A chaud 51, printemps 2013

« Alea ACTA est »

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Quand le Parlement européen dit non à l’Empire  au nom de l’Internet

ACTA est mort le 4 juillet 2012 sur le champ de bataille du Parlement européen et c’est une très bonne nouvelle. Cet Anti-Counterfeiting Trade Agreement (ou en français Accord Commercial Anti Contrefaçon) représente en effet la quintessence de la corruption du processus politique par les gouvernants des nations occidentales et les multinationales du divertissement, du luxe, de la pharmacie ou encore de l’agroalimentaire qui leur mettent la pression pour préserver leurs rentes de situation. Négocié en catimini depuis plus de quatre ans par 39 États parmi les plus riches de la planète pour renforcer la répression des infractions au respect le plus strict des brevets et des règles de propriété intellectuelle, ACTA était une bombe à retardement pour dynamiter la société pollen qui naît peu à peu des milliards de partages quotidiens sur la toile. Pire : une arme de destruction massive lancée par le « vieux monde » des autorités nationales et des hiérarques du commerce international contre le « nouveau monde » de l’Internet, des médicaments génériques, du logiciel, des cultures et autres semences libres…

Le Parlement européen contre l’ACTA
Belle claque aux transis de la cocarde républicaine qui jettent la construction européenne avec l’eau du bain néolibéral : c’est bel et bien au Parlement européen qu’ACTA, créature de l’Empire, est tombée par 478 voix contre 39, parmi lesquelles 21 pauvres sbires de l’UMP et de ses alliés bien de chez nous…
Sans le Traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre 2009 pour pallier le rejet de la Constitution européenne en 2004, l’ACTA serait aujourd’hui en discussion dans les parlements nationaux, pas pour en décider ou non l’application, mais pour en accommoder les « sanctions pénales » aux différentes sauces locales… Comme le dit Jérémie Zimmerman de la Quadrature du Net dans une interview à lire en rubrique Hors Champs du présent numéro de Multitudes, le Traité de Lisbonne a été le bug dans la machine de l’ACTA. La Commission européenne qui, rappelons-le, réunit les représentants des gouvernements de l’Union, ne s’était pas fait prier pour ratifier l’ACTA, et cela aurait suffi si les négociateurs de ce vrai faux traité commercial avaient mis le turbo pour rendre leur copie avant le 1er décembre 2009. Merci donc à leur lenteur, car c’est bien elle qui a permis au Parlement européen de remplir sa fonction de champ de bataille démocratique…

De fait, l’épisode démontre, s’il en était besoin, que ce que d’aucuns manieurs de langue de bois appellent « l’Europe des Nations » pour mieux enterrer l’Europe fédérale, c’est l’Europe de l’ACTA. C’est-à-dire tout sauf une Europe sociale, culturelle et politique. Par un curieux hasard de l’histoire, c’est une semaine après l’ajournement des deux projets de loi de « lutte contre le piratage », PIPA (Protect Intellectual Property Act) et SOPA (Stop Online Piracy Act) aux États-Unis que 22 États membres de l’Union européenne, parmi lesquels la France, le Royaume-Uni et l’Italie, ont signé ce traité instaurant une justice et une police privée du copyright… Traité que les États-Unis, le Canada, le Japon, la Corée du Sud, Singapour, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Maroc avaient d’ores et déjà ratifié. Pour l’anecdote, notons que l’Allemagne, prenant acte des nombreuses voix se levant contre l’ACTA dans et en dehors du net, avait finalement « suspendu » sa signature à la fin janvier 2012, alors même que ses représentants avaient participé auparavant à sa conception au sein de son forum ad hoc…

Ce sont donc nos gouvernements nationaux, au sein de ce forum puis par l’apposition de leur signature sur ce traité avant un vote jugé de pure forme, qui avaient décidé seuls de la mise en œuvre de sanctions pénales pour contrefaçon, infraction au copyright ou toute aide « directe ou indirecte » à ces infractions pouvant avoir des conséquences jugées néfastes « à une échelle commerciale » par nos anges du business international…Nos États nationaux étaient clairement les complices de ce qui se présentait comme un banal accord commercial, mais qui forçait ses signataires à modifier leur droit pénal ! A-t-on jamais vu un accord commercial obliger chacun des États concernés à transformer son système judiciaire pour laisser place à une nouvelle police privée ?! C’est le peu d’Europe politique que nous avons qui, via son Parlement, a répondu Non au discret diktat de la Commission et du Conseil de l’Union européenne… Instances qui n’incarnent que le plus petit commun dénominateur de l’égoïsme bien compris de chacun de ses gouvernements à la solde des pouvoirs économiques de l’ère néanderthalienne.

