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Résistible New Deal en Europe Sur la crise du CPE en France

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Suite au séminaire de Multitudes du 1er Avril, contribution au Colloque de Cambridge des 24-26 avril 2006. Le CPE et le poisson d’avril de Jacques Chirac

Le Président de la République a promulgué le Contrat Première Embauche (CPE) en expliquant qu’il y en aurait une autre pour défaire les deux dispositions pour lesquelles la droite flexibiliste n’avait pas assez d’éloge depuis deux mois, mieux qu’il ne fallait pas que les patrons signent des CPE avant que la loi ait été modifiée par le Parlement. Le Premier ministre, Dominique de Villepin qui se présentait comme soucieux du social s’est montré plus cassant que le libéral Nicolas Sarkozy devenu tout à coup accommodant comme le fut Edouard Balladur qui en son temps recula sur le CIP, projet de Smic pour les jeunes qui fut retiré au printemps 1994 à la suite d’une très forte mobilisation étudiante et lycéenne. Le Ministre des affaires sociales, Jean-Louis Borloo, a expliqué candidement que pour être bien sûr qu’aucun employeur ne recourrait au Contrat première Embauche tout à fait légal, il avait donné l’ordre de ne pas imprimer les formulaires. Laurence Parisot, Présidente du MEDEF, l’organisation patronale la plus importante du pays, avait formellement déconseillé ce projet dans les colonnes du Figaro.
La loi instaurant le CEP avait été ratifié au garde-vous du 49. 3,( procédure de vote bloqué empêchant les amendements) par un Parlement qui avait pourtant adopté dans le préambule de la loi du 4 mai 2005 le principe que tout dispositif social devait faire l’objet d’une concertation avec les partenaires sociaux. L’Assemblée Nationale française ressemble à ces chambres introuvables que la France a connu dans les périodes de réaction de son histoire : la majorité de droite est tellement confortable que l’opposition est réduite à faire de la figuration. Et de fait, la seule question qui passionnent les journalistes aujourd’hui est la guerre de succession entre Villepin et Sarkozy.

Le centriste Bayrou parle désormais d’une crise de régime et non plus seulement d’une crise sociale et politique. Beaucoup, à gauche emploient cette expression. Mais ne nous faisons pas d’illusions sur les aspects institutionnels de la crise. Comme au moment de la crise des banlieues, la gauche est restée quasiment muette, obnubilée par la peur d’un remake de juin 68. La dynamique unitaire amorcée autour du non à la Constitution européenne n’a duré qu’un seul printemps. Les rivalités font rage, une candidature unitaire de la gauche est une chimère. Les primaires ravagent les Verts, le PS. Le Parti communiste court après le grand écart entre des idées proches de la LCR et la dure réalité électorale qui lui commande une alliance étroite avec le PS pour sauver ses sièges et son existence tout court.
Nous verrons que si l’impact de ce mouvement est si profond c’est parce qu’ il y a effectivement une double crise de régime. D’un côté, les espaces de la politique nationale (qu’elle soit celle de l’emploi, du budget, de la fiscalité, de la politique industrielle) montrent leurs limites cruelles et celles du « patriotisme économique ». De l’autre, et c’est surtout ce point qui nous intéresse, s’agissant du CPE, s’il y a une vraie crise de régime, c’est une crise du régime salarié. Derrière le CPE, le CNE et tous les dispositifs spécifiques de travail vis-à-vis des très jeunes, des jeunes, des personnes âgées, c’est le régime canonique du contrat à durée indéterminée qui se trouve en jeu. La crise du régime salarial fordiste et néo-fordiste est bien là. Elle ne fait que commencer.
Mais auparavant, rappelons quelques points de ce fameux CPE.

L’article 8 ou la goutte d’eau qui fait déborder le vase

Le fameux article 8 de la loi, sur l’égalité des chances (loi 2006-386 du 31 mars), fait partie du grand chantier qui se voulait la réponse institutionnelle à la crise des banlieues qui couve sous la cendre. Cela figure explicitement dans ses attendus. Dans ce monument de déclarations généreuses creuses et de dispositifs conservateurs, tellement caractéristique d’une droite française aussi en panne que la gauche quand il s’agit d’opérer des réformes se trouve le retour rétrograde à l’apprentissage dès 14 ans pour les parias d’un système scolaire qui ne fait pas beaucoup d’effort pour sortir d’une conception élitiste et formaliste de l’intelligence et de la créativité. Les articles 2 et suivants sur l’apprentissage junior et la légalisation du travail de huit dès 15 ans constituent l’essentiel du chapitre « banlieues » de la loi avec quelques exonérations supplémentaires pour les entreprises s’installant en zone franche. Au lieu d’affronter la question de l’incapacité croissante du système scolaire d’intéresser et de qualifier le maximum d’enfants (problème général), notre pays se distingue par un joyeux éclectisme incohérent. Pour recruter quelques élites dans la fonction publique et dans l’encadrement des entreprises, on met un zeste de discrimination positive avec l’instauration au compte-goutte d’accès au prestigieux Institut d’Etudes Politiques de Paris (sans aller toutefois jusqu’à en faire autant dans toutes nos grandes écoles). À l’autre bout de la chaîne, on enterre les Zones d’Education Prioritaires et l’on montre le bâton de l’apprentissage dès 14 ans. Ce qui dans une économie du savoir promue par le sommet de Lisbonne est hautement ‘ instructif » sur l’état d’esprit des députés qui ont voté cette disposition sans aucun état d’âme. L’argument est aussi cynique que celui de feu Ten T’siao Ping : qu’importe la couleur de l’emploi (du chat) pourvu qu’il attrape le chômage (la souris).

