’exerce pas le même contrôle sur un bruit que sur une note ; voilà qui suppose d’autres techniques de jeu, et un jeu indéfiniment renouvelé avec les techniques dites « étendues ». Nul musicien n’est censé ignorer comment jouer dans le ton, comment jouer la note juste, selon le système de valeurs qu’il s’est choisi, ou qui lui a été inculqué ; mais, par toute une série d’effets individualisants, le musicien qui a l’usage du bruit ne peut que bouleverser l’émission des sons, la hauteur des notes, la qualité des timbres… Être et devenir lui-même, soi-l’autre. En ce sens, les techniques dites « étendues », fondées sur le dynamisme individuel, et quand bien même elles se diffuseraient, excèdent toute technique impersonnelle et unifiée. Et elles se sont diffusées, comme l’atteste un vocabulaire d’usage courant et d’essence rythmique : slide, slap, scat, sample, scratch, swing, growl, groove, loop, riff, rimshot, cluster, feedback, toast, honk, break, beat, backbeat, afterbeat et breakbeat, jusqu’aux fameuses blue notes et ghost notes. Ce jeu avec les techniques est aussi vieux que les mondes, si l’on en croit Monique Brandily dans son Introduction aux Musiques Africaines : « des groupes culturels importants choisissent des échelles pentatoniques, cultivent les polyphonies, les polyrythmies, les timbres complexes (…). Dans l’ensemble de l’Afrique subsaharienne, on n’en finit pas d’inventer des moyens de modifier les sons, de les mêler, de les habiller, voire de les travestir »([[Monique Brandily, Introduction aux Musiques Africaines, Paris/Arles, Cité de la Musique/Actes Sud, 1997, p. 12.).
Quelles que soient leurs différences, les musiques dites traditionnelles et les musiques dites modernes, principalement issues du champ jazzistique en Occident, partagent une certaine culture de l’altération. Rien ne doit rester en l’état, tout est sujet, sujet multiple, changeant d’identité pour être pleinement lui-même, soi-l’autre. On ne dégrade rien : il est dans la nature des sons d’être altérés (« pitch bends »), et il est dans la nature des instruments (cordophones, membranophones, idiophones ou aérophones – selon ce qui vibre dans la matière) d’être manipulés. La dé-formation et la trans-formation sont contemporaines de la formation. Le saxophoniste Joe Maneri a théorisé la microtonalité, l’art délicat de l’imprécision : inflexions et intonations, faux doigtés et fausses erreurs, bruits annexes, parasitaires, sont toujours les bienvenus, sur le corps, l’instrument, la machine, dans le monde. La fortune de ce que les musicologues appellent des « auxiliaires » (bruiteurs, résonateurs et autres accessoires), l’intervention de tous les effets, de tous les ustensiles, de tous les objets, consacre l’homme approximatif, celui qui accepte l’intervention du monde physique et/ou matériel (pour certains, immatériel) dans l’élaboration de son savoir-vivre musical. Cela est vrai du blues à la musique improvisée ou à la musique électronique, du bottleneck siphonné de Furry Lewis à la guitare usinée à plat de Keith Rowe, de la sourdine bulbeuse de Bubber Miley au trombone-laptop de George Lewis, des mixages et doublages du dub à la Lee Scratch Perry ou à la King Tubby aux improvisations électro-acoustiques pointillistes de la scène autrichienne actuelle, autour de Polwechsel ou d’Efzeg par exemple, du postulat d’un groupe comme This Heat au tournant des années 80 (toute chanson est un poumon pollué par les bruits du monde, via les tapes) à celui d’un groupe comme Cul de Sac au tournant des années 2000 (toute chanson est un poumon radiographié par les bruits du monde, via les samples), des bétonneuses et marteau-piqueurs d’Einstürzende Neubauten aux fausses folk-songs quincaillières et rêveuses de Califone, des couches de voix qu’empilent Björk aux voix mutantes de Maja Ratkje avec les ogresses de Spunk…
L’usage du bruit dans la musique fait donc parler le corps, le matériau et le monde à travers lui. La musique qui admet le bruit n’isole pas l’individu de son corps remuant, ni de son milieu : le bruit n’est pas anthropocentriste. Dans la musique qui fait du bruit, le corps est la parole d’un univers où tout parle : on reconnaît un homme à sa sonorité (au bruit qu’il fait) ; il y reconnaît le monde, dixit Amiri Baraka : « Alors Lynn a trouvé son riff, le motif rythmique qu’il allait répéter, nous l’avons senti, la note honk qui serait son jugement personnel sur le monde »([[Amiri Baraka, La Mort d’Horatio Alger [1967, Paris, Calmann-Lévy, 1969, p. 140.).
