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Retrouver un avenir commun

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Mardi 21 mars 2006Grève générale. Le moment est crucial. Jamais la situation n’avait été
aussi favorable aux luttes sociales. C’est l’occasion ou jamais pour
les salariés de se joindre au mouvement pour défendre leurs
revendications, il n’y a pas de doute là-dessus. Et pourtant, il
semble que les syndicats s’effraient de leur pouvoir et reculent
devant l’appel à la grève générale. Il semble surtout que les
salariés ne soient pas favorables encore au renversement du régime,
rencontrant la limite du mouvement actuel, son absence de projet qui
peut causer sa perte. L’abolition du CPE ne mérite pas une révolution
à lui tout seul ! Si on fait une révolution, certes bien nécessaire,
cela ne peut être pour revenir simplement au passé et un CDI de plus
en plus théorique. Chacun sent bien confusément que c’est une chimère
sous cette forme.

Pour sortir de la précarisation de nos vies, il faut une ambition
plus positive et tournée vers l’avenir, une refondation des
protections sociales centrées sur la personne et les nouvelles forces
productives. Il faut profiter de la conjoncture pour adapter notre
système social à l’ère qui s’ouvre devant nous, en développant notre
autonomie plutôt qu’en rigidifiant les règles. Ce n’est pas la
direction empruntée pour l’instant (on comprend pourquoi quand on
impose la flexibilité sans la sécurité). Heureusement, cette fois
nous avons le temps puisque le mouvement est fait semble-t-il pour
durer, temps indispensable à la réflexion et l’élaboration collective.

Au-delà du changement de génération, il faut prendre la mesure de la
rupture civilisationnelle que nous sommes en train de vivre sur
plusieurs plans puisque nous entrons dans l’ère de l’information, de
l’écologie et du développement humain, indissolublement liés et comme
opposés point à point à l’ère de l’énergie, de l’industrie et de
l’exploitation de la force de travail (bien sûr on n’en a pas fini
encore!). Il faudrait comprendre, d’une part, ce qui relie la
précarité de l’emploi à l’ère de l’information, et, d’autre part,
qu’on ne peut revenir au plein emploi industriel ne serait-ce que
pour des raisons écologiques, mais aussi parce que le travail s’est
profondément transformé avec l’informatisation alors que les
institutions actuelles datent de plus de 60 ans parfois ! Il faudrait
que les étudiants étudient rapidement ces transformations pour ne pas
se tromper d’avenir.

Pour ma part, les études que j’ai été amené à faire sur ces sujets
m’ont convaincu que l’ère de l’information et de l’écologie étant
aussi celle du développement humain (plus que la simple sécurité
sociale), une indispensable sortie du productivisme salarial et de la
précarité passe par un revenu garanti. Au-delà d’une sécurité contre
la précarité de l’emploi, il pourrait constituer en effet la base
d’une production alternative relocalisée (avec des coopératives
municipales et des monnaies locales, entre autres). Ce qui ne veut
pas dire vivre en autarcie, ni ériger de nouvelles murailles de
Chine, mais simplement prendre acte du fait que la très grande
majorité de nos échanges quotidiens sont locaux et que notre qualité
de vie dépend de la vitalité de notre milieu (les délocalisations
sont très marginales, de même que les importations hors de l’Europe
de l’ordre de 8%). Notre salut ne viendra pas des multinationales
mais de nous-mêmes.

Ce n’est qu’un aspect de la question, tourné vers l’avenir et le
développement humain (informatique, formation, culturel, etc.), mais
il ne faut pas tomber dans des discours trop simplistes et trop
généraliser. Il y a plusieurs secteurs qui ne répondent pas aux mêmes
règles et protections (concurrentiel, fonctionnaires, associations,
activités autonomes, insertion). Il ne s’agit pas de supprimer le
marché mais d’en réduire l’extension, le totalitarisme, la tentation
monopolistique ! Dans tous les cas il faut que soit assurée une
continuité du revenu qui ne dépende pas de la famille, comme cela a
tendance à le redevenir depuis quelques temps, renforçant les
inégalités. La lutte contre la précarité commence par la lutte contre
la précarité du revenu, même si elle ne doit pas s’arrêter là, mais
c’est de là qu’il faut partir.

Il n’y a pas d’alternative à la dégradation de nos vies en dehors
d’une relocalisation de l’économie et d’une garantie de revenu
permettant de construire une alternative au productivisme marchand en
assurant les besoins de tous. J’ai conscience bien sûr de la
faiblesse de cette position qui est loin d’être majoritaire dans
l’opinion même si la question du revenu s’impose et insiste des
retraites au revenu d’autonomie étudiant, aux chômeurs, aux
intermittents, aux travailleurs pauvres… Ce n’est pas le seul
remède à la précarité, mais il est vital. Il faudrait bien sûr que le
mouvement s’empare de cette revendication et la transforme sans
doute, que la négociation lui donne forme acceptable et finançable
sans vouloir viser d’emblée le maximum.

En tout cas beaucoup dépend de la façon dont la lutte contre la
précarité va s’étendre au-delà du CPE dans les jours à venir, dans
quels termes et quelles revendications. Seul un mouvement de grande
ampleur pourrait arriver à refonder les protections sociales sur la
personne et la garantie d’un revenu, seul un mouvement de grande
ampleur pourrait reconvertir l’économie et la relocaliser pour tenir
compte des contraintes écologiques et de la sauvegarde de notre
avenir mais, alors même qu’il est prêt d’éclater, il n’y aura pas de
mouvement de grande ampleur sans un projet à la hauteur, sans
retrouver un avenir commun. C’est à le construire que peut servir ce
temps de réflexion, sur la précarité du travail et de l’existence,
que nous laisse un pouvoir hautain qui n’est plus le nôtre (et si
nous échouons, attention au contre-coup qui pourrait être violent et
dévastateur).