Majeure 31. Agir Urbain

Agir l’espace

et

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Notes transversales, observations de terrain et questions concrètes pour chacun de nous

Le mode de production et de gestion territoriale-spatiale capitaliste est plus que jamais en crise. L’espace capitaliste global est un espace polarisé entre le Nord et le Sud, un espace sillonné de flux sans précédent (d’argent, de matières, de personnes, etc.), pour la plupart unidirectionnels. Certaines villes connaissent une croissance ou une décroissance incontrôlée, qu’elles soient globalisées sous le contrôle des mafias et des groups d’intérêt obscur (religieux, économique, politique) au Sud, ou sous la pression des mutations économiques, comme les shrinking cities au Nord. D’un point de vue écologique, les modalités d’occupation et d’exploitation du territoire conduisent à une impasse planétaire : chaque jour, les surfaces de terrain naturel sont réduites au détriment de surfaces bétonnées, contribuant implicitement à la baisse de la biodiversité. Après avoir étudié pendant des années le « jardin planétaire », le paysagiste Gilles Clément critique ouvertement les modes d’anthropisation des espaces et souligne le rôle de sauvegarde des espaces délaissés. Il trouve particulièrement révélateur à cet égard « que l’IFLA (International Foundation of Landscape Architecture) assimile les friches industrielles à un paysage en danger »[1].

La crise de l’espace capitaliste

Parallèlement, sociologues et politologues essayent de comprendre les bouleversements liés à cette gestion territoriale globale : les changements des modes et temporalités de travail, les dislocations des formes traditionnelles de sociabilité, la banalisation de l’agressivité dans l’espace urbain et, par contre-réaction, la privatisation des espaces publics et la multiplication des gated communities. Pour Arjun Appadurai, il s’agit d’un décalage entre les réalités culturelles contemporaines et les formes qui doivent assurer un degré acceptable de cohésion sociale : « les échecs de l’État-nation à contenir et définir les vies de ses citoyens sont perceptibles dans la croissance des économies parallèles, des armées et polices privées et quasi privées, des nationalismes sécessionnistes et des organisations non gouvernementales qui offrent des alternatives au contrôle national des moyens de subsistance et de justice »[2].

À micro échelle, l’espace capitaliste est noyé sous une pression publicitaire qui s’exerce en continu, à travers l’ensemble des médias et des moyens de communication (poste, téléphone, télévision, Internet), transformant le foyer familial en centre absolu d’une culture consumériste de l’éphémère. Tous les objets sont jetables, rien n’est plus recyclable ou réparable par soi-même. Les temporalités familiales sont parfaitement prises en compte par les études de marketing pour atteindre leurs différentes cibles, à des heures bien précises, dans leur vulnérabilité spécifique (enfants gourmets, chômeurs solitaires, animaux chéris, étudiants curieux, retraités en bonne santé, couples amoureux, etc.).

À plus grande échelle, l’espace capitaliste est de plus en plus limité et contrôlé : par une réduction permanente du champ des actions possibles dans le milieu urbain, par la superposition de réglementations et de normes innombrables. Dans sa tentative de penser la possibilité d’un équilibre écologique entre l’environnement, le social et la subjectivité, Félix Guattari dénonce l’appauvrissement et l’homogénéisation produits par le contrôle capitaliste des médias et de l’espace public : « des productions de subjectivité “primaire” (…) se déploient à l’échelle véritablement industrielle, en particulier à partir des médias et des équipements collectifs »[3]. Cet appauvrissement de l’espace urbain se manifeste par la disparition progressive des espaces à usage collectif et des espaces susceptibles d’être appropriés, pour des usages informels basés sur la responsabilité et la confiance réciproque.

En s’appuyant sur les analyses de Jane Jacobs, et en dégageant les contradictions immanentes à l’espace produit par le capitalisme dans son ouvrage dédié à la production de l’espace, Henri Lefebvre soulignait le caractère abstrait de l’espace capitaliste, « qui sert d’instrument à la domination »[4]. Les méthodes et scénarios qui se veulent « créatifs » et « attractifs » (en proposant des Parcs Thématiques, des Zones de Renouvellement Urbain, des opérations de « City Branding », etc.) échouent souvent parce que l’espace est pensé surtout en termes de rentabilité financière et ses sujets sont manipulés pour l’accomplir. L’économie capitaliste continue à produire un espace urbain désubjectivé, consumériste et abstrait.