« Vieux monde » contre « nouveau monde » ?
L’ACTA est donc mort le 4 juillet 2012, mais son être, renaissant sans cesse de ses cendres, est promis à de multiples réincarnations. Vu sous un certain angle, ACTA n’est pas un traité, mais une hydre protéiforme digne d’un jeu vidéo, qu’il nous faudra trucider plusieurs fois avant qu’elle puisse réellement disparaître de la surface de la Terre. Qu’on se le dise : ACTA I a été écrabouillée dans l’antre du Parlement européen. Mais en attendant les inévitables ACTA III et autres ACTA XXVII, ACTA II est discutée à son tour au Parlement européen depuis cet automne 2012 sous le visage a priori aimable d’un traité commercial entre le Canada et l’Union européenne répondant au doux nom de Comprehensive Economic and Trade Agreement ou CETA… On y trouve le même type de sanctions pénales que dans l’ACTA : du genre à forcer demain les opérateurs, fournisseurs d’accès et autres gros acteurs du net à filtrer les communications, bloquer l’accès ou effacer certains contenus du net.

La bataille qui a abouti en juillet 2012 au rejet de l’ACTA I n’est pas un événement isolé, promis à l’oubli, mais l’un des épisodes majeurs au niveau mondial d’un combat qui n’en finit pas de rebondir. Il s’agit bien d’une lutte entre deux visions de la démocratie, dont l’un des autres grands épisodes a été l’affaire Wikileaks de fin 2010, à partir de la publication de plus de 250 000 documents confidentiels de la diplomatie américaine. Paul Jorion la décrit comme une « guerre civile » qui ne dit pas son nom et « mobilise l’ensemble de la communauté numérique : du pirate informatique aguerri jusqu’au fana de Twitter. » Et de préciser qu’il y a « en face d’eux, une coalition de gouvernements et de milieux d’affaires, de plus en plus ouvertement dédaigneux des valeurs démocratiques. »

Côte pile et en vrac, il y aurait l’open source, l’open data, le logiciel libre, le streaming et le peer to peer, le Web 2.0, WikiLeaks et son culte de la transparence, les hackers et l’information sans frontière de l’ère numérique… Côté face et en ordre de bataille, depuis notre Hadopi hexagonale jusqu’aux réincarnations multiples de l’ACTA, voici les forces de l’Empire contre ledit piratage et ladite contrefaçon… Et entre les deux, histoire de mettre un peu de nuances dans le paysage, on pourrait glisser feu Megaupload du businessman Kim Schmitz, alias Kim Dotcom, jeune milliardaire arrêté le 19 janvier 2012 en Nouvelle-Zélande, sa galaxie opportuniste ayant été décapitée par le FBI…

D’un côté le bazar, de l’autre la cathédrale. D’un côté la propriété, de l’autre le flux. D’un côté le contrôle a priori, de l’autre l’auto-régulation a posteriori. D’un côté la nécessité de préserver la rareté des biens sous toutes leurs formes, de l’autre l’abondance de biens numériques que chacun peut offrir sans jamais en perdre l’usage.

Une vidéo créée par une série de figures du nouveau monde numérique, titrée « Luttons contre ACTA », est symbolique de cette opposition entre deux mondes. Elle a été postée sur YouTube en mars 2012, pour pousser le maximum d’internautes à s’informer, signer une pétition, voire agir de façon encore plus impliquée contre ACTA. Ce film de trois minutes débute par une mise en scène du colossal barbu à lunettes et passionné de jeux vidéo rétro Joueur du Grenier. Il se la joue grandiloquent avec le masque de V pour Vendetta, porté par les Anonymous, mais « ça ne marche pas »… Ses potes aux pseudos réjouissants se succèdent à l’image pour expliquer ce qu’est selon eux ce traité « qui n’intéresse pas Monsieur Pujadas et Monsieur Pernaut »… Le jeune amateur de YouTube découvre Realmyop et Coeurdevandale devant une table ressemblant à une console Nintendo, Linksthesun dans un décor bourgeois décati, puis c’est au tour d’Usulmaster, version maigre et avec pipe au bec de Joueur du Grenier, d’enfoncer le clou :
« Il y a deux sortes de loi, les lois liberticides et les autres. Et non content de nous empêcher de partager, ACTA va aussi nous empêcher de créer, puisque tout contenu présentant une infraction au droit d’auteur sera susceptible d’être supprimé. Quant à son créateur, ce sera pour lui l’amende… ou la prison. Dans ces conditions, il nous sera interdit de s’approprier, de détourner les produits culturels et nous redeviendrons tous de simples consommateurs passifs et aