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66. Accélérer la construction de l’Europe fédérale
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Accélérer la construction de l’Europe fédérale

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L’Europe est en retard, tellement loin que c’en est drôle. L’Europe chemine. Mais tout arrive. Ces mêmes États qui trouvaient indispensable l’ombrelle de l’OTAN se disent prêts à une défense intégrée, et à payer pour ça. Ces mêmes ministres des grands États qui ne juraient que par leurs champions nationaux demandent piteusement une politique industrielle européenne. Car les chantiers navals français rachetés par des Italiens, c’est mieux que par des Coréens. Car le succès d’Airbus, c’est mieux que le ratage des TGV : on a vendu Alsthom à l’américain General Electric au lieu de le fusionner avec Siemens. Même l’austérité, cet alpha et omega de la Commission, est au bout du rouleau.

Cette même Commission européenne qui, via l’accord dit Safe Harbour, avait abandonné les données personnelles aux GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), a fait un virage à 180 degrés. Hier, l’unification fiscale était renvoyée aux calendes grecques, et l’on faisait semblant de ne pas voir les tours de passe-passe fiscaux irlandais, maltais, luxembourgeois qui permettaient à ces mêmes GAFA de payer des clopinettes en matière d’impôts. L’amende de 11 milliards de dollars pour Apple a sonné le glas de la neutralité des GAFA. On a vu des dirigeants de ces mêmes colosses du numérique encourager ouvertement la rébellion souverainiste et confédéraliste des petits États. L’Irlande n’allait quand même pas se laisser dicter son droit souverain de ne taxer les entreprises qu’à 11 % ? Les États râleurs réunis à Bratislava, qui protestaient contre la dictature allemande de répartition de quotas de réfugiés à accueillir, n’ont pas craché sur l’accord (au reste assez douteux) avec la Turquie, qui garde le passage de la Méditerranée orientale contre espèces sonnantes et trébuchantes.

Hier, on ne pouvait rien faire pour réviser les traités parce que le droit de veto de n’importe quel pays peut couper la tête à tout nouveau traité. Qu’à cela ne tienne, les deux piliers fédéraux de l’Union, la Banque centrale européenne et la Cour de justice, passent outre les interdits en peaux de lapins. Maintenant que les Britanniques mettent les voiles, que personne ne les retient, la voie « d’une intégration toujours plus poussée » a repris son cours. On peut compter au reste sur le délicat duo Trump/Poutine pour obliger les Européens pusillanimes à un courage héroïque : gouvernement économique commun sous une forme ou une autre. On peut compter sur l’énormité des dettes publiques et, avec un peu de chances, privées, en cas de nouveau vent de panique d’origine chinoise, pour mutualiser et restructurer (c’est-à-dire réduire fortement) ladite dette. On peut même compter sur les tentatives récurrentes des Européens confédéralistes (l’Europe des Nations sous leurs diverses versions) et leur échec prévisible pour faire avancer la cause fédéraliste, jusqu’ici presque « honteuse ».

Moralité ? Certes grand est le désordre sous le ciel, mais ce n’est pas le début de la fin de l’Europe. Des tas de petits signaux au pays des Trump, des May, des Orban et des Erdogan montrent que l’Union Européenne ne coule pas. Elle flotte, elle ne coule pas. Elle avance à nouveau.

De la dette publique à la dette écologique

Le discours sur l’Europe est plombé par le Père Fouettard de la Dette. Or la dette est une affaire de mots, tout autant qu’une affaire de chiffres. Les uns appellent « dépenses » publiques (à réduire) ce que les autres appellent « investissements » sociaux (à garantir). La rengaine du remboursement nous leurre en appliquant aux États un schéma moral qui s’applique à peine aux individus. Contrairement à l’étymologie, les questions de dettes ne sont pas une affaire de devoir, mais de pouvoir. Leur vérité se cache plutôt dans ce qui a bloqué le remboursement des plus importantes dettes récemment discutées : le principe du Toobig to fail(« Trop gros pour couler »). Il a été appliqué aux grandes institutions financières que les contribuables ont renflouées en 2008, avec les conséquences sociales que l’on sait. Vous perdez votre emploi et ne pouvez rembourser votre hypothèque : votre dette vous condamne à l’éviction. Vous êtes une grande banque qui a vidé ses coffres par ses folies spéculatives : l’État vous sauve pour éviter un effondrement généralisé. La dette est bien un rapport de force, non un devoir moral : « doivent » la rembourser ceux qui ne tiennent pas le couteau par le manche. La rengaine du remboursement, appliquée aux populations de l’âge du capitalisme financier, est donc une injonction à accepter leur soumission. Et il suffirait parfois que les débiteurs se regroupent pour que le rapport de force s’inverse : ensemble, ils deviennent eux aussi too big to fail. Car le Too big to fail est la constatation d’une communauté de destin. Si vous coulez, nous coulons : nous sommes sur le même bateau. Ce bateau a pour nom Terre. Les discours actuels sur la dette publique sont un écran de fumée qui masque notre vraie dette : la dette écologique dont nous faisons porter tout le poids à nos petits-enfants – et qui sera d’autant plus lourde que nous renonçons aujourd’hui (au nom de l’austérité budgétaire) à investir dans l’avenir.