Critique du libéralisme

Pour un intellectuel, aller à la télévision, c’est prendre le risque de dire des bêtises à toute allure

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Charlie-hebdo, 7 mars 2007, entretien avec Stéphane Bou,Dans “Philosophes dans la tourmente” (Fayard, 2005), Elisabeth
Roudinesco rendait hommage à six grands maîtres (Canguilhem, Sartre,
Foucault, Althusser, Deleuze et Derrida) qui illustraient, chacun à leur
manière, une figure exemplaire de l’« intellectuel engagé ». Dans
“Pourquoi tant de haine?” Anatomie du Livre noir de la psychanalyse
(Navarin, 2005), consternée qu’un hebdomadaire comme Le Nouvel
Observateur puisse faire la promotion d’un ouvrage dans lequel Freud
n’était guère mieux traité qu’un vulgaire astrologue, l’historienne
s’interrogeait notamment sur la manière avec laquelle les médias réduisent la
complexité des débats qui agitent la vie intellectuelle.

Nous lui avons demandé ce que lui inspirent ces sempiternels dossier
des médias sur les intellectuels.

“L’engagement d’un intellectuel, ce n’est pas le bulletin de vote mais
le travail sur toutes sortes de grands problèmes politiques. Autrefois,
on n’interviewait pas les « intellectuels engagés » pour leur demander
pour qui ils votaient ! La question ne se posait pas du tout comme ça.
Cette liste d’intellectuels et d’écrivains qui figure sur la couverture
du Nouvel Observateur, c’est un peu tout et n’importe quoi. Cela
ressemble , comme vous le dites, à la couverture de septembre 2005 où
l’on faisait l’apologie de ce livre inepte (Le livre noir de la psychanalyse)
et où l’on accusait Freud d’être un escroc et les psychanalystes d’être
les responsables d’un goulag, tout cela au nom de “la science” et sans
la moindre preuve. C’est la même confusion. Les médias « manichéïsent »
le débat. Alors que les affrontements intellectuels sont compliqués, les
médias obligent à un simplisme.”

– Le problème, selon vous, ne tient pas tant à l’état du débat
intellectuel qu’à son traitement par les médias ?

” Aujourd’hui on est arrivé à ce paradoxe : le travail intellectuel
existe, mais périodiquement, l’opinion pense et dit qu’il n’y a plus
d’intellectuels (sous entendu comme avant), qu’ils ne prennent pas de position. C’est
faux. Mais le fait est, il y a une sorte de dichotomie entre l’image et
le rôle à quoi la presse les réduit, auxquels ils peuvent parfois se
complaire, et ce qu’ils sont en réalité. Contrairement à ce qu’on a
tendance à raconter, il y a des intellectuels qui travaillent, même si
l’on a l’impression que les grandes figures du siècle passé, de Sartre à
Bourdieu et Derrida, n’ont pas été remplacées. Mais tous ces
intellectuels ont été consacrés à une époque où il n’y avait pas la
télévision et donc où ils avaient beaucoup moins de risques de dire des
bêtises à toute allure. Je me rappelle du moment où il y avait une
génération de maîtres qui ne voulaient pas aller à la télévision et le
moment où, pour la génération suivante, il a fallu y aller. Or, si l’on
prend cette habitude, on peut finir par dire n’importe quoi, autrement
dit ce que la télévision veut qu’on dise. Il y a encore en France un «
pouvoir intellectuel » mais, aujourd’hui, le grand pouvoir c’est la
presse où il faut que les intellectuels puissent s’exprimer sans être
contraints à trop de simplification. ”

– Si on prend les personnages de votre livre “Philosophes dans la
tourmente” leur dénominateur commun, c’est la radicalité et la critique
du système ou du monde comme il va.

“. C’est le devoir de tout intellectuel. La définition même d’un
intellectuel c’est la radicalité mais pas le fanatisme. S’il n’y a pas
de radicalité, il n’y a plus d’intellectuel.”

– Mais cette figure existe encore ?

“De Balibar à Badiou en passant par Rancière, Elisabeth de Fontenay,
Françoise Héritier et bien d’autres encore, si vous considérez les
intellectuels importants, c’est-à-dire qui travaillent, vous retrouvez
exactement les mêmes engagements, les mêmes débats. La question de la
radicalité – l’exigence de maintenir une éthique du sujet contre une
politique ambiante qui vise à transformer les gens en objet de
consommation – est sans cesse posée.”