L’usage du bruit dans la musique suppose une matière sonore malléable, ductile, fluctuante, du silence au vacarme. Dans le réel sonore brut – dans l’univers virtuel de tous les sons, ainsi que l’aurait formulé Robert Jaulin – les hommes découpent et organisent une « musicalité », de quoi faire une musique. Toute musique met d’abord en jeu les catégories culturelles de la perception et de la représentation, les dispositifs de réception qui sont comme une seconde nature pour les individus. Or, dans les pratiques musicales issues du champ jazzistique, la notion que l’on se fait de ce qui serait audible se montre bien plus large qu’ailleurs – tous les sons sont potentiellement permis – comme s’il ne devait pas y avoir de séparation entre audibilité et musicalité, comme si la musique tendait à coïncider avec le réel sonore brut. Présentant son dernier disque d’improvisation collective, le saxophoniste Kidd Jordan s’explique : « pour moi, tous les sons sont musique. Au commencement de tout ça, on a dit que la musique était du son. Puis, on en est arrivé au point où ce qui était plaisant à l’oreille était de la musique, et ce qui n’était pas plaisant était du bruit. Mon approche est d’essayer de réagir aux sons : ce qui fait vraiment le jazz, c’est le timbre. Le côté . Ce qui rend le jazz différent de la musique classique est qu’il utilise toutes sortes de timbres, tandis que le classique se concentre sur l’intonation pure. Quand je m’apprête à jouer, rien n’est vraiment aligné. J’essaye d’écouter et de confronter les sons »([[Cité dans le dossier de presse accompagnant la sortie du disque Palm of Sound (AUM Fidelity, 2006).).
Retour au surréel sonore. Souvent les improvisateurs, qui sont les principaux usagers du bruit, s’en réfèrent au corpusculaire dans la musique, au granulaire, au stellaire, à d’autres découpages de la matière et du réel sonores. Le pianiste et chef d’orchestre Muhal Richard Abrams le rappelle, dans un entretien récemment accordé au magazine Signal to Noise : « le son en tant que tel précède ce que nous nous représentons comme la musique. La musique est une organisation plus ou moins formelle du son, organisée dans une perspective ou selon le désir rythmique d’un individu, quelle que soit l’originalité de cette idée. Mais le son en tant que tel est une matière première. Le son de tout ce qui est, le son de l’univers, et même le son des choses qui vibrent et que nous ne pouvons entendre, mais qu’entendent le chat ou le chien. Quand nous en venons à jouer de la musique, nous nous mettons en condition pour traduire une certaine idée sonore. Et après de nombreuses années à approcher le son à travers la musique, on finit par approcher le son en tant que tel. Par écouter ce qui se passe là-bas, qui ne se passe pas ici. Puis l’on décide d’employer certaines choses qui vous ont marqué dans le monde brut du son – et cela devient, à nouveau, ce que l’on appelle la musique. Certains appelleront ça du bruit, mais c’est du son organisé, qui vient de la perspective particulière dans laquelle nous avons voulu nous placer »([[Signal to Noise, n° 43 (2006), p. 26. ). Les improvisateurs européens ne cessent quant à eux de puiser dans un champ lexical fait de frottements, de grondements, de bourdonnements, de crépitements, de grésillements, de sifflements, de crissements… Au macroscopique et à la totalisation des uns correspondent le microscopique et la fragmentation des autres.
L’usage du bruit dans la musique peut servir à dissocier le sens (et non seulement celui des sons) de la structure formelle. Ainsi que le suggère le saxophoniste Marion Brown, l’organisation des sons ne dépend plus seulement de leur raffinement, de l’ordre de grandeur hors-la-vie donnée par la composition et par la position en transcendance du compositeur, mais aussi de leur traitement, personnel et collectif, de l’interaction entre musiciens qui ne cessent de (se) transformer, dans l’immanence de l’interplay, en conjonction avec un lieu et un moment([[Marion Brown, « Music is My Mistress : Form and Expression in the Music of Duke Ellington », in Recollections: Essays, Drawings, Miscellanea, Francfort, Jürgen Schmitt, 1984, p. 107-110.). De plus en plus, on parlera d’installations ou de dispositifs sonores, de contextures.

traces
Marion Brown, Afternoon of a Georgia Faun (ECM, 1970) : Au commencement était l’ébruitement. Ici, ou là, Marion Brown a voulu transposer le monde des esprits yorubas, tel que décrit et déliré par Amos Tutuola au gré de son livre « Ma vie dans la brousse des fantômes », dans les paysages sonores de sa Georgie natale (en anglais, on trouve le mot soundscape). Du sonore comme éveil, natif et spectral. Repeupler « la forêt imaginaire de l’esprit ». Musiciens professionnels et amateurs se croisent dans le long corridor auroral de « la suite » et jouent d’instruments conventionnels, préparés ou fabriqués ; des voix circulent, gagnées ou hantées par d’autres voix, celles du conteur qu’est chaque être humain d’après Roger D. Abrahams : « plus insaisissable encore pour un lecteur reste l’art mimétique du conteur, que l’on jugeait d’après la rapidité et le naturel avec lesquels il passait du mode d’élocution d’un personnage à un autre, et d’après la diversité des voix qu’il avait à sa disposition. Le malin de l’histoire, par exemple, se signale souvent par un zézaiement, et les autres personnages, généralement des animaux, ont également chacun leur élocution caractéristique, si bien qu’un maître conteur devait savoir hurler, rire, crier, grasseyer, murmurer et imiter sur tous ces registres la voix d’un animal, d’un démon, d’une sorcière ou d’un fantôme »[[Roger D. Abrahams, Jack le Noir et Jack le Blanc [1985, Paris, Seuil, 1997, p. 304..
Faust, The Wümme Years 1970-73 (ReR Megacorp, 2000) : L’écoute de ce coffret déroule les bandelettes d’une musique incrédule. De 1970 à 1973, le groupe Faust (cinq musiciens, un ingénieur-conseil du son et un producteur-concepteur) vécut en communauté entre Brême et Hambourg, logé et nourri dans une ancienne école retapée en studio faramineux. Wümme fut un studio, une officine, un bazar et un repaire. Qu’y faisait Faust ? Faust y menait une expérience. Faust faisait de la musique, la fabriquait, la trafiquait, la coupait et l’accouplait, reprenait les choses à zéro : des hommes et des choses en situation dans un pays de cocagne. Faust moulinait ses propres compositions. L’habituelle hélice de guitares, de basses et de percussions du rock est enrayée par quelque chose comme un saxophone, ou approchant, par un usage encyclopédique et railleur des claviers, par des voix qui ânonnent ou braillent des textes écrits selon la méthode du cadavre exquis, par toutes sortes d’interventions permettant à chaque joueur de déjouer ce que joue l’autre, de s’ingénier dans son jeu. Faust pratiquait l’imbroglio et le dévergondage, une musique hagarde et licencieuse.
Charles Gayle, Daily Bread (Black Saint, 1998) : John Coltrane rêvait de sortir un disque où il n’y aurait absolument aucune note, à l’instar d’Albert Ayler qui voulait passer outre aux notes et ne jouer que des sons. De ce jour, la plus grande confusion règne à propos des saxophonistes de « free jazz », mécaniquement ramenés à leur expressionnisme. Or, chez ceux-là, le « cri » n’a quasiment jamais valeur d’agression. La puissance de la sonorité, chez un Charles Gayle par exemple, ne poursuit aucun travail de sape ; Gayle à la gorge de la musique, dans le brasier de la musique, depuis que le monde est fou et que le jazz est jazz, qui macule le monde. Il y a un déchaînement, consubstantiel au fait de vivre, aussi sûr qu’il y a un arbre, une pierre. Il y a un ébranlement, une adjuration, une puissance. D’une manière ou d’une autre, il faut que la musique passe le seuil de la conscience, que passe l’écrasant message d’amour de Gayle. Son saxophone est l’irrésistible instrument de son errance, de sa passion, la nef et la clef, l’ordalie. Car Charles Gayle n’est pas dans l’âme un saxophoniste hurleur. Il nous fait « des cadeaux stridents toujours, enfermés dans le grincement somptueux de la simplicité » (E.E. Cummings).
Mark Hollis, Mark Hollis (Polydor, 1998) : Un seul grincement, justement, parmi la masse extasiée des bois et des cordages. Le loup blanc et secourable qui détourne la tête. Une chambre vide, lumineuse, éboulée en plein centre-ville. La voix desserrée de Mark Hollis, abandonnée dans cette enfilade de pièces, passe la musique sous silence : « Si je joue et chante à un niveau de plus en plus bas, ce n’est pas pour bouleverser l’histoire de l’art, mais pour essayer d’approcher la musique dans ce qu’elle a de plus secret. Pour moi, l’idéal serait de ne même plus jouer ni chanter les notes, mais de les penser si intensément que l’auditeur pourrait les percevoir ». Intimité ébréchée, intime infinité. Musique qui se retire dès qu’on la surprend et nous fait reculer avec elle, cette pâleur, cette noirceur à s’y méprendre. De petites masses orchestrales, dispensées ça et là, apparaissent et disparaissent, récurrences et transparences à l’intérieur desquelles miroitent des airs fantomatiques. Passages du monde, débâcle de l’écoute, au sens premier : « Dans un cours d’eau gelé, rupture de la couche de glace dont les morceaux sont emportés par le courant. »
My Bloody Valentine, Loveless (Creation, 1991) & Sonic Youth, Washing Mashine (Geffen, 1995) : Le premier disque, qui n’a rien d’ambient, est un environnement où le chant, la mélodie et les rythmes transparaissent dans un halo électrique, parmi des nuées sonores qui sont les conditions de vie de la musique, le milieu naturel dans lequel elle est enfouie. Mais si, depuis les années 60, les guitaristes ont développé toutes les hypothèses de la distorsion, celle et ceux de Sonic Youth ont fait de leurs instruments des champs magnétiques – non des guitares mais des aimants. Leurs chansons, qui sont autant de rappels à l’ordre et au désordre, se couvrent, se chargent, se hérissent d’une limaille de bruits jusqu’à s’abîmer, et irradier, comme ici The Diamond Sea.
X-ecutioners, Built From Scratch (Loud Records, 2002) : Le scratch strie la surface du réel sonore et refait du musicien un opérateur. Kodwo Eshun a formalisé le breakbeat comme une technique permettant d’isoler des mouvements ; le scratch comme une technique permettant de créer des textures (plutôt que des mélodies ou des rythmes) ; le sample comme une technique permettant de reconfigurer tous les instruments en autant d’« unidentified sonic objects [[Kodwo Eshun, More Brillant than the Sun : Adventures in Sonic Fiction, Londres, Quartet Books, 1998.. Il n’est pas de meilleure manière de s’en rendre compte que de suivre ce collectif de DJs dans leur Journey Into Sound. Les rythmes sont remplacés par des « texturhythms », les mélodies par des « syntharmonics » (« rhythmatic attack velocities ») et les chorus par des revirements… Autant de moyens de déréaliser la limite entre « naturel » et « artificiel » : quel homme ou quelle machine émet quel son, qui fait quoi avec qui, quelle est la source ?
Otomo Yoshihide, Cathode (Tzadik, 1999) & Anode (Tzadik, 2001) : L’instrument principal d’Otomo Yoshihide est le phénomène d’interférence. Il joue de générateurs de sons – de machines désirantes – pour brouiller les transmissions entre ce qui s’émet et ce qui se reçoit. Vers de nouveaux organismes musicaux proliférant de l’audible à l’inaudible et à tous les degrés. Hybrides, la guitare, le koto ou le shō ; hybrides, les « turntables without records and contact microphone », la « sampling composition on hard disk recorder », les « samplers with sine wave generator » ; hybrides, vous-mêmes et vos mouvements contraires que capte la musique d’Otomo Yoshihide.