Toujours dans la même logique, mais cette fois ci en direction de la jeunesse en général, c’est à leur chômage (22 % contre 11 % dans l’Europe du Nord) que le dispositif du hussard Villepin entendait s’attaquer. L’article 8 de cette loi sur l’égalité des chances a instauré le CPE. Que prévoit cette loi d’ores et déjà moribonde ? Les moins de 26 ans, embauchés pour la première fois , obtiennent quelques avantages. Ainsi l’intégration de leurs stages, précédents, dans la même entreprise, un préavis de licenciement de 15 jours (un mois) au bout d’une période l’essai de plus d’un mois (six mois). Ainsi une indemnité au bout de 3 mois d’ancienneté si la rupture est le fait de l’employeur et s’il n’y a pas de faute grave, d’un montant de 8 % des rémunérations versées. Enfin une indemnité forfaitaire de chômage au bout de quatre mois d’ancienneté de 490 euros par mois durant deux mois. Se trouve aussi reconnu l’accès aux indemnités dès le 4° mois, alors qu’il faut deux ans d’ancienneté en CDI pour en bénéficier et qu’un titulaire d’un CDD n’a droit à aucune indemnité de licenciement en fin de contrat. Le CPE donne un accès limité aux indemnités de chômage dès le quatrième mois de travail au lieu du minimum de six mois exigé pour un CDI. S’ajoutent à ces quelques avantages un droit à la formation (20 heures par an dès le deuxième mois d’ancienneté) plus une promesse assez vague de faciliter le droit au crédit bancaire pour réunir la caution nécessaire au logement.
Mais en échange de ces petits pas en avant et de la carotte d’une transformation en CDI de leur embauche après deux ans, les jeunes soumis au CPE doivent avaler trois couleuvres supplémentaires par rapport à toutes celles qu’ont déjà contenues les multiples dispositifs emploi jeunes qui se sont succédé depuis un quart de siècle : 1) la période dite de consolidation débute après le mois de la période d’essai et dure 23 mois. Or celle-ci présente la principale caractéristique de la période d’essai, et c’est la deuxième couleuvre ; 2) pendant les deux ans de la première embauche, le salarié pourra être licencié sans que l’employeur ait à justifier le motif du licenciement. 3) Enfin et c’est sans doute la deuxième innovation qui explique la reconstitution d’un front syndical unifié et l’impact européen de cette bataille, si le salarié licencié conteste devant le Conseil des Prud’hommes le bien fondé de son licenciement, ce n’est plus à l’employeur à faire la preuve du bien fondé de la mesure prise, c’est au salarié à en apporter lui-même la preuve. Ce renversement de la charge de la preuve est évidemment redoutable. Il devrait réduire les cas de contestation devant les Prud’hommes à des abus criants, mais certainement pas aux pratiques dites de « souplesse » que les salariés et les stagiaires jeunes appellent le « travailleur kleenex » comme on parle d’un mouchoir jetable. .
Comme tous les dispositifs mêlant formation et travail, les salaires seront dérogatoires au salaire minimum, et les charges sociales incombent à l’Etat.

Voilà donc le petit article qui a jeté en grève les trois quarts des universités, une bonne partie des lycées, en région parisienne mais aussi avec une vigueur très forte, la Province. Parents, enfants, grands parents se sont retrouvés dans la rue. Les cinq principaux syndicats se sont re-soudés ce qui ne s’était pas vus depuis 1968, avec une différence de taille par rapport à la contestation étudiante d’alors : les organisations de jeunes ont cessé d’être traitées comme du menu fretin par les grandes centrales syndicales. Bref ce petit article 8 a suscité une dynamique impressionnante en moins de trois mois. En décembre 2005, une majorité de français (60 % étaient pour le CPE ; en avril, ils sont 82 % à n’en plus vouloir soit qu’ils en réclament l’abrogation (41 %) soit qu’ils veuillent vider ce dispositif des principaux motifs de sa mise en chantier (flexibiliser l’embauche dans l’espoir d’obtenir plus d’embauche des entreprises). Les patrons des PME commencent à être inquiets de la dimension revêtue par cette crise :elle risque d’entraîner l’abrogation du contrat national d’embauche (CNE) qui avait été taillé sur mesure pour eux et qui était passé sur les adultes beaucoup plus facilement que sur les jeunes.

Cet article 8 a été ratifié « sans réserve » par un Conseil Constitutionnel qui risque de se trouver contredit par la Cour Européenne de Justice de l’Union Européenne. Cette instance juridique qui a le dernier mot sur les cours constitutionnelles des Etats membres de l’Union, au nom de l’égalité des chances précisément, au nom des conventions internationales et de la non-discrimination de catégories d’actifs sur un critère d’âge, pourrait bien déclarer l’article 8 non conforme à l’ordre constitutionnel européen, donc la renvoyer aux oubliettes, montrant de même coup que la véritable Cour Suprême est déjà ailleurs que dans les limites de l’hexagone. Les Allemands qui ont une tradition fédérale désormais bien ancrée le savent : ils ont prudemment renoncé à leur CPE craignant autant un désaveu de la rue entraînée par l’exemple français qu’une annulation par la Cour Européenne de justice. Ajoutons que les employeurs ont fait la grimace quand ils ont lu attentivement l’arrêt du Conseil Constitutionnel français. Ce dernier renvoie tout contrat de travail à la notion implicite de motivation du licenciement et devant les Prud’hommes. La jurisprudence de la cour de Cassation française qualifie au reste « d’abusives » pour un CDI (contrat à durée indéterminée) des périodes d’essais de plus de quelques jours pour les ouvriers, de deux mois (pour les techniciens), d’un mois (pour les employés), de trois mois (pour les cadres) ou de six mois (pour les cadres supérieurs) sont “abusives”. Les recommandations de l’OIT (organisation mondiale du travail) ratifiées par la France, fixent elles aussi à un maximum de six mois les périodes d’essai. Les employeurs ont fait savoir dans le débat sur le CPE, qu’il était absurde de penser qu’il fallait plusieurs mois et à fortiori deux ans pour déterminer si un salarié faisait l’affaire.

Pourquoi le gouvernement de droite a-t-il commis cette lourde faute qui, venant à la suite de la crise des banlieues, obère très sérieusement les chances de la droite de gagner haut la main les élections présidentielles et les législatives de 2007, alors que Nicolas Sarkozy disposait d’un boulevard qui pouvait désespérer la gauche institutionnelle ? La réponse ressassée par les partisans du CPE inlassablement à droite et admise par nombre de « réalistes » à gauche, c’est qu’il faudra tôt ou tard réformer un marché du travail « trop rigide », incompatible avec la mondialisation et les nécessaires adaptations qu’elle doit entraîner. Pourtant à y regarder de plus près, il se pourrait que la droite et les néo-libéraux mécaniques aient tout faux.

En effet, une des caractéristiques de la rigidité du marché du travail français n’est pas, n’en déplaise à des zélotes de l’Ecole de Chicago, le trop de protection sociale à la charge de l’employeur, (cela reste une caractéristique européenne, même si elle est sérieusement écornée partout sous différentes formes), c’est l’ampleur du recours de la part des salariés au jugement du Tribunal des Prud’hommes. Ce contentieux continuel ne fait que souligner la faiblesse du dispositif contractuel collectif (pas de négociations sur les barèmes de salaires nets et réels, faiblesse des syndicats, peu d’empressement des employeurs) qui va de pair avec le recours indispensable à la rue et aux électrochocs politiques pour se faire entendre d’institutions dont la surdité ne se résout pas par la pose d’un appareil auditif. Il n’y a pas assez de protection sociale, pas assez de négociations collectives, pas assez de compromis pour que le marché du travail jouisse de cette propriété de fluidité, de réactivité, bref de flexibilité. L’intérêt suscité par le modèle danois de flexi-sécurité correspond à cette prise de conscience tardive que le secret de la souplesse ne s’obtient pas par un abaissement du degré de protection sociale. Plusieurs commentateurs (Dominique Méda entre autres) n’ont pas tardé toutefois à souligner que les autorités françaises et le patronat voulaient bien de la flexibilité danoise, mais qu’elles n’étaient absolument pas disposés à y mettre le prix, un prix qui ne passe pas seulement par plus d’efficacité des services de placement x conséquent, mais par des indemnités de chômage élevées.

En fait de petit pas vers la flexibilité, le CPE aura été la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Réflexion d’une mère de famille expliquant pourquoi elle avait fait grève le mardi 4 avril : « Mon fils a 35 ans. Il est à la maison. Il devait enfin après plusieurs CDD et d’innombrables stages, passer en CDI. Ils viennent encore de lui redonner un CDD. C’est infernal ».
Le rejet massif du CPE ne tombe pas du ciel. Il vient de loin. Le gouvernement dit : le chômage est insupportable. Faisons tout pour le réduire. La rue crie autre chose : son refus de la précarité. La différence est de taille, car les précaires travaillent, autant sinon plus que les « actifs », mais ils n’ont pas d’emploi.

La lutte contre la précarité : un mouvement de fond

À première vue, le mouvement contre le CPE, pouvait sembler un baroud d’honneur contre la mise au pas libérale du marché du travail en Europe continentale.
Si l’on regarde attentivement le laboratoire France depuis 1986, on y observe certes les secousses institutionnelles qui sont autant de surprises (1997 la dissolution, 21 avril 2002, 29 mai 2005). Mais en eux-mêmes ces renversements sont ambigus et peu lisibles.
Revenons en arrière et le panorama change singulièrement. Souvenons-nous : la lutte contre la loi Devaquet (1986), contre le CIP Balladur, une sorte de Smic jeune, en 1994 ; celle des premiers Intermittents la même année ; l’insurrection du travail social des hôpitaux et des assurés sociaux en 1995 ; le mouvement des sans papiers, en 1997 ; les comités de chômeurs de 1998 ; la Coordination Nationale des Intermittents et des Précaires (2003) ; 2003-2004 le mouvement sauvons la recherche qui touche fortement les secteurs de la recherche qui font travailler sans créer des postes, les doctorants et post-doctorants ; la lutte des lycéens contre la loi Fillon et le large mouvement contre la réforme des retraites, la même année ; le rejet de la Constitution Européenne comme trop libérale en 2005 ; la crise des banlieues la même année et finalement, en cet hiver 2005 printemps 2006, la lutte des stagiaires passée largement inaperçue mais pourtant signe annonciateur de la bataille des étudiants et des lycéens contre le CPE qui a rallié l’ensemble des syndicats.L’insurrection de la jeunesse et de l’intelligence ne date donc pas d’hier.
La continuité est impressionnante. Elle se suffit à elle-même.Pas besoin des luttes contre les délocalisations des Lus, des Moulinex de Normandie, des Samsung de Lorraine, des Hewlett Packard de Grenoble, bref les 300 sites visités par le partisan du non au référendum, Henri Emmanuelli.

Luttes d’arrière garde ou premier produit de trente ans de nouveau capitalisme ?

Il y a deux lectures possibles des mouvements qui affectent la société française depuis une bonne vingtaine d’années et qu’on définira comme non ouvriers au sens classique du terme.Ces mouvements ne sont pas réductibles à ceux des travailleurs productifs industriels ou des employés qu’on appelait les « cols blancs ». Leurs acteurs se manifestent en tant que hors travail, hors emploi, hors usine, hors logement, hors papier, hors du statut d’intermittent, hors de la ville (la banlieue). Ce n’est pas un hasard si au cours des années 1990, nombre d’entre eux se fédèrent comme mouvement des « Sans ». Après les sans statuts vacataires de l’enseignement des années 1970, no future des années punk, les sans papiers, les sans domicile fixe, les radiés de l’ANPE, les sans droits à la protection sociale, voici les actifs et travailleurs sans emploi, sans revenu, bref les working poors d’un nouveau genre. Un programme de mise au travail de type keynésien pouvait penser venir a bout des traditionnels working poors. Là, c’est beaucoup plus difficile car les jeunes comme le rappelait Olivier Favereau dans une tribune au Monde ne sont pas sans travail, ils travaillent de façon précaire. Les jeunes de moins de 35 ans rentrent et sortent tout le temps du marché du travail. Ce qui les rend vulnérable, ce n’est pas l’absence de travail (ils travaillent tout le temps un peu et sans statut), c’est le très faible niveau de revenu et l’irrégularité dudit revenu qui les rend inéligible au crédit, au logement. L’irrégularité toute seule, accompagnée de salaires élevés pendant les périodes travaillées constitue un marché que les banques prospectent bien. La médiocrité de salaire assez régulier sur plusieurs années, également. On aura reconnu le modèle anglais : pas d’assurance sur la durée de l’emploi, mais des salaires très élevés pour les irréguliers du privé et 600 000 emplois publics créés par Blair. Donc pas de fonction publique à vie, mais des emplois tout de même. La France cumule elle, les inconvénients de l’entre deux. Les free-lances et les intérimaires, les intermittents sans le bénéfice des indemnités (les moins de 507 heures sur 9 mois après la réforme) sont rémunérés très mal et les emplois publics se partagent entre le statut de fonctionnaire (emplois en régression) et un volant substantiel de vacataires, CDD. C’est donc l’emploi qui « fout le camp »et cette délocalisation-là est bien plus préoccupante et importante que la délocalisation vers les emplois industriels du Sud.

La première lecture consiste à placer ces luttes dans le prolongement des mouvements (ou de ce qui reste des mouvements ouvriers) de refus des privatisations des grandes entreprises nationalisées, du refus de la mondialisation. Bref, de les voir comme des résistances à l’instauration d’un capitalisme néo-libéral qui veut se déployer et n’y arrive pas encore en France parce que le village gaulois résiste. C’est bien cette « version » des choses que l’on entend du côté de The Economist qui enrage.
La seconde lecture, radicalement différente dans ses conclusions, consiste à penser ces mouvements au contraire, non comme les résistances réactionnaires à l’instauration du nouvel ordre économique globalisé, mais comme les premières formes annonciatrices de lutte à l’intérieur du nouveau capitalisme installé. Richard Sennett n’a pas dit pas autre chose dans son interview du 1 avril à Libération. En 30 ans, dont le néolibéralisme n’a été que l’emblème et non la substance, le capitalisme a mué et désormais il est devenu cognitif. Il s’est ainsi opéré insensiblement ou brutalement selon les domaines, les secteurs, mais aussi les formes de conflictualité, un déplacement radical qui a désarçonné le mouvement de contestation puissant qui était né dans les années soixante et qui s’est terminé dans la décennie des ‘ années d’hiver » (de 1978 à 1989) comme la nommait Félix Guattari.

La composition antagoniste du capitalisme cognitif

Quel est le trait commun en effet à tous ces mouvements ?
Ils concernent essentiellement les scolarisés, les précaires, les jeunes dits en formation, les doctorants, les post-doc sans postes, les personnes en activité sans pour autant bénéficier d’un emploi, les travailleurs de secteurs ou de tranches de l’économie qui sont intérimaires, intermittents, free lance , travailleurs indépendants ou autonomes d’un nouveau genre à cheval sur le salariat et l’emploi à son propre compte.
En matière de contrat de travail, cela recouvre premièrement ce que traditionnellement on appelait le secteur non structuré (C. Kerr) ou secondaire (M.J. Piore) du marché du travail : des emplois liés à une demande instable ou variant fortement sur l’année (saisonnier, intérimaires, travailleurs d’appoints, petits boulots). Mais cela touche également désormais d’autres secteurs de l’activité économique liés à un autre type de discontinuité ou d’hétérogénéité dans l’activité comme les employés des secteurs du spectacle, de la communication, et des activités restructurées à l’instar du cinéma (production flexible en fonction des publics, externalisation) de façon servicialisée. Loin d’être des emplois liés seulement à des secteurs traditionnels (services domestique, hôtellerie, restauration, tourisme, nettoyage) ces emplois sont apparus dans la production de biens connaissances, dans les logiciels, dans les start up de l‘information ou de l’économie de service à la personne, en particulier dans le domaine de la santé concernant des personnes seules et âgées, ou bien dans le Tiers secteur alternatif.

On aura reconnu les formes particulières d’emplois qui se sont installées de façon structurelle dans le paysage de l’emploi et particulièrement dans les tranches d’âges jeunes (intérim, CDD, contrat formation emploi, emplois jeunes, travail à temps partiel). Certaines de ces trouvailles juridiques sont directement liées à un degré élevé de protection des personnes employées à plein temps qui deviennent propriétaires de leur poste de travail, si bien que les garanties de réintégration qui leur sont données en cas de détachement engendre mécaniquement la création de poste non titulaire. Ce fut le cas des vacataires dans l’éducation nationale, des ATER d’universités actuels. Mais d’autres projets d’aménagement du code du travail sont apparus. Parmi eux, ce que le juriste Alain Supiot a appelé le travail para subordonné : l’employé est indépendant et pas directement subordonné à un employeur.À travers des systèmes de sous-traitance ou de partenariat souvent implicite, le travailleur indépendant est contrôlé étroitement par le marché directement et non plus par l’entreprise. Le développement très rapide de la gestion de projets dans les entreprises a conduit Michel de Virville, dirigeant de Renault à proposer un nouveau type de CDD de longue durée (de 18 mois à 5 ans) se substituant au CDI dans l’industrie . cette proposition a provoqué un beau tollé et a conduit à son abandon le 30 avril 2004. Ce « contrat de projet » recommandait l’instauration d’un nouveau contrat de travail, lié à l’accomplissement d’une mission ou d’un projet spécifique. Sa durée ne serait donc pas préalablement fixée. Il reviendrait à chaque branche de négocier l’instauration de ce contrat qui serait cependant réservé aux seuls salariés qualifiés. .

De quelque côté que l’on se tourne, celui de l’emploi très précaire (celui des travailleurs au RMI obligés de faire des petits boulots au noir, celui des immigrés sans-papiers) ou celui des experts très qualifiés (ingénieurs, cadres supérieurs) ou celui intermédiaire des intermittents, des chercheurs post-doctorants rémunérés sur contrats, le CDI n’est plus appliqué où les employeurs cherchent à le contourner. Certes, le nombre de contrats à durée indéterminée représente encore en stock plus des deux tiers des contrats de travail et mais pour les classes d’âges des moins de 35 ans, la proportion se dégrade nettement. Les formes particulières d’emplois représentent plus de la moitié des emplois offerts et cette proportion est carrément des deux-tiers pour les moins de 26 ans. Leur effet sur la dynamique du marché du travail est donc considérable. Si l’on ajoute que la vulnérabilité au chômage (soit la probabilité de passer par le chômage est quasiment de 50 % chez les jeunes, on a une idée à peu près correcte du degré de précarité). Le taux de chômage des jeunes de moins de 26 ans n’est pas de 22% comme le prétend la droite toute à son désir de vanter le CPER comme valant mieux que le chômage intégral, mais de 25 % pour ceux qui ont terminé leurs études, soit un taux de chômage global des jeunes de 8 à 9 % sensiblement égal au taux de chômage moyen.

Cette transformation n’est pas temporaire en attendant que les choses rentrent dans l’ordreancien » quand les générations jeunes seront moins nombreuses. Pourquoi ? Parce que cette transformation est à notre sens le meilleur indicateur du fait que nous sommes entrés bel et bien dans l’ère du capitalisme cognitif . L’exploitation est devenue essentiellement l’exploitation non de la consommation de la force de travail, mais de sa disponibilité, de son attention. Non celle de la faculté du travail vivant à se transformer en travail mort en produit, mais de la faculté du travail vivant de rester vivant et de coopérer à travers en particulier des NTIC, des réseaux. Le capitalisme a cessé de parler uniquement en termes de produit et procédé matériel pour s’intéresser de plus en plus aux processus, aux solutions. La mobilité, la réactivité, le changement continuel sont devenues des valeurs incorporées à la qualification qui décline au profit d’un concept en apparence plus vague, celui de compétence, mais qui en réalité saisit les vecteurs, les réserves de force au lieu des points des emplois fixes. Ce qui sert de repère au taux d’exploitation réelle, ce n’est plus l’emploi et la durée de travail dans les limites précises de l’emploi, c’est le travailleur lui-même dans sa durée, dans ses parcours dans le tissu sociale te productif.

La captation de valeur se concentre singulièrement sur la production et la gestion, des publics. La révolution numérique et sa large diffusion et appropriation permettent désormais de capitaliser grâce à une traçabilité en temps réel de l’information les réseaux en train de se former, leur pouvoir multiplicateur. La chaîne productive de la valeur s’est pulvérisée : l’entreprise n’est plus dans son assiette et son assiette (la fair value) n’est plus au-dessus de sa tête pour paraphraser Prévert. Ce que vaut une entreprise se détermine hors de ses murs : son potentiel innovant, son organisation, son capital intellectuel, sa ressource humaine débordent et fuient de toutes parts.
La finance est devenu le centre nerveux de la production parce que le centre de gravité de la valeur s’est déplacée vers les externalités positives que produisent les territoires productifs, c’est-à-dire la coopération sociale.
Dans une société de l’information ou une économie reposant sur le savoir, le potentiel de valeur économique recélé par l’activité est une affaire d’attention, d’intensité, de création, d’innovation. Or ces éléments se produisent largement en dehors du cadre de l’horaire de travail classique mesuré par le CDI. On revient à l’évaluation à la tâche, au projet. Car les projets, tout en étant rémunérés au produit (et non au temps) incorporent un temps gratuit considérable. Mais il y a plus. En réalité l’activité humaine qui se trouve ainsi captée n’est pas le miel produit par les abeilles productives humaines, mais leur activité infiniment plus productive de pollinisation des relations sociales qui conditionne le degré d’innovation, de réajustement.
Dans une société où la production s’opère avec du vivant et pour faire du vivant (bioproduction et biopolitique) et des connaissances vivantes au moyen d’activité de connaissance vivante, la mesure du tempsdetravail est en crise. Doublement en crise. D’un côté, le temps de travail classique étant devenu largement poreux, le code du travail est à la fois ressenti par les employeurs (et parfois même par les salariés) comme à la fois trop contraignant et trop laxiste. Que veulent dire 35 heures de travail mental par semaine ? Que veut dire un système de mesure de l’activité aux seuls produits de cette activité qui requiert continûment de la préparation, de la mise à jour, de la formation permanente, une mise en commun ? Certains employeurs prospèrent sur ces failles apparues dans l’évaluation globale pour arracher de leurs employées beaucoup plus de travail et payer les gens au lance-pierre. Parallèlement au mouvement contre le CEP, comme son harmonique, a eu lieu un long mouvement des stagiaires. Ces derniers ont tout lieu d’être exaspéré par les entreprises qui profitent sans vergogne depuis des années pour demander à des bacs plus 4 pour des stages parfois payés en caramels (authentique) un travail opérationnel qui les dispense désormais de recruter des salariés pour de bon !

Si nous voulons remonter plus en amont dans l’analyse nous pouvons avancer que nous assistons pour de bon à une crise de codification du rapport salarial, bref à une crise constitutionnelle du travail. Cette crise est structurelle : la forme de dépendance du travail salarié, le type de séparation corps- force de travail, le rapport de l’actif avec ses outils de travail, avec le produit de son activité, avec sa propre vie. le lieu de travail, la forme de l’activité sous la forme de l’emploi béveridgien tout cela est atteint.
L’un des décrochage le plus spectaculaire est celui du travail ou activité vécu et engendrant de la valeur économique avec l’emploi codifié. Les deux notions qui se recoupaient à peu près, à défaut de totalement, divergent désormais. C’est un des résultats le plus net de la grande enquête sur les Intermittentes menée par l’équipe Isys-Matisse (CNRS– Université de Paris 1) à la demande de la coordination nationale des Intermittents et des précaires .

Un nouveau régime salarial ?

Le capitalisme cognitif est d’ores et déjà installé solidement. Les secousses qui atteignent la forme canonique du contrat de travail le CDI ne sont pas seulement une attaque réactionnaire, mais l’enfantement historique d’un nouveau régime salarial. Et celui-ci, pas plus que les précédents n’est un dîner de gala. Certes les diagnostics qui parlent d’un triomphe du néolibéralisme sur toute la ligne s’appuient sur un constat qui n’est pas faux même s’il est incomplet. Le capitalisme cognitif, dans son aile stratégique peut se vanter d’être parvenu à mettre sur la défensive d’abord puis d’avoir méthodiquement réduit à la portion congrue (c’est-à-dire à peine suffisante, entendez le minimum de travail ouvrier et industriel nécessaire pour empêcher une dépendance trop forte vis-à-vis des ateliers du Sud) la gauche, le mouvement ouvrier et syndical. Il a procédé selon sa méthode favorite : en se déplaçant de plus en plus sur le terrain financier et monétaire, en dématérialisant, déterritorialisant (et dénationalisant) l’entreprise, la production, la mondialisation a laissé le colosse ouvrier sans possibilité de prise sur des employeurs évanescents, des ateliers déménagés à la cloche de bois. Il oppose habilement les salariés devenus détenteur d’actifs financiers dans les fonds de pensions, à d’autres salariés pressurés par la norme d’une rentabilité du capital de 14 % totalement astronomique.

Mais cette victoire a un triple prix qui va se faire sentir de plus en plus. Tout d’abord un prix en termes de cohésion donc de manque de stabilité très forte. L’éclatement de la production et du collectif de travail rend difficile toute prévision, toute anticipation. Les institutions et les régularités deviennent très aléatoires. L’ère des tycoons, des faillites spectaculaires de l’économie casino détruit les conditions de la confiance. Plusieurs ouvrages de capitalistes prônant la vertu, l’exemple de bonnes pratiques, ont fleuri depuis le naufrage d’Andersen Consultant.
Le deuxième prix se paye en termes d’exclusion. Dans le capitalisme cognitif, l’école et l’appareil de formation deviennent un moment décisif. Ils remplissent la fonction que jouait la possession ou dépossession des moyens de production dans le capitalisme industriel. La prolétarisation a creusé un sillon profond au sein du capitalisme industriel jusqu’à ce qu’une politique de répartition et la création de droits sociaux viennent tempérer cette division et conjurer le risque de guerre civile qu’elle contenait. Aujourd’hui les fractures éducatif linguistique et numérique tracent des frontières brutales partout où le système éducatif est demeuré élitiste et républicain et peu massifié par une démocratisation substantielle. Le niveau d’éducation qui se confond de plus en plus avec le niveau de sortie dans le système éducatif commande l’accès aux emplois et encode la précarité entre une précarité stigmatisante et une précarité synonyme de mobilité voulue et valorisée. La valeur travail est devenue la valeur-éducation et le capital humain accumulé et reconnu. Paradoxalement le fordisme avait paru s’accommoder d’un relâchement des critères des sociétés élitistes reposant sur l’éducation puisque à niveau de masse, une éducation restreinte n’entravait pas l’accès à un niveau d’emploi et de richesse satisfaisant et assez égalitaire. Cette époque est terminée : le pronétariat pour reprendre l’expression de Joël de Rosnay paraît voué dans les centres d’appel, ou les instituts de sondages, à des tâches standardisées de service largement préparées sur menu déroulant. Cet accroissement du rôle de l’éducation dans la stratification sociale, de plus en plus semblable à une centrifugeuse qui polarise la population, explique l’âpreté des conflits sur la carte scolaire ainsi que sur les compléments payants des études publiques.
La montée de ce critère de hiérarchie sociale est attestée aussi par le caractère de plus en plus explicatif des différenciations de classe sur la base de l’éducation des parents (particulièrement de la mère) par rapport au critère du niveau de richesse oui de bien être des familles et par le rôle déterminant du milieu scolaire et périscolaire.
Sans démocratisation des critères de validation de l’éducation (qui passe par une refonte totale de l’école républicaine), le capitalisme cognitif redevient aussi inégalitaire que le capitalisme industriel dans le premier siècle de son existence. Que des notions comme le droit à l’éducation, à la formation tout au long du cycle de vie, soient apparues et soient de plus en plus mises en avant, n’est pas un hasard. La haine de l’école et des étudiants s’est manifestée aussi bien dans les émeutes de novembre 2005 où des jeunes ont brûlé des écoles, des bibliothèques, que dans les agressions des manifestants étudiants du centre ville par des « casseurs » venus des banlieues. Elle est un indice de la parfaite conscience qu’ont les discriminés de leur marginalisation opérée par l’éducation. La rage des émeutiers de novembre 2005 à brûler quelques écoles, bibliothèques ou équipements collectifs n’apparaît plus alors comme parfaitement irrationnelle.

La socialisation rampante de l’activité productive face à l’anémie de l’emploi

Le troisième prix payé par la victoire du capitalisme cognitif sur le plan de la précarisation de l’emploi est une socialisation sans précédent de l’activité et de l’emploi du même coup. En effet, cette activité pollinisatrice incessante n’est possible, là où elle fonctionne le mieux, qu’avec une prise en charge croissante par la société en général. Ces formes sont multiples. Citons en deux :
Un enseignant est payé non sur la base de sa prestation horaire (ses heures de cours) car son salaire comprend la rémunération d’une partie de son activité de préparation de ses cours, de mise à niveau permanent. C’est le rôle de la fonction publique. Un intermittent qui va toucher en moyenne un revenu équivalent au professeur de lycée est payé moitié moins, mais son système d’indemnisation du chômage (à condition qu’il y ait droit) représente à peu près la moitié de son revenu, autant que son salaire. Il s’agit là de professions particulières dira-t-on .
Mais que dire alors de cet autre chiffre : les emplois mis en place pour les jeunes (dispositifs particuliers et emplois sauvés) représentent la bagatelle de 50 milliards d’euros transférés aux entreprises et la moyenne de 19 500 euros par emploi . Le problème n’est pas de contester le principe de ce transfert, c’est-à-dire la socialisation croissante qui correspond en fait à la rémunération indirecte de la productivité globale que l’on peut de moins en moins bien imputer aux facteurs de production mise en œuvre de façon marchande, mais les modalités de ce transfert.

Actuellement cet argent va aux entreprises avec l’espoir des pouvoirs publics que ces dernières créeront des emplois stables. Mais le contexte de concurrence acharnée sur le plan international et national ou européen les pousse à traduire immédiatement ces subventions en avantage comparatif. Elles prennent l’argent et ne recréent pas des relations de long terme avec leurs employés. Pourquoi ? Parce que leur spécialisation au lieu de se porter sur les segments incorporant plus d’intelligence et d’innovation suit la pente de la facilité : distribuer des dividendes élevés aux actionnaires, ne pas construire des contraintes en revenant à un marché du moins disant (parfois pour tirer de ces opportunités de faire de l’argent rapidement des moyens de réaliser des opérations de rachat d’entreprises contenant de la matière grise ou de Start up contenant des réseaux nouveaux).

Tirolle et Blanchard dans un article récent ont bien suggéré de pénaliser les entreprises recourant à une rotation rapide de leur main d’œuvre comme des mauvais conducteurs par un bonus ou un malus comparable à ce que l’on trouve dans les compagnies d’assurance. Les travailleurs étant des biens de consommation durable, comme des voitures finalement, on traiterait les employeurs comme des conducteurs les incitant à ménager leur monture .

Il existe pourtant une solution beaucoup plus simple : c’est d’orienter ces 50 milliards d’euros vers la main-d’œuvre. Ce qui présenterait plusieurs avantagea : d’une part en versant l’équivalent d’un SMIC annuel à ces actifs jeunes en situation de particulière précarité, on résoudrait une partie de la précarité. Supposons par exemple que l’on estime à 5 millions de jeunes de moins de 30 ans dans la précarité. Réaffecter ces 50 milliards de subvention déguisé en revenu d’existence, nous conduirait à la somme de 833 euros par mois pour chacun. C’est-à-dire largement au-dessus du revenu minimum d’insertion. Cela résoudrait une grande partie du problème de la précarité. Second avantage, cela permettrait à ces jeunes d’avoir une position beaucoup plus forte sur le marché du travail et de ne pas accepter des emplois dégradants aux conditions de travail scandaleuses pour les moins qualifiés ou aux salaires misérables pour les bacs plus cinq. Les industries et les services fonctionnant au SMIC auraient de sérieux problèmes : elles devraient revaloriser les conditions de travail, et compenser la modicité des rémunérations par une stabilité de l’emploi (comme les cantonniers d’autrefois) ; ou bien revaloriser très sérieusement le niveau des salaires si elles veulent garder de la main d’œuvre.
Troisième avantage : le problème de la création d’emploi et d’activité ne peut pas faire abstraction de l’auto-valorisation des personnes et de leur participation active à la création des niveaux secteurs d’activité en liaison avec les besoins qu’eux seuls révèlent en même temps qu’ils cherchent à les satisfaire. C’était la grande idée, toujours vivante du Tiers Secteur de l’économie, qui a souvent pallié ces dernières années la retraite de l’Etat (voir par exemple des associations comme les Restos du cœur). Le problème de ce Tiers Secteur est qu’il repose sur un bénévolat, lui-même peu tenable dans la durée sauf pour les retraités (et encore quand les retraités seront contraints de trouver des sources de revenus pour compléter leurs pensions qui ont fondu avec les réformes, c’en sera fini également). Un revenu d’existence permet à une partie de la population de se consacrer à une activité d’intérêt général et d’une utilité sociale dix fois plus intéressantes que faire tourner sous perfusions des activités industrielles condamnées, polluantes ou guerrières.

La garantie ou contrepartie à la précarité et à la disparition croissante des emplois de type béveridgien, doit aller aux actifs et non aux entreprises pour contraindre ces dernières à se réformer. Les droits sociaux (la garantie de ne pas tomber dans la misère et de devenir ainsi des travailleurs pauvres ) doivent être attachés à la personne et pas aux emplois.
La justification d’un revenu d’existence inconditionnel n’est pas seulement éthique, elle est surtout économique. Il s’agit de rétribuer de façon primaire et pas comme une opération de redistribution d’une richesse sociale créé par ailleurs, la productivité sociale de l’actif, du travailleur que son activité prenne la forme d’un emploi stable (c’est l’idéal malheureusement en voie de raréfaction), d’une suite plus ou moins chaotique de contrats à durée déterminée ou d’un travail couvert par des dispositifs existants de mutualisation ( les Intermittents, les fonctionnaires, les free-lances devant se monter leur propre système de protection) ou enfin d’un travail qui n’est pas reconnu comme travail et dont l’utilité sociale saute aux yeux (ceux qui aident des personnes âgées ou handicapées, les malades à domicile, les femmes (plus rarement les hommes) qui élèvent des enfants. Il faut ajouter enfin que dans une société de la connaissance et un capitalisme cognitif, étudier, se former, se cultiver c’est déjà contribuer à la productivité globale de la société. Le revenu d’existence est la seule solution qui concilie l’involution actuelle de l’emploi (la dégradation jusque-là insensible est en train de s’accélérer brutalement), les nouvelles formes d’activité, la production flexible et l’incorporation croissante de savoir et de travail immatériel dans la production de valeur économique.
C’est aussi le seul mécanisme économique incitatif puissant qui soit capable d’arrêter l’involution de l’emploi et de créer les conditions d’un retour à l’élaboration d’un nouveau compromis ou régime salarial correspondant au capitalisme cognitif.

Le lundi 8 avril, à 10 heures du matin, le flamboyant premier Ministre français devait annoncer son Waterloo : le retrait du CPE et son remplacement par 150 millions d’aides supplémentaires (300 millions l’année prochaine) d’aides aux emplois. Jean-Louis Borloo, le ministre des affaires sociales, ne cachait pas son sourire. C’est à ce genre de solution qu’il inclinait depuis longtemps. Les syndicats, après avoir jaugé une combativité étudiante toujours forte, et même François Chérèque d’une CFDT qu’on avait connue plus frileuse mettait sur la table la question du CNEcontrat nouvelle embauche, système d’aide aux PME de moins de 20 salariés qui lui aussi a installé la possibilité pour l’employeur de licencier sans avoir à motiver sa décision. Des dizaines de cas en procès devant le Conseil des Prud’Hommes doivent bientôt trancher dans le sens d’un retour ou pas au droit « normal ». On peut douter, après les précisions fournies par le Conseil Constitutionnel dans son arrêt désormais sans objet sur la constitutionnalité du CPE, que le flexibilisation du salarié ( renversement de la charge de la preuve, durée de deux ans de l’essai) puisse s’imposer.

Plus que jamais, à travers des hoquets, des décisions stupides, des audaces de hussards nus et sans troupe, trahis par leur propre patronat, la socialisation cognitive du salariat s’impose dans les faits et se traduit dans le travestissement d’une subvention des entreprises. Mais tout ou tard, il faudra bien faire le choix du revenu d’existence et redéfinir l’ensemble d’un nouvel Etat providence autour de ce pivot central. Il faudra limiter la toute puissance de la norme salariale conjuguée au tout marché. Pour sauver le marché, l’entreprise, il faudra faire ce saut.
Ce saut c’est le vrai New Deal. Hic Rodus, hic salta ! Le capitalisme cognitif esquissé lors du programme de Lisbonne de 2002 aura besoin pour vaincre exactement comme il aura besoin de redéfinir les missions de la Banque Centrale Européenne. Si cette dernière veut revenir à de la croissance différente du complexe pétrolier et militaire et électronucléaire, elle devra se consacrer au financement de la véritable infrastructure du capitalisme cognitif : une population pouvant vivre, apprendre et déployer pleinement son activité. Et cette infrastructure a un seul nom : un revenu d’existence élevé, inconditionnel, cumulable avec une activité.

C’est à cette seule condition que le troisième capitalisme qui s’est emparé des commandes de l’économie-monde depuis 1975-1991 ne se verra pas confondu avec la barbarie. Sinon les émeutes pourrait toucher bien plus que les banlieues au centre.
À gauche, l’idée chemine encore timidement :L’UNEF a ressorti sa vieille revendication d’allocation étudiante. Martine Aubry a avancé l’EVA dans un silence plutôt embarrassé de ses commensaux au PS. Jacques Attali a également franchi le pas. Yves Cochet a décidé d’en faire un axe essentiel de sa candidature à la présence des Verts dans la présidentielle de 2007 À droite, aussi l’idée progresse, même si le niveau envisagé par Yoland Bresson est encore si bas qu’on retombe dans une moderne « politique des pauvres ».
Le New Deal est résistible, mais il est inévitable. Peut-être faudra-t-il que la France soit au bord de l’émeute générale pour qu’il s’impose. La lutte massive des précaires qui vient de se dérouler et qui vient de tuer le CPE, après avoir tué le CIP en 1994, douze ans auparavant, nous rapproche de cette échéance.

La substance de ce texte a fait l’objet d’une première présentation au séminaire interne organisé à Paris le 1 avril dernier par la revue Multitudes.

Voir un bonne synthèse du dispositif dans son détail in Wikipedia http://fr.wikipedia.org/wiki/Contrat_première_embauche

Nous ne remontons pas à quelques prodromes de ces types de lutte sociale à partir des années 1972-1977 (comités de sans papiers, de chômeurs, de locataires)

Le point de départ politique est le retour sur la scène de Chirac comme Premier Ministre cohabitant avec Mitterrand. Le point de départ est 1972, l’accord signé par la CGT avec Manpower (société de travail intérimaire) ou bien le dispositif d’indemnisation du licenciement économique mis en place par Chirac : 90 % du montant du salaire pour indemnité de chômage pendant un ans et 110 % pour ceux qui acceptaient une formation. Rappelons qu’aujourd’hui le chômage est indemnisé de façon fortement dégressive. Au bout de quelques mois, l’indemnité n’atteint pas 40 % du salaire initial et les radiations conduisent un tiers des chômeurs réels à ne recevoir aucune indemnité conséquente sinon l’aide sociale ou le RMI.

Virville, M de (rapp), 2004, « Pour un Code du travail, plus efficace », 18 mars 2004. Rapport remis à M. Fillon, Ministre des Affaires Sociales et de la Solidarité, téléchargeable sur http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/044000015/0000.pdf

Voir les numéros 2 et 10 de la Revue Multitudes téléchargeables en ligne www.multitudes.samizdat.net

Rapport non encore publié de A. Corsani, M. Lazzarato, J.B. Oliveau et Y. Moulier Boutang Étude statistique, économique et sociologique du régime d’assurance-chômage des professionnels du spectacle vivant, du cinéma et de l’audiovisuel. Rapport n°3 Novembre 2005-11-25 Enquête socio-économique : première phase exploratoire de l’analyse statistique, Isys-Matisse, CNRS, Université Paris 1.Ce rapport est évoqué par A. reverchon dans le Monde de l’économie du 10janvier 2006.

Rapport non encore publié de A. Corsani, M. Lazzarato, J.B. Oliveau et Y. Moulier Boutang cité supra.

Le Monde Diplomatique, Mars, 2006, Dossier sur le travail précaire.

Cité par Christian Gollier dans une Tribune de Rebonds dans Libération du 12 avril 2006 intitulée, La France devrait accorder un revenu minimum aux jeunes, Solidarité entre générations.

Pour ceux qui ne croiraient pas au retour des working poors citons ce seul chiffre : à Paris 25 % des sans domicile fixe ont un travail régulier !!!