– A quoi alors tient ce sentiment de crise, avec les médias qui
remettent régulièrement sur le tapis la question de l’héritage de mai
68, d’une faillite de l’engagement, d’une droitisation des intellectuels
?

“Mais c’est vrai que l’on vit une époque de régression ! On est dans une
période de restauration et de reniement qui ressemble un peu à celle de
la Monarchie de juillet, où régnait une détestation de la Révolution
française. Aujourd’hui, on a le sentiment qu’il faut détester mai 68 et
partir à la recherche d’un conservatisme. Il y a la haine d’une pensée
qui a été rebelle et, du coup, on voit fleurir dans de nombreux discours
un anti-intellectualisme détestable aux allures populistes. Cela tient à
l’échec du communisme réel qui a produit la fascination pour ce nouveau
fléau qu’est l’économie de marché obligatoire posée comme seul horizon
possible de la modernité. C’est un nouveau fléau parce qu’il est sans
limite. Il va provoquer des effets aussi désastreux que la dérive
stalinienne de l’idée communiste. Au fond, quand un système a échoué, on
en essaie un autre de manière fanatique. Mais la contestation viendra
des Etats-Unis, comme c’est déjà le cas. Dans ce contexte, soit on peut
rêver de la perpétuation d’un vieux schéma révolutionnaire qui ne marche
pas. Soit on peut au contraire, comme Derrida par exemple, dire que
l’idée de rébellion n’est pas terminée, que nous devons en inventer les
nouvelles formes et résister à ce climat ambiant qui est l’acceptation
de l’ordre du monde dans tout ce qu’il a de plus horrible. ”

– Cette période de restauration ou de reniement, quand commence-t-elle
selon vous ?

” Souvenez-vous comment on a bizarrement célébré le bicentenaire de la
Révolution française sous le signe de la contre Révolution. En nous
expliquant qu’après 1789, il fallait surtout se souvenir 1793. Mais ce
n’était pas évident que 1789 donne 1793 ! Et puis, à supposer même que ce soit
vrai, ce qui reste à démontrer, est-ce que ce n’est pas une loi de
l’histoire
que l’on passe par 1793, qui a en effet été une période meurtrière, pour
que puisse naître un nouveau siècle ? On a peur de la violence dans
l’histoire aujourd’hui. On souhaiterait que tous les évènements majeurs aient lieu
dans le calme. Mais on oublie que la violence est quotidienne sous nos
yeux : violence de la misère économique, de la folie, du racisme, de la
haine des autres et de soi, etc. Vous savez, on est dans une période
mémorielle et les périodes mémorielles sont toujours très dangereuses.
Je préfère l’idée que la vraie fidélité à un héritage c’est d’y être
infidèle.”

– Pourquoi ?

“Les devoirs de mémoire sont souvent une manière de reconstruire le
passé de façon non critique et de brosser une légende noire ou une
légende dorée. Regardez le débat sur la colonisation. La colonisation,
avec toutes ses horreurs, ce n’est pas toute la France. Un nombre
important de Français et d’intellectuels a été anti-colonialistes, à
commencer par Sartre ou Vidal-Naquet. Or, aujourd’hui, tout un mouvement
de révision du passé se forme qui consiste à dire que la France a été
abjecte et n’a été que ça. Le débat sur les lois mémorielles est là. On
veut soit des lois qui prétendent que la colonisation est un crime
contre l’humanité. Soit des lois qui, au contraire, disent qu’elle a été
positive. Ce n’est ni l’un ni l’autre.”

– A ce propos, et dans ce contexte d’une crise permanente entre les
différents devoirs de mémoire, les phénomènes de réécriture font de
l’antisémitisme
un problème central.