Comment se réapproprier et resubjectiver la ville ? Comment agir en tant que professionnel de l’espace ? Par quelle démarche et quelle approche politique ? Comment réagir en tant qu’habitant quelconque ?

L’espace désubjectivé

Nous réagissons pour la plupart, faute d’instruments d’action, en conservant le même train de vie. Et en attendant les décisions prises par de hautes instances. Ces décisions peinent souvent d’ailleurs à se concrétiser en raison des intérêts divergents qui sont mis en jeu et des déséquilibres macroéconomiques et géopolitiques qui sont de plus en plus imbriqués à toutes les échelles.

Ce que certains d’entre nous, les plus engagés politiquement, arrivons à faire, c’est à réagir en critiquant, en organisant des manifestations, en signant des pétitions et en publiant des informations alarmantes sur Internet. Mais ces réactions restent à un niveau abstrait, discursif, même si parfois les discours « descendent dans la rue ». Agir « dans la rue », dans l’espace public et à grande échelle, c’est important et nécessaire mais parfois sans effets concrets, et sans conduire à des propositions constructives. Et, quand il y a des effets, ils sont récupérés par le pouvoir dominant, en excluant le plus souvent ceux qui ont formulé et demandé des changements concrets, en tant que premiers concernés.

Ce blocage au niveau concret du quotidien est lié entre autres à la réduction des individus à des rôles vidés de toute position sociale critique et active. Giorgio Agamben pointe du doigt l’État contemporain qui fonctionne « comme une espèce de machine à désubjectiver, c’est-à-dire comme une machine qui brouille toutes les identités classiques et, dans le même temps, Foucault le montre bien, comme une machine à recoder, juridiquement notamment, les identités dissoutes : il y a toujours une resubjectivation, une réidentification de ces sujets détruits, de ces sujets vidés de toute identité »[5]. Agamben souligne par la suite que le terrain de cette resubjectivation « est aussi celui qui nous expose aux processus d’assujettissement du biopouvoir. Il y a donc là une ambiguïté, un risque. C’est ce que montrait Foucault : le risque est qu’on se réidentifie, qu’on investisse cette situation d’une nouvelle identité, qu’on produise un sujet nouveau, soit, mais assujetti à l’État, et qu’on reconduise dès lors, malgré soi, ce processus infini de subjectivation et d’assujettissement qui définit justement le biopouvoir »[6]. La crise de l’espace se double d’une crise de la subjectivité individuelle et collective.

Si on se limite dans son action à une critique institutionnelle, celle de l’État et du capitalisme, il y a peu de chances de changement. L’agir pour construire « un autre monde » restera d’une efficacité limitée tant que chacun de nous ne se donnera pas les moyens de réinvestir collectivement, écologiquement et politiquement l’espace urbain à sa portée ; tant que cet espace restera désubjectivé par notre absence.

Nous essayons depuis quelques années, à travers une série d’expériences concrètes initiées avec l’atelier d’architecture autogérée, de développer, sans attendre, avec les moyens du bord et en associant toute personne désireuse de s’impliquer, une démarche susceptible d’apporter, à partir du micro, une autre vision de la ville[7].

Agir interstitiel

Dans les espaces que nous avons initiés, les nouveaux arrivants demandent très souvent s’ils peuvent pratiquer telle ou telle activité. Avant de leur répondre, nous nous demandons ensemble s’il y a une possibilité que cette activité soit pratiquée à nouveau, par d’autres, sans que le projet soit bloqué pour autant. Nous avons compris, avec les usagers de ces espaces, que la liberté qu’a chacun d’agir dans un espace collectif est conditionnée par la nécessité de n’entraver ni la liberté des autres ni le projet d’ensemble, en tant que projet collectif. Ce mode d’agir permet la coexistence d’une « multitude en mouvement »[8]. C’est un mode d’agir qui laisse un maximum d’autonomie et permet dans le même temps la co-existence spatiale de sujets capables de manifester leurs différences dans une « hétérogenèse » permanente[9]. Par la complexité humaine mise en jeu, « l’agir spatial » nous apprend à gérer les contradictions contenues dans l’espace. En raison de leur contenu, ces espaces seront nécessairment contradictoires.

