À Chaud 46, automne 2011

Qu’est-ce que l’indignation ?

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Tout d’abord, rappelons ce qu’est l’indignation[[Ce texte est tiré de l’article « L’indignation et le conatus de l’État spinoziste » paru originellement en 1994 et republié récemment dans la collection d’articles d’Alexandre Matheron, Études sur Spinoza et les philosophies de l’âge classique, Lyon, ENS éditions, coll. « La croisée des chemins », 2011, p. 222-223.. Telle que la définit l’Éthique, c’est une forme d’imitation affective : comme l’indique le corollaire 1 d’Éthique III, proposition 27, c’est « la haine que nous éprouvons pour celui qui fait du mal à un être semblable à nous » ; et nous l’éprouvons par imitation des sentiments de la victime, avec une intensité d’autant plus grande que celle-ci nous ressemble davantage – étant entendu, comme l’avait montré à l’avance la proposition 22 avec son scolie, qu’elle sera encore plus forte si cette victime est en même temps quelqu’un que nous aimons.

À partir de là, on comprend comment, sous un régime tyrannique, la crainte commune peut se changer en indignation et aboutir à un renversement de l’oppresseur. Le tyran, par définition, c’est celui qui gouverne essentiellement par la crainte. Or la crainte implique toujours de la haine pour celui qui l’inspire ; car elle est une forme de tristesse et la haine n’est rien d’autre que la tristesse accompagnée de sa cause extérieure.

Cependant, si l’on en restait là, rien ne se passerait encore ; s’il y avait simplement crainte commune, c’est-à-dire si chacun craignait solitairement le tyran sans s’occuper du sort d’autrui, la haine envers le tyran resterait épisodique, car il ne tyrannise pas à chaque instant chacun de ses sujets ; et de toute façon, chacun le haïrait solitairement, lui souhaiterait solitairement tout le mal possible, aspirerait solitairement à s’en venger, mais sans avoir aucune issue à sa situation. C’est ce qui arrive lorsque les excès du tyran ne sont pas trop visibles, et lorsqu’il a réussi à faire en sorte que chaque sujet, replié sur lui-même, garde le silence sur ses propres malheurs par crainte d’être dénoncé et cherche à se tirer d’affaire aux dépens d’autrui : sous le despotisme turc, nous dit Spinoza à l’article 4 du chapitre VI, les sujets vivent dans la solitude.

Mais lorsque les méfaits des dirigeants deviennent trop énormes pour pouvoir rester cachés, lorsque tout commence à se savoir et à se dire, l’indignation apparaît nécessairement, et cela change tout : chacun est indigné en permanence par les exactions qu’il voit commettre autour de lui ou dont il entend parler à chaque instant, et par conséquent disposé en permanence à haïr le tyran et à lui vouloir du mal ; et chacun, à partir du moment où il sait que d’autres que lui s’indignent du mal qui lui est fait, commence à s’apercevoir qu’il n’est pas seul en face du tyran, qu’il peut compter sur l’aide d’autrui et qu’une résistance collective est donc possible.

Dès lors, de deux choses l’une : ou bien le tyran comprend le danger, il fait machine arrière en accordant quelques concessions à ses sujets, et son pouvoir se rétablit jusqu’au moment où il s’estime assez fort pour recommencer à les opprimer (ce qui les dresse à nouveau contre lui, etc.), ces oscillations pendulaires assurant ainsi tant bien que mal une autorégulation approximative du corps social ; ou bien au contraire il s’obstine, et l’insurrection est à l’ordre du jour.