“C’est vrai qu’on a pu traiter Deleuze d’antisémite, Badiou
d’antisémite ou Bourdieu d’antisémite et on a dit que Derrida avait logiquement été
récupéré par des antisémites. Tout cela ne tient pas debout. Le débat se
crispe avec cette tragédie qu’est le conflit israélo-palestinien. Et je
dis bien tragédie parce que les deux partis ont raison. Vidal Naquet dit
fort bien : « je ne suis pas sioniste, je pense que la vraie judéité,
celle des Juifs sans dieu, c’est la diaspora et pas un territoire ou une
nation mais je ne pourrais pas supporter que l’on détruise l’état
d’Israël
» C’est une position pourtant simple. C’est la mienne : je m’y
reconnais pleinement, c’était celle de Freud qui fut hostile, en 1930,
au projet sioniste de création d’un état pour les Juifs mais qui en même
temps se sentait solidaire des Juifs de Palestine. On a un conflit qui
est celui des Grecs et des Troyens, un conflit ancestral, avec des
peuples qui voudraient chacun que l’autre n’existe pas et qui vont aux
extrêmes. Notamment, bien sûr, depuis le 11 septembre.

Évidemment, ce conflit a modifié la vision que l’on a aujourd’hui de
l’antisémitisme et, du coup, on effectue une révision du passé en fonction de la
situation présente et l’on accuse rétrospectivement des penseurs qui ont
défendu les droits des Palestiniens d’être des antisémites : ainsi on a
accusé Gilles Deleuze d’être antisémite. Mais demain on dira la même
chose de Foucault et de Sartre. [Souvenez vous du débat complètement
ridicule sur Foucault à propos de la révolution islamiste à Téhéran.
Foucault s’interroge. Il constate que c’est la première fois que l’on
est interpellé par une révolution spirituelle. Je n’ai pas vu qu’il
prenait parti pour l’Ayatollah Khomeiny. Je n’ai pas lu de texte dans
lequel il encourage à devenir islamiste Mais cela est montré
aujourd’hui comme une faute majeure qu’il se soit intéressé à ce phénomène qui est
devenu l’horizon politique d’aujourd’hui. Cela s’appelle du réductionnisme. On a quand même écrit que, peut-être, si Althusser avait
étranglé sa femme, c’est parce qu’elle était juive. Toutes ces accusations sans fondement profitent aux vrais antisémites. Il y a aussi, même chez des penseurs incontestables comme Milner, des dérapages. Comme les politiques, les intellectuels sont, dans le débat médiatique, toujours sous haute surveillance au moindre lapsus. ”

– Un dérapage, ou un lapsus, comme celui de Jean Claude Milner qui a
récemment dit que Les Héritiers de Bourdieu et Passeron était un livre
antisémite est quand même symptomatique !

“Mais Milner a regretté, dans une controverse avec moi, à l’Université
populaire du Musée Branly, cette parole contre le livre en question. Ne
nous transformons pas en policiers de l’inconscient. A cet égard, je
trouve beaucoup plus scandaleux les propos récents de Raymond Barre à
propos de Papon et d’un prétendu « lobby juif » lié à la gauche qui
aurait instrumentalisé l’attentat de la rue Copernic. Un tel lobby
n’existe pas et cet attentat est une horreur. Quant à Papon, il n’est pas un «
bouc émissaire » mais le complice de Vichy dans la déportation des
Juifs. Il a été en outre, comme préfet, le responsable d’une sanglante
« ratonnade » en 1961. Il a eu droit à un procès équitable, comme
Barbie. C’est la grandeur de la République. Mais il était d’autant plus
coupable qu’il n’a jamais eu le moindre remords. Il est mort dans son
lit, tant mieux pour lui et pour nous. Pas de vengeance, de grâce,
oublions Papon avec ou sans sa légion d’honneur.