L’« agir spatial » exige du temps. Il faut donner du temps pour réinvestir activement l’espace ; passer du temps sur place, rencontrer d’autres gens, réinventer des usages du temps libre, se donner de plus en plus de temps à partager avec d’autres. Suite à ces « temps partagés » peuvent apparaître des désirs communs, des dynamiques collectives, des projets à venir.

Nous avons dû, patiemment, reconstruire des pratiques dans un espace vide d’usages, que personne ne s’approprie plus. Lefebvre analyse clairement la différence de nature entre l’espace produit par des processus de bas en haut, mis en place par des usagers concernés, et l’espace décidé par les mécanismes de pouvoir : « l’espace de l’usager est vécu, non pas représenté (conçu). Par rapport à l’espace abstrait des compétences (architectes, urbanistes, planificateurs), l’espace des performances qu’accomplissent quotidiennement les usagers est un espace concret. Ce qui veut dire subjectif. C’est un espace des “sujets” et non des calculs… »[10]. Nous cherchons ainsi à créer les conditions d’un vécu non prédéterminé, d’un vécu subjectif et producteur d’un récit collectif de l’espace urbain, à travers des fréquentations quotidiennes.

Dans l’espace lissé du capitalisme, nous devons imaginer d’autres espaces à investir : des creux, des fissures, des fractures. Nous devons multiplier les modalités d’agir dans les bords, les marges, les « lisières ». En permaculture, on parle de « l’effet de bord », de « marge », et Clément rappelle qu’il y a plus de vie là où des milieux différents se rencontrent, se chevauchent : « les limites — interfaces, canopées, lisières, orées, bordures — constituent en soi des épaisseurs biologiques. Leur richesse est souvent supérieure à celle des milieux qu’elles séparent »[11]. Dans les espaces à « épaisseur biologique », l’énergie se concentre et s’intensifie par la différence, par la rencontre avec d’autres espèces. Richard Sennett mentionne, lui aussi, les marges multifonctionnelles de l’agora (les stoas, l’Héliée, etc.)[12], dans sa recherche d’un « espace démocratique » permettant que nous ne soyons pas seulement tolérants, indifférents à la différence, mais bien que « ceux qui diffèrent de nous nous importent ». Il distingue par ailleurs l’espace limité (boundary, la « limite ») de l’espace bordé (border, le « bord » ou la « marge »). Le « bord » se caractérise par la résistance et la porosité, c’est un espace intense et paradoxal.

Comme une métonymie de ce qui se passe à l’intérieur, les limites et les clôtures des espaces partagés que nous avons construits jusqu’à présent trouvent toujours une autre fonction, parallèle et contradictoire : laisser voir à travers, laisser passer les plantes, exposer, jouer, etc. De cette manière, une limite entre deux espaces se transforme en espace d’échange, la séparation se transforme en interface de dialogue. Nous avons remplacé les clôtures opaques existantes par des clôtures de voisinage, des clôtures-bibliothèques, clôtures trouées, jardinées, éclairées…

Espaces alterotopiques

En cherchant les espaces urbains disponibles pour agir, nous avons investi des interstices, des entre-deux qui sont également des espaces de concentration d’énergie, de contradictions et de porosité. Clément les décrit comme des espaces qui permettent une richesse écologique plus forte que les paysages bien définis. En milieu urbain, l’entre-deux est le plus souvent un espace délaissé entre deux bâtiments, un creux entre deux pleins. Ces interstices forment, nous dit Clément, un « Tiers paysage » qui constitue « un territoire pour les multiples espèces ne trouvant place ailleurs »[13]. C’est la figure de l’espace partagé avec l’autre : l’alterotopie. Foucault parlait d’« hétérotopies » comme des espaces qui ont « le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles », des « espaces de l’autre »[14]. Mais les espaces qui nous intéressent, les alterotopies, sont autant des espaces autres et « de l’autre », que des espaces construits et partagés « avec les autres », avec « ceux qui diffèrent de nous et qui nous importent ».

Les espaces « de l’agir » se transforment en espaces interrogatifs du quotidien, de ses potentialités, de ses blocages et de ses temporalités imposées. Mettant en cause le fonctionnement stéréotypé des espaces normés, ces espaces de l’agir peuvent devenir des espaces de dés-apprentissage des usages assujettis au capitalisme et de ré-apprentissage d’usages singularisés, en produisant une subjectivité collective et spatiale propre aux sujets investis. Par le tissage quotidien de désirs, ces micro-pratiques spatiales introduisent d’autres temporalités et d’autres dynamiques (plus longues, aléatoires, collectives et parfois autogérées) constituantes, ainsi des espaces en permanente transformation, des espaces « auto-poïetiques »[15] [15] La notion d’autopoiesis a été proposée en 1971 par…
suite.

En investissant les espaces « en bas de chez soi », nous créons des interstices, des différences, dans une ville homogénéisée et abstraite. En surmontant la condition anonyme que nous retrouvons habituellement dès que nous sortons de chez nous, nous pouvons contribuer à résubjectiver l’espace. À partir de ces espaces, la proximité peut gagner un caractère familier ; nous croisons des visages connus, nous saluons certains passants, nous échangeons des mots et des phrases avec des voisins. Agir « en bas de chez soi » permet de trouver un ancrage local. À un certain moment, il y a le risque de se contenter de cette dimension sociale retrouvée et de se limiter à un cercle social local et fermé. Les espaces d’action que nous développons restent, en effet, ouverts aux passages, aux croisements avec des subjectivités et dynamiques venues d’ailleurs ; à partir du local nous œuvrons à mettre en place et faire fonctionner des réseaux spatiaux translocaux[16].

Par un mélange fonctionnel et programmatique d’espaces qui ne devraient pas se croiser « normalement », par un voisinage actif et permanent avec l’« autre », ce tissage d’échelles et de positions translocales permet une production spatiale alterotopique. C’est une utopie réaliste, telle que la décrit Jacques Rancière : « non pas l’utopie éclatante de l’île lointaine, du lieu qui est nulle part, mais l’utopie imperceptible qui consiste à faire coïncider deux espaces séparés »[17]. Par cette pratique des alterotopies translocales, nous pouvons peut-être réintroduire « le politique » dans l’espace quotidien.

L’agencement jardinier

Pendant des années, les enfants des familles d’origine africaine qui fréquentaient assidûment ECObox nommaient le jardin « jardinage ». Au départ, nous croyions avoir affaire à un jargon enfantin ou une faute de langage. En les écoutant parler de ce projet comme d’un lieu où ils pouvaient « jouer, faire du vélo, jardiner, dessiner, faire de la musique… où ils pouvaient tout faire », nous avons mieux compris leur appellation. Ils avaient saisi le caractère actif de l’espace, la transformation permanente du projet en fonction de ceux qui s’y investissaient. C’était leur manière de définir l’agir dans un espace autopoïétique. L’« agir » est toujours un agencement. Ce qui importe, c’est la qualité de cet agencement, son « comment ». Le jardinage offre un modèle pour un certain type d’agencement attentif à la singularité, qui implique patience, régularité, disponibilité et imprévu.

L’agir autopoïétique permet de mettre en place une écologie du quotidien à travers des « agencements jardiniers » : des dynamiques d’agencement par voisinage, favorables aux échanges, mobiles, tolérantes et cycliques. Ce sont des agencements qui s’approchent des dynamiques écologiques tout en étant adaptés au milieu urbain, aux petits échelles, aux usages et pratiques quotidiennes. Ce mode d’action par « agencement jardinier » peut produire, dans le temps, un espace constituant pour les modes de fonctionnement collectifs et pour un agir politique local.

L’« espace jardiné » s’oppose à l’espace « moderne » produit et vécu à travers un découpage programmatique, qui sépare tout élément hétérogène : fonctions, usagers, échelles, etc. Ces découpages produisant des espaces homogènes, monovalents et sans contradiction, font que les superpositions de milieux et de fonctions hétérogènes deviennent accidentelles et sont perçues comme conflictuelles.

L’agencement jardinier nous apprend à traverser les milieux, à passer d’un espace à un autre, à changer d’emplacement et à en revenir. Petit à petit, nous avons pu relier les espaces hétérogènes que nous construisions avec leurs usagers, en suscitant des rencontres inhabituelles, des bribes de dialogue, du faire ensemble, des contradictions en douceur ; un apprentissage du politique par des temporalités, des dynamiques et des contenus hétérogènes. Plutôt que des formes verbales et délibératives, l’agencement jardinier encourage des pratiques physiques, gestuelles, visuelles, non verbales ; une démocratie incorporée, un vivre ensemble comme corps commun[18].

Pourtant, l’investissement dans l’agir spatial doit permettre de rester libre de son action, libre de changer, de s’arrêter, de se relayer. La liberté d’agir correspond à la capacité de transmettre (un projet, une action, un mouvement…) mais aussi à celle d’interrompre, de mettre en suspension, d’introduire un intervalle (auto)critique dans un parcours subjectif.

Certains de nos projets mettent en place des agencements temporaires continus, basés sur la mobilité des dispositifs architecturaux (jardins en palettes, modules mobiles, constructions démontables), qui peuvent se déplacer et se réinstaller plusieurs fois, en fonction des opportunités spatiales. Ils démontrent que l’on peut forger une durabilité par le temporaire, à partir de répétitions et de ritournelles qui permettent à la fois une continuité (donc un renforcement) et une ré-institution. Chaque fois, l’espace se ré-institue et les sujets se resubjectivisent dans des jardinages, des débats, des échanges, des fêtes, des projets politiques formulés collectivement.

Subjectivité synaptique

Rancière notait que le collectif permet l’apparition d’un sujet qui se pense par rapport aux autres : « la formation d’un un qui n’est pas un soi mais la relation d’un soi à un autre »[19]. Le rapport à l’autre, les relations rendues possibles à travers le collectif, permettent l’apparition d’une subjectivité multiple et différentielle.

L’investissement dans un projet collectif passe toujours par une forte motivation initiale ; les espaces et projets collectifs que nous avons pu expérimenter « par l’intérieur »[20] permettent des activités transversales et hybrides (une fluidité d’espaces et une mobilité de l’aménagement qui, par usages parallèles, rendent possible, par exemple, de faire la cuisine et de participer dans la foulée à un débat, de bricoler puis d’écouter un concert, etc.). Côtoyer une diversité d’activités et de compétences permet, à un certain moment, l’embrayage vers d’autres implications, imprévues, portées par la dynamique collective ; des personnes venues au départ pour jardiner peuvent s’engager, petit à petit, dans des dynamiques politiques.

Ces subjectivités hétérogènes et poreuses, spécifiques aux milieux interstitiels, permettent les passages multiples, les appartenances successives et temporaires dans des contextes culturels, professionnels et sociaux différents[21]. D’où, comme le dit Rancière, « la possibilité toujours ouverte d’émergence nouvelle de ce sujet à éclipses », qui, par « le renouvellement des acteurs et des formes de leurs actions », constitue la garantie de la permanence démocratique[22]. L’assimilation sociale de cette condition intermittente devrait générer une subjectivité qui s’agence continuellement selon des transversalités multiples, un « sujet synaptique », fonctionnant autrement dit comme une synapse, une instance de réception et de transmission de flux[23].

Les interstices appropriés et gérés par des subjectivités synaptiques constituent des situations propices à un exercice d’écriture démocratique, à un exercice de négociation permanente de « l’indeterminé démocratique »[24]. Le caractère indéterminé de ces interstices est structurel, il inclut les différences et disponibilités spécifiques de chacun, en permettant à quiconque de s’investir concrètement dans des chantiers de territorialité démocratique. Ces lieux peuvent devenir les catalyseurs d’une « démocratie locale » reconstruite et actualisée ; ils peuvent initier par la suite des connexions avec d’autres chantiers locaux, permettant la mise en place de réseaux porteurs d’une « démocratie translocale » et la naissance d’une subjectivité collective à grande échelle, tout en étant ancrée dans le local ; une « subjectivité collective rhizomatique ». La construction de cette subjectivité rhizomatique a besoin de micro-dispositifs spatiaux capables de s’insérer dans des contextes métropolitains aseptisés et d’initier ainsi des processus de resubjectivation. Ces dispositifs pourront permettre à l’avenir d’écrire un autre discours urbain et politique.

Félix Guattari avait très bien perçu le rôle de l’architecture parmi les autres instruments du Capitalisme Mondial Intégré[25]. Nos expériences concrètes nous ont montré que l’appropriation de ces dispositifs par leurs utilisateurs est essentielle à tout projet politique, à tout projet de société. « L’architecture ne représente pas seulement les murs, mais surtout les gens qui agissent entre ces murs » — selon un habitant, participant au projet ECObox. Il commentait l’initiative de la Mairie qui consistait à rénover la Halle Pajol pour y installer un nouveau projet-phare. Dans le même temps, divers services administratifs entendaient expulser sans négociation les pratiques collectives qui y avaient trouvé place[26].

Créativité biopolitique

Si la métropole se définit par ses relations sociales, habiter la métropole c’est créer et produire sans cesse des relations sociales. Cette production devrait être reconnue et récompensée comme telle[27]. Dans la métropole qui est devenue le lieu privilégié de la production biopolitique, l’« en bas de chez-soi » est la nouvelle « cantine de l’usine », l’interstice dans l’espace de production où pourrait commencer une reconstruction politique. Une fois commencée, pourtant, cette reconstruction ne va pas sans conditions. Comme tout espace écologique, ces lieux sont réversibles ; par désinvestissement, par investissement insuffisant, ils peuvent rapidement disparaître, se voir approprier de manière abusive et discrétionnaire, devenir des contre-exemples, porteurs de faux discours. Afin de les préserver, nous devons inventer une politique écologique, moléculaire, collective, et quotidienne.

La métropole est aussi, dit Negri, le terrain d’une « créativité biopolitique », agissant à tous les niveaux : social, culturel, politique. Pas nécessairement très visible, parce que d’une modestie de moyens et d’apparence, la création biopolitique pullule à la lisière de la ville capitaliste, dans les friches industrielles, les squats, les centri sociali, les rencontres au coin de la rue et les street parties, les occupations temporaires, les campements écologiques, les Temporary Autonomous Zones, les « plates-formes participatives » et les « syndications ». De nouvelles pratiques s’inventent dans les interstices des pratiques et des savoirs, des formes organisationnelles, des modes de vie et des manières de faire[28]… La créativité biopolitique est à la portée de tout un chacun. Comme le disait Appadurai : « Même les plus pauvres d’entre les pauvres devraient avoir le privilège et la capacité de participer au travail de l’imagination. » La question est bien de savoir si « nous pouvons créer une politique qui le reconnaît »[29].

La loi reconnaît aujourd’hui un caractère prioritaire à l’occupation d’un espace vide et inutilisé. Il est permis sous certaines conditions d’y habiter ; c’est la trêve hivernale. Obtenir des espaces délaissés pendant leur durée de disponibilité et les ouvrir à des usages collectifs qui réinvestissent un territoire de plus en plus désubjectivé, cela nous paraît aussi une priorité de l’habitant métropolitain. Forts de cette conviction, nous avons ouvert au fil des années une série d’espaces qui ont pu être utilisés par un grand nombre de personnes : habitants, artistes, chômeurs, étudiants, architectes, retraités, chercheurs, activistes, amis et voisins. Après deux ans de fonctionnement, quatre-vingt familles du quartier de la Chapelle avaient les clés d’accès à ECObox ; quelques centaines de personnes pouvaient donc accéder à un terrain de 2 000 m2, aménagé pour partie en jardin et pour une autre partie en atelier, à n’importe quel moment de la semaine et de la journée. Ces projets montrent la nécessité d’une reconnaissance légale de l’ouverture des espaces privés et publics à des usages collectifs et d’une reconnaissance politique des priorités sociales dans la gestion d’un espace métropolitain de plus en plus soumis à la pression du marché.

« Agir l’espace » nécessite d’ouvrir, de négocier, d’utiliser des espaces avec l’autre, de créer les espaces-refuges d’une diversité biopolitique ; agir l’espace, c’est apporter le soin écologique et politique capable de garder des espaces et des pratiques en jachère, de repérer et de préserver les territoires et l’imaginaire pour demain.

Notes

[ 1] Gilles Clément, « La friche apprivoisée » (1985), in Où en est l’herbe ? Réflexions sur le Jardin Planétaire, Arles, Actes Sud, 2006, p. 24. La dégradation écologique et ses conséquences directes sur le changement climatique sont devenues les questions les plus urgentes pour la société contemporaine. Ce n’est pas un hasard si de nombreuses luttes politiques dénoncent aujourd’hui la relation entre exploitation et destruction écologique. Voir l’action récente du Climate Camp à Londres. www.climatecamp.org.uk/Retour

[ 2] Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation (1996), Paris, Payot, 2001, p. 261.Retour

[ 3] Félix Guattari, Les Trois Écologies, Paris, Galilée, 1989, p. 52.Retour

[ 4] Henri Lefebvre, La Production de l’espace (1974), Paris, Anthropos, 2000, p. 427.Retour

[ 5] Giorgio Agamben, « Une biopolitique mineure », entretien réalisé par Stany Grelet et Mathieu Potte-Bonneville, in Vacarme, n° 10, hiver 2000.Retour

[ 6] Agamben, ibid. M. Foucault dénonce le pouvoir qui « essaie de régir la multiplicité des hommes » par les techniques du biopouvoir : « un ensemble de processus comme la proportion des naissances et des décès, le taux de reproduction, la fécondité d’une population, etc. », in Michel Foucault, Il faut défendre la société. Cours au Collège de France. 1976, Paris, Gallimard / Seuil, 1997, p. 216.Retour

[ 7] Par le biais de l’atelier d’architecture autogérée nous avons développé depuis 2001 une pratique alternative de projets micro-urbains, notamment à travers une série d’espaces autogérés par des habitants ; aaa est une plate-forme collective de recherche et d’action autour des mutations urbaines qui fonctionne à travers un réseau inter- et extra-disciplinaire ouvert à de multiples points de vue : architectes, artistes, étudiants, chercheurs, retraités, politiques, chômeurs, militants, habitants et tous usagers concernés. Voir aussi notre article autour du projet ECObox, initié en tant qu’architectes et habitants du quartier La Chapelle, Paris 20 e, « Au rez-de-chaussée de la ville », in Multitudes, n° 20, printemps 2005.Retour

[ 8] En évoquant la construction d’un projet de la multitude, Hardt et Negri précisent que ce projet est possible par la création de « relations et des formes sociales à travers des modalités de travail coopératives ». Michael Hardt et Antonio Negri, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, Paris, La Découverte, 2004, p. 121.Retour

[ 9] Dans son analyse des « territoires existentiels », Guattari considère qu’une praxis du contexte se construit à travers une énonciation composée « d’éléments hétérogènes prenant consistance et persistance commune lors de passages de seuils constitutifs d’un monde au détriment d’un autre », in Guattari, op. cit., p. 50.Retour

[ 10] Lefebvre, op. cit., p. 418.Retour

[ 11] Gilles Clément, Manifeste du Tiers paysage, Paris, Sujet / Objet, 2004, p. 48.Retour

[ 12] Richard Sennett, « Democratic Spaces », in Hunch. The Berlage Institute Report, n°9, été 2005, p. 40.Retour

[ 13] Clément, op. cit., p.19.Retour

[ 14] Cf. Michel Foucault, « Les espaces autres » (1967), in Dits et Écrits, T. 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 1577-1578.Retour

[ 15] La notion d’autopoiesis a été proposée en 1971 par H. Maturana et F. Varela pour désigner les qualités d’un système qui engendre et spécifie continuellement la production de ses composants. Voir aussi Francisco Varela, Autonomie et connaissance (1979), Paris, Seuil, 1989.Retour

[ 16] La notion de translocal est centrale chez Appadurai : « dans cette nouvelle sorte de monde, la production de voisinage tend à se réaliser dans des conditions où le système des États-nations est le pivot normatif pour la production d’activités locales et translocales », in Appadurai, op. cit., p. 259.Retour

[ 17] Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998, p. 30.Retour

[ 18] R. Sennett oppose l’exercice d’une démocratie délibérative et celui d’une démocratie associative, en comparant le fonctionnement des deux espaces publics de la ville grecque : le Pnyx et l’Agora.Retour

[ 19] Jacques Rancière, op. cit., p. 87.Retour

[ 20] Au sujet de la reconstruction interstitielle de la ville « de l’intérieur par l’intérieur », voir la contribution de Pascal Nicolas-Le Strat au projet de recherche que nous avons initié autour des Interstices urbains temporaires, contribution publiée en partie dans ce numéro de Multitudes. Pour plus d’informations, voir les sites www.inter-stices.org et www.iscra.frRetour

[ 21] Les pratiques spatiales interstitielles doivent, par leur nature, négocier en permanence avec des données physiques et subjectives contradictoires, ce qui nous rapproche des fondements d’un espace et d’un exercice politique, car, comme le dit Rancière, « l’essence de la politique réside dans les modes de subjectivation dissensuels ». Rancière, op. cit., p. 184.Retour

[ 22] Rancière, op. cit., p. 82.Retour

[ 23] Nous sommes proches des « embrayeurs existentiels » proposés par F. Guattari, Cartographies schizoanalytiques, Paris, Galilée, 1989, p. 61 et des « devenirs moléculaires de toutes sortes, devenirs-particules. Des fibres (qui) mènent des uns aux autres, transforment les uns dans les autres, en traversant les portes et les seuils », Cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 333.
La synapse (du grec syn=ensemble ; haptein=toucher, saisir ; c’est-à-dire connexion) désigne une zone de contact fonctionnelle qui s’établit entre deux neurones, ou entre un neurone et une autre cellule (cellules musculaires, récepteurs sensoriels…). Elle assure la conversion d’un potentiel d’action en un signal. (Cf. wikipedia.org)Retour

[ 24] Cf. Rancière, op. cit., p. 80.Retour

[ 25] Cf. Guattari, op. cit., 1989, p. 41 : « je propose de regrouper en quatre principaux régimes sémiotiques les instruments sur lesquels repose le CMI [Capitalisme Mondial Intégré] : les sémiotiques économiques (…), les sémiotiques juridiques (…), les sémiotiques technico-scientifiques (…), les sémiotiques de subjectivation dont certaines se recoupent avec celles qui viennent déjà d’être énumérées mais auxquelles il conviendrait d’ajouter beaucoup d’autres, telles que celles relatives à l’architecture, l’urbanisme, les équipements collectifs, etc. »Retour

[ 26] Les projets d’ECObox (Paris 18e) et de 56 rue Saint-Blaise (Paris 20e) ont proposé une architecture qui, plutôt que des murs, construit des relations. Les palettes et les modules mobiles d’ECObox se déplacent pour réformer l’espace en fonction des usages et des personnes. Dans le quartier Saint-Blaise, le moment de construction spatiale, le chantier, a été transformé en une expérience culturelle et sociale. Le temps du chantier a été dilaté pour y inclure un temps de sociabilité, formateur de groupes et d’usages. La construction de l’espace a été associée à une construction du sujet collectif. Une mise en acte et en corps du « construire ensemble » comme « se construire ensemble ». Dans ce type de projets, la créativité spatiale, sociale et politique sont indissociables. Nous ouvrons des espaces ; la vision d’une autre ville est construite par ceux qui les prennent en charge.Retour

[ 27] Notes prises dans le séminaire Métropole et Multitude dirigé par Toni Negri, Collège International de Philosophie, Paris, 2005 / 2006.Retour

[ 28] Pendant la dernière décade, de nombreuses pratiques urbaines alternatives sont apparues, portées par des activistes, des artistes, des architectes, des interventionnistes, des hackers urbains, des médias-tacticiens, des intermittents, des groupes d’immigrants, des collectifs d’habitants qui réclament de l’espace dans la ville pour leurs actions et projets.Retour

[ 29] Arjun Appadurai, « The Right to Participate in the Work of the Imagination », in TransUrbanism, Rotterdam, Arjen Mulder, V2 / NAI Publishers, 2002, p. 46.Retour