La liberté mise au travail (I)

Une utopie concrète

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Dans le cadre de la Finance Solidaire et autres fondations privées, un point nous paraît décisif : le rapport des individus à la monnaie n’est pas de même nature que celui établi par l’intermédiaire du rapport salarial. Cette monnaie n’est en effet l’instrument d’aucun rapport de domination. Car son usage est toujours avancé comme moyen d’achat, c’est-à-dire comme moyen pour aider les créateurs à se procurer ce dont ils ont besoin en matériels et fournitures pour développer leurs projets. Sur le fond, la monnaie rendue disponible par la Finance Solidaire serait une monnaie dépourvue de tout pouvoir de commandement. Déployée sans contrainte, elle aurait une visée plus sourde et plus diffuse que celle affichée par les discours officiels en termes de lutte contre l’exclusion sociale et financière : la monétarisation de relations informelles (de production ou d’échange, de biens ou de services) impliquées directement ou indirectement dans la (les) différente(s) activité(s) nécessaire(s) à la réalisation des projets eux-mêmes.

Au plan économique, cette monétarisation exercerait une double pression : la première serait de « faire rentrer » les relations sociales et les ressources productives mobilisées dans une logique comptable. Autrement dit, la monnaie dans cette logique se présenterait comme un pur instrument d’échange et de calcul économique, forçant à une rationalisation des choix et des modes d’allocation des ressources. La seconde serait de contribuer à mettre en place un dispositif de libre circulation des biens, des services et des personnes entièrement « contenu » dans les rapports de production nés à l’occasion de la mise en oeuvre des projets. Autrement dit, dans ce dispositif, la production est supposée reposer sur un travail réalisé en commun. La Communauté y apparaît d’emblée comme le véritable sujet productif.

Il ressort de cet ensemble d’éléments un mode d’organisation et de développement de la production qui, de toute évidence, fait rupture avec celui que l’on connaît du capitalisme de l’âge industriel. Pour ne prendre qu’un exemple, les conditions de travail, celles-ci ne peuvent être vécues comme une contrainte, puisque nulle part dans cette opération de monétarisation, il n’est question d’achat et de vente de la force de travail. Autrement dit encore, à la différence de ce qui se passe en régime de salariat, la « mise au travail », n’est assortie par essence d’aucune menace d’exclusion des individus du marché du travail. Du même coup, toute source potentielle de conflits (sur les salaires, les horaires de travail…) est éradiquée. Le travail apparaît au contraire comme le résultat de conditions librement choisies quant à son contenu et son mode d’organisation. C’est là toute la beauté du dispositif que semblent avoir parfaitement compris des groupes comme Vivendi ou Microsoft en créant une fondation. Quelle meilleure façon en effet de mettre les individus au travail, si ce n’est celle de faire du travail et de son résultat un moyen pour les individus de produire et de vivre ensemble leur propre liberté !

Mais il existe un second point de rupture. En effet, si dans l’univers productif du tiers-secteur, la Communauté forme la base de la production, alors le travail individuel ne peut plus convenir comme référence-étalon pour déterminer les rapports de valeur dans la sphère du marché. A fortiori, le temps de travail de la Communauté n’est pas réductible à la somme des temps (subjectifs) des travaux individuels rentrant dans la mise en oeuvre des projets. Bien au contraire, il y a disjonction entre ces deux temporalités. Le seul temps de travail pouvant servir de référence-étalon est celui de la Communauté. C’est un temps collectif compté du point de vue de l’ensemble des activités entrant dans la réalisation d’un projet déterminé.

Ce temps ne peut donc être qu’un temps social. On mesure ici toute la distance qui nous sépare du monde capitaliste. Dans ce monde, la mesure et la validation de ce temps social passent par le marché et la monnaie, après que l’entreprise ait conçu, réalisé et mis en vente sa production. Dans le monde productif du tiers-secteur, ce temps social doit être mesuré et validé avant la réalisation du projet. Ce qui suppose de connaître a priori pour chaque activité impliquée dans un projet donné, la durée de travail moyenne requise pour son exécution. D’une certaine manière, au travers de leur politique d’expertise, de suivi

et de monétarisation des projets, les organismes de la Finance Solidaire (ceux du moins spécialisés dans l’aide à la création d’activités et d’entreprises) répondent à une telle exigence.

En somme, le tiers-secteur présenterait les caractéristiques d’un univers économique où la valeur serait prédéfinie socialement. Dans les faits, cette planification de la valeur est encore de nature accidentelle et très approximative :

– Accidentelle, car le pouvoir de monétarisation de la Finance Solidaire n’est pas infini (comme peut l’être celui d’une banque à travers le crédit) mais dépend directement du volume des fonds collectés auprès d’autres revenus (sous forme de dons, subventions, placements). C’est bien pourquoi le pouvoir de monétarisation de la Finance Solidaire est extrêmement limité : d’une part, de très petites sommes d’argent sont en jeu ; d’autre part, ce pouvoir ne peut s’exercer qu’au coup par coup, au gré de la plus ou moins grande générosité des bailleurs de fonds (l’État, les particuliers et même le marché boursier). Aussi, sur un plan politique, la Finance Solidaire ne peut-elle servir de levier pour impulser un changement profond au niveau des conditions sociales de production de la richesse.

– Approximative, car les acteurs de la Finance Solidaire n’ont d’autre choix pour expertiser et valider des projets que de prendre comme références (plus ou moins strictement) des projets ou des pratiques similaires développés et validés en univers capitaliste. Il en découle une évaluation systématiquement biaisée du temps social requis a priori pour autoriser la mise en oeuvre d’un projet donné. Ce biais résulte de ce que pour évaluer le projet en question, celui-ci doit nécessairement être décomposé en autant d’activités que l’on peut en observer sur le marché. Le temps social est alors calculé par additions successives des performances associées à chacune des activités retenues.

Le problème avec ce mode de calcul est qu’il est impossible de prendre (totalement) en compte les performances productives rattachées aux gains de temps que le réseau des relations informelles constitutif du tiers-secteur est susceptible de procurer. On perd en somme tout l’apport productif que la Communauté est en mesure d’offrir « souterrainement » à cette occasion.

En conséquence, pour que le tiers-secteur devienne une utopie concrète de grande ampleur, il nous faut certes suivre le chemin indiqué par la Finance Solidaire, mais aller bien au-delà de ce mode de financement et d’expertise sur lequel repose son action. Deux voies de réforme, qui sont autant de terrains d’affrontement, nous semblent devoir être prises en considération :

– La première voie de réforme est celle de la création d’un circuit de financement affranchi de l’arbitraire financier des bailleurs de fonds. Une telle exigence demande à ce que la Finance Solidaire fonde son activité non plus sur le prélèvement et la redistribution de fonds, mais sur le crédit et la création de monnaie à part entière. Ce qui n’est possible qu’à la condition qu’une épargne sociale préalable alimente

en permanence les caisses de ces organismes.

Une solution à ce problème consisterait à demander à l’État qu’un pourcentage donné de l’épargne des agents économiques (entreprises, banques, ménages) soit réservé ou « gelé » au sein de leurs portefeuilles et déclaré « patrimoine de la société ». Les revenus en intérêt de ce patrimoine ou « dividende social » formeraient un pot commun qui contribuerait à soutenir l’activité du tiers-secteur. En quelque sorte, cette taxe Tobin appliquée à l’épargne nationale jouerait un rôle de garde-fou contre

la montée en puissance du pouvoir financier des fondations privées.

– La seconde voie de réforme, plus radicale et plus lointaine, serait de parvenir à la reconnaissance explicite du caractère productif des relations et activités informelles propres au tiers-secteur.

Une telle exigence demande à ce que les travaux déployés dans le cadre de ces relations soient reconnus pour les gains de productivité dont ils sont la source et qu’à ce titre, ils soient rémunérés en tant que résultat d’une « force de travail communautaire » douée de cette capacité à s’auto-organiser. Or, cette capacité n’est pas donnée a priori. Soutenue dans leur développement par la montée irrépressible d’une « scolarisation de masse », cette capacité est le résultat de connaissances multiples, acquises récemment ou de longue date, dans les réseaux des institutions sociales (scolaires, de formation, d’apprentissage) publiques, privées, dans les réseaux formels ou informels, dans la rue, les universités… Bref, cette « force de travail communautaire » est le résultat d’un processus sans fin de production et d’accumulation de savoirs, de savoir-faire…, processus dont chacun est dépositaire. C’est pourquoi sa rémunération et donc sa reconnaissance comme « force productive » est plus qu’une revendication dès lors que cette capacité est tacitement « mise au travail ». Plus qu’une revendication, c’est un droit. Notons au passage que cette évolution des rapports de travail n’est pas spécifique au seul tiers-secteur. Dans les entreprises, cette capacité d’auto-organisation de la force de travail s’affirme de plus en plus ouvertement comme un élément central de la formation des gains de productivité. Cette transversalité se lit sans difficulté si l’on se reporte « en haut » de l’échelle des catégories socioprofessionnelles, là où la part d’autonomie et de savoirs dans le travail est plus forte. À ce niveau, ingénieurs salariés, cadres, techniciens, mais aussi personnels spécialisés s’inscrivent dans des collectifs de travail très resserrés, fonctionnant par projets et où les apports informels, les échanges d’information, l’expérience partagée occupent une place importante dans le travail. Cette convergence de pratiques transcende les découpages institutionnels des frontières entre tiers-secteur et économie capitaliste pour mettre en évidence des formes nouvelles d’exploitation de la force de travail (individuelle) fondées sur la production et la consommation gratuites des savoirs. Certes, cette « économie de la gratuité » est la porte ouverte aux pires excès (surimplication, rivalités sans borne…) et aux discours les plus démagogiques du capital (sur la liberté dans le travail, sur la créativité…). D’un autre côté cependant, cette « nouvelle économie » ouvre un espace incommensurable de développement de nouvelles identités sociales ; elle constitue un « no man’s land » pour l’expérimentation de nouvelles pratiques et la reconnaissance des capacités d’auto-organisation de la force de travail comme le fondement des collectifs de travail dans la production. En somme, au-delà des bonnes intentions, la Finance Solidaire donnerait à voir une économie du tiers-secteur où la monnaie et les rapports de travail participeraient à l’organisation et au développement d’une production communautaire. Dans cette économie, le travail de chacun serait le résultat d’une activité libre et créatrice du point de vue du contenu et des formes de son organisation. Mais à partir du moment où le rapport monétaire établi par la Finance Solidaire n’est encore qu’un embranchement de la Finance traditionnelle (directe ou indirecte, publique ou privée), ce travail ne peut être que l’expression d’une liberté « formelle ».

Par l’intermédiaire du marché (et non plus du salaire), la contrainte monétaire garde toujours son emprise sur les rapports de travail en termes de rendement ou de performances. Il s’ensuit des rapports au travail construits sur des normes d’usage et de consommation lesquelles, poussées à l’extrême, peuvent conduire à une normalisation très stricte des pratiques et des savoir-faire. Aussi, pour que cette liberté dans le travail s’élargisse aux pratiques elles-mêmes et se développe positivement (comme espace de libre développement de la puissance créatrice des individus), il importe au plan politique que la force de travail soit reconnue au travers de ses capacités d’autonomie et d’auto-organisation. La constitution d’une épargne sociale par l’intermédiaire d’une « Taxe Tobin bis » d’une part, l’obtention d’un revenu pour toute forme de mise au travail des savoirs d’autre part, en constituent des préalables.