La question juive a ressurgi par la déferlante d’un
antisémitisme islamique. Aujourd’hui, certains intellectuels qui
détestent ce qu’ils appellent à tort la “pensée 68” laissent entendre
que l’antisémitisme de l’extrême-droite n’existerait plus et que c’est
“à gauche” qu’on le trouverait, notamment chez les héritiers
d’Althusser, de Derrida, de Bourdieu, de Deleuze, de Foucault, etc. Mais cela est
absurde. Le discours antisémite est une structure. Qu’il soit tenu par
les islamistes et certains de leurs alliés alter-mondialistes (fascinés
par Tariq Ramadan) ou par l’extrême-droite, il est de même nature : il
s’agit toujours d’attribuer aux Juifs les trois grands pouvoirs propres à
l’humanité
– l’intellect, le sexe, l’argent – et d’expliquer ainsi qu’ils
fomentent un complot perpétuel contre l’humanité en général. A cet
égard, d’ailleurs, l’antisémitisme est éternel et l’on n’en viendra
jamais à bout puisqu’il retourne les persécutions dont les Juifs ont
toujours été les victimes en un prétendu complot criminel projeté par
les Juifs eux-mêmes. D’où la vigilance qui s’impose et qui doit
s’accompagner d’une rigueur dans les analyses. Et cette rigueur s’impose aussi face à
tous ceux qui voudraient nous faire croire qu’il y aurait une «
exception juive » ou une « supériorité » des Juifs sur les non-Juifs.
N’oublions pas que le discours antisémite existe chez les Juifs eux-mêmes, soit
sous la forme de la haine de soi juive, soit quand des Juifs traitent
d’autres Juifs de « mauvais » Juifs ou « d’alter-Juifs » parce qu’ils ne pensent
pas comme eux politiquement.”

– Pourquoi cette situation?

” Parce qu’il existe aujourd’hui une radicalisation absurde du débat
intellectuel fondée d’ailleurs sur la haine de l’intellect et qui
conduit à la guerre de tous contre tous. Ainsi, on accuse certains
d’être antisémites alors qu’ils ne le sont pas mais du même coup on ne sait
plus analyser correctement la place qu’occupe l’antisémitisme chez
certains écrivains ou penseurs dont les oeuvres ne se réduisent pas à
l’antisémitisme. Je pense ainsi à la manière dont on traite aujourd’hui Jean Genet,
écrivain aussi radical et transgressif que le fut Sade en son temps.
Doit-on cesser de le lire parce qu’il était pervers au point d’être
fasciné par l’abjection nazie? Doit-on l’accuser d’être antisémite parce
qu’il a défendu fanatiquement les Palestiniens? Doit-on réduire toute
son oeuvre à cela? Certainement pas. Il existe aujourd’hui une approche
de la littérature qui est l’équivalent de ce jdanovisme des années 1950
et qui consiste en un détestable manichéisme. Même chose à propos de
l’oeuvre de Heidegger.”

– C’est pourtant un vieux débat, qui dure depuis 50 ans.

“Oui, mais aujourd’hui la question revient sous une forme barbare.
Heidegger a été nazi sans le moindre doute, il a même été plus nazi
qu’on ne le pensait en 1945 et certains heideggériens français, dont Jean
Bauffret, ont contribué à masquer la période nazie d’Heidegger au point
de finir par soutenir Faurisson. Cette affaire est archi-connue. J’ai
moi-même étudié les relations entre Lacan et Heidegger. Mais
aujourd’hui, la thèse reprise dans les médias consiste à affirmer que tous les
commentateurs français de l’oeuvre heideggérienne ont été, sans le
savoir, les complices d’un complot fomenté par Heidegger contre la
pensée occidentale de la deuxième moitié du XXe siècle, lequel visait à
introduire le nazisme dans la philosophie. En conséquence, les adeptes
de cette thèse du « complot » réclament que l’enseignement de la pensée
de Heidegger soit interdite à l’école et à l’Université : c’est la
position d’Emmanuel Faye dans son dernier livre : Heidegger.
L’introduction du nazisme dans la philosophie (Albin Michel, 2005). La question
d’aujourd’hui n’est donc plus de savoir si oui ou non Heidegger a bien été nazi – il
l’a été et son oeuvre en porte la trace – mais d’inventer un complot qui n’a
pas eu lieu afin de traiter de complicité de nazisme une bonne partie
des philosophes français qui ont été marqués par la pensée
heideggérienne : de Sartre à Derrida en passant par Foucault et Levinas.

Ce que l’on peut donc voir à l’oeuvre dans ces débats manichéistes,
c’est bien la haine de la pensée dans ce qu’elle a de plus complexe, c’est la
volonté de remplacer cette complexité par une accusation de criminalité
qui permettrait d’évaluer partout, en termes de bilan chiffré et de
sondage, l’axe du bien et du mal, comme on le fait pour les programmes
politiques. Que le paradigme de l’antisémitisme soit au coeur de cette
nouvelle guerre contre la raison que des intellectuels livrent à
d’autres intellectuels désignés comme “criminels”, n’a rien d’étonnant. ”