Réseaux et communication

Un réseau qui connecte les mouvements réels

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L’abord des technologies de la communication électronique, et en particulier de l’Internet, par la gauche non-institutionnelle, a été un parcours ni évident, ni même immédiat. Les résistances à une utilisation de technologies directement liées au nouveau mode de production capitaliste, les idées reçues sur la « non-neutralité » de la science et de la technique ; enfin la crainte d’un glissement du débat politique sur un plan purement « virtuel », ont ralenti et même parfois considérablement entravé l’appropriation d’un tel instrument par de larges secteurs de la gauche antagoniste. Nombre de défiances et de réserves se sont, d’une certaine façon estompées, grâce à l’EZLN, qui a ouvert une voie nouvelle, au-delà des pistes qui furent déblayées – tels des pionniers par les premiers collectifs de travail sur la communication, en consolidant et en élargissant l’utilisation de l’Internet comme moyen incontournable pour la coopération à distance. Nous avons le choix : nous pouvons assumer un comportement cynique envers les médias, dire que rien ne peut être fait contre le pouvoir du dollar qui se reproduit en images, en mots, en communication digitale et en systèmes informatiques qui nous envahissent, non pas avec l’utilisation de la force, mais au gré de leur mode de voir le monde, comme ils pensent que le monde doit être vu. Nous pouvons dire d’accord, c’est comme ça et nous ne pouvons rien y faire. Ou alors nous pouvons simplement assumer un comportement d’incrédulité : nous pouvons dire que toute communication fournie par ce monopole des médias est un mensonge total. Nous pouvons les ignorer, dire que ça ne nous intéresse pas et continuer notre vie quotidienne comme si de rien n’était. Mais il y a une troisième possibilité, qui n’est ni la conformité, ni le scepticisme et pas plus la défiance : c’est celle de « construire un sens différent pour avoir une vision du monde critique et faire qu’il y ait un vif intérêt pour la vérité, à ce qui arrive réellement aux personnes en tout point de la planète », a déclaré le Sous-commandant Marcos dans un vidéo-message envoyé à la Conférence sur les Médias Indépendants de New York. Les résultats concrets et pratiques obtenus par le réseau de soutien aux zapatistes ont ainsi convaincu les plus rétifs que l’activisme par le réseau peut dépasser les frontières du simple échange d’informations. Les centres sociaux, certaines réalités de l’auto-organisation sociale (Cobas), des associations et groupes assument ainsi désormais le fait politique que l’Internet peut être non seulement un territoire propice pour établir sa propre présence et faire émerger sa propre visibilité, mais aussi et surtout un excellent instrument de travail collectif. À partir des timides expérimentations du début des années quatre-vingt-dix, le réseau des activistes a connu une croissance quantitative et a désormais atteint une maturité et une professionnalité. Dans de nombreux pays, sont apparues des structures très efficaces qui sont en mesure de fournir connectivité, services et expériences techniques aux diverses composantes des mouvements locaux. En Italie, Isole nella Rete ([www.ecn.org->http://www.ecn.org) représente ainsi la réalisation d’un projet qui avait vu le jour en 1991 avec l’European Counter Network, « une zone autonome, un lieu de visibilité, de relations et de possible recomposition pour ces sujets que les profondes mutations de notre société de ces dernières années ont fragmentés et dispersés. » Ces derniers mois, Isole nella Rete a su concrétiser des moments de forte capacité communicationnelle, à l’occasion d’événements politiques particuliers comme la manifestation des Marches européennes sur Amsterdam, durant le sommet des chefs d’États européens en juin 1997, ou le meeting international de Venise, en septembre de la même année, pendant lequel l’ensemble de la structure organisationnelle d’Isole nella Rete, en collaboration avec Radio Sherwood de Padoue, s’est mobilisée pour fournir le maximum de l’information possible – textes, images, matériels audio – permettant ainsi des contacts en temps réels avec le reste du monde, notamment d’autres réalités télématiques européennes ou encore la marche zapatiste vers Mexico qui se déroulait au même moment. Le collectif Infodiret(t)te de Padoue ([www.sherwood.it->http://www.sherwood.it) a beaucoup travaillé pour réussir à créer cette synthèse entre moyens de communication traditionnels et nouvelles technologies digitales, en faisant évoluer, au fur et à mesure, son propre champ d’action originel, du débat et de l’enquête méthodologique sur la communication à une approche plus franchement liée à l’information et à l’intervention politique, en définissant aussi les termes de son propre projet pour une communication horizontale entre les différentes subjectivités qui composent la « société civile ».

Nous avons fourni d’importants efforts, par exemple, pour rendre disponibles en Italie des informations sur la lutte des sans papiers en France, en construisant un site sur le serveur d’Isole nella Rete ([www.ecn.org/sans->http://www.ecn.org/sans) et en affrontant la question, non pas en termes de solidarité générique, mais comme reconnaissance du fait que la lutte des sans papiers touche directement tous ceux qui se battent pour le droit des immigrés dans une Europe qui n’est ni de Paris ou de Rome, mais de Maastricht. Dans une logique identique, nous poursuivons d’autres projets informatifs, comme le site sur la lutte des chômeurs et précaires français ([www.ecn.org/welfare/francia->http://www.ecn.org/welfare/francia) et celui de la Federazione 3RME qui en Italie lutte pour les droits des chômeurs et des précaires ([www.ecn.org/welfare->http://www.ecn.org/welfare) et nous regardons avec un fort intérêt les luttes des dockers anglais et australiens, en cherchant à reporter sous un même horizon d’analyse des luttes diverses dans leur spécificité, mais qui sont en quelque sorte égales dans leur manière de se référer à un même contexte globalisé, à un unique « lieu » de conflictualité. Notre hypothèse de départ est que dans le nouveau scénario politico-social, représenté par des processus en cours de transnationalisation de l’économie, de crise de l’Etat-nation, de profondes mutations des dynamiques classiques de la lutte de classes, il est absolument nécessaire d’agir directement dans le social, sur la base de dénominateurs communs minimums, tant au niveau des communautés locales que sur le plan supranational. Le lien étroit entre « global » et « local » peut résolument se forger autour du nouveau paradigme de « réseau fédéraliste et solidaire » au travers d’une utilisation précise des technologies de communication, conjuguée à un travail effectif sur le territoire, qui voit la participation de nouveaux sujets sociaux, fruit de cette transition d’une gauche travailliste et étatiste à des expériences plus actuelles de coalition sur les thèmes de la démocratisation et des droits sociaux : les diverses formes du monde associatif, de la culture, en passant par les regroupements plus typiquement composées de jeunes, ou encore celles se référant à l’écologie, au mouvement pacifiste, à la coopération ; le troisième secteur et les entreprises d’autoproduction et de coopération sociale, les ONG, les centres sociaux, mais aussi certains secteurs du syndicalisme ou des partis politiques non bornés par des rigidités idéologiques. Un archipel varié, composé de réalités pas toujours en accord, mais partageant la claire intention de contenir la segmentation et l’exclusion sociale produits par la globalisation et de revendiquer de nouveaux droits.

Nous croyons ainsi qu’il est important que ce tissu actif de la société soit rendu visible, qu’il soit mis en interconnection, que des liens soient rendus stables. C’est notre pari et, partant de celui-ci, nous entendons aller encore plus loin en créant un serveur qui nous soit propre ([www.sherwood.it->http://www.sherwood.it) et qui nous concède une plus grande autonomie et flexibilité, tout en nous permettant de sortir du seul niveau de la télématique – en combinant d’autres instruments de communication – pour abattre toutes limites possibles à la constitution d’un réseau qui connecte ensemble les mouvements réels.

Traduction de l’italien par Ludovic Prieur.