Tribune de débat sur " le postcolonial"

Sur la séparation raciale

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W.E.B. DuBois (1868-1963) est l’un des plus importants intellectuels
afro-américains. Historien, sociologue, militant des droits civiques,
littérateur, théoricien de l’émancipation des Noirs, il est en outre l’un
des fondateurs du panafricanisme. Son maître livre, Les âmes du peuple noir,
paru en 1903, un grand classique plus de cent fois réédité aux États-Unis, a
été traduit en français avec un peu plus d’un siècle de retard en 2004 [1.
DuBois est mort à près de 96 ans, peu après avoir émigré au Ghana, où il
était l’hôte de son ami et disciple Kwame N’Krumah. Si ses conceptions ont
évolué tout au long de ses quelque soixante-dix ans d’activité
intellectuelle et militante, tous les leaders progressistes du mouvement
noir américain le reconnaissent comme l’une de leurs influences majeures. Le
texte qui suit a été publié en 1934 dans la revue Crisis. Si elle fait
directement référence à des débats américains de l’époque, l’analyse qu’il
propose garde toute sa pertinence dans un contexte français et contemporain
où l’on continue de prêcher la mixité et de combattre la ségrégation, mais
en perdant de vue le principe d’égalité.

http://lmsi.net/article.php3?id_article=493

L’intelligentsia noire des États-Unis doit cesser de prendre la fuite dans
le plus grand désordre dès qu’elle entend prononcer le mot « séparation ». L’opposition
à la séparation raciale, ou ségrégation, n’est pas ou ne devrait pas être l’expression
d’une réticence des gens de couleur à travailler les uns avec les autres, à
coopérer les uns avec les autres, à vivre les uns avec les autres. L’opposition
à la séparation est une opposition à la discrimination. L’expérience des
États-Unis est que généralement, lorsqu’il y a ségrégation, il y a
discrimination raciale. Mais les deux choses ne vont pas nécessairement de
pair. Et on ne devrait jamais s’opposer à la ségrégation, à moins que cette
ségrégation ne signifie discrimination.

Non seulement rien ne s’oppose à ce que des gens de couleur vivent aux côtés
de gens de couleur dès lors que cela ne s’inscrit pas dans un contexte de
discrimination, que les rues sont bien éclairées, qu’il y a l’eau courante,
que les égouts fonctionnent, que la sécurité publique est bien assurée, et
dès lors que quiconque le souhaite, quelle que soit sa couleur, peut s’installer
dans le voisinage. De même pour les écoles, rien ne s’oppose à ce qu’il y
ait des écoles où les élèves sont de couleur et où les professeurs sont de
couleur. Au contraire, les élèves de couleur sont des êtres humains qui
peuvent tout à fait être aussi éveillés que n’importe quels autres enfants,
et nous savons bien qu’il n’y a pas de meilleurs professeurs que des
professeurs de couleur dès lors qu’ils sont convenablement formés. Mais si
le fait qu’une école soit ainsi une école noire est une raison suffisante
pour qu’on prête moins d’attention aux bâtiments, pour qu’il y ait moins d’équipements,
et de moins bons professeurs, alors, oui, il y a quelque chose qui s’y
oppose. Et ce quelque chose ne s’oppose pas à la couleur de peau des
professeurs ou à celle des élèves, mais à la discrimination.

Lorsque, comme cela est arrivé au cours de ces derniers temps, le
gouvernement des États-Unis entreprend des efforts de redistribution de
capital pour que certains groupes désavantagés puissent avoir une
opportunité de développement, les Noirs devraient résolument et avec
insistance demander leur part. Dans les communautés ou les zones agricoles
où vivent des gens de couleur, des groupes devraient se former. En aucun
cas, il ne doit y avoir de discrimination entre Noirs et blancs. Mais en
même temps, les gens de couleur devraient aller de l’avant, s’organiser,
monter des entreprises, et leur seule exigence devrait être que ces
entreprises bénéficient des mêmes aides et conditions que n’importe quelles
autres. Il convient de ne pas oublier qu’au cours du dernier quart de
siècle, les avancées des gens de couleur ont pour l’essentiel eu lieu lorsqu’ils
ont travaillé pour eux mêmes.

Il ne fait aucun doute que beaucoup de blancs, peut-être la majorité des
américains, chercheront à tirer avantage de toute séparation volontaire, de
toute coopération entre les gens de couleur. Dès qu’un groupe de noirs est
séparé, ils se servent de cette situation comme point d’appui contre eux, et
leurs attaques prennent la forme de discriminations. Ce n’en est pas moins
contre ces discriminations que devrait porter notre contre-attaque ; c’est
contre le refus sudiste de dépenser autant d’argent pour l’éducation des
enfants noirs que pour celle des enfants blancs ; contre l’impossibilité
pour les noirs de bénéficier des capitaux publics ; contre le monopole blanc
sur le crédit. Mais en aucun cas contre le fait même de nous retrouver entre
nous, sauf à justifier l’argument selon lequel cela ne vaut pas le coup de s’associer
avec des gens comme nous.

À long terme, il est hors de doute que le développement humain passera
largement par la multiplication des relations individuelles de tous avec
tous. Mais quoi qu’il en soit, aujourd’hui, de telles relations
individuelles sont rendues difficiles par l’existence de discriminations
mesquines, par une pression idéologique délibérée et quasi criminelle, et
par diverses survivances d’un paganisme préhistorique. Il est impossible,
dans ces conditions, d’attendre patiemment le millénaire futur où les
relations entre les hommes seront normales pour commencer à nous unir, et à
constituer des groupes de gens aux idées voisines, ou victimes des mêmes
relégations et des mêmes haines.

Ce sont les travailleurs possédant une même conscience de classe qui, en s’unissant,
pourront émanciper le Travail à travers le monde. Ce sont les Noirs
possédant une même conscience de race, qui en coopérant dans leurs propres
mouvements et institutions, pourront émanciper la race des gens de couleur,
et le grand enjeu d’aujourd’hui, pour les Noirs américains, est de réussir
leur émancipation économique à travers un effort résolu de coopération.

1934

Texte traduit de l’américain par Laurent Lévy

Note:

[1 Aux Éditions Rue d’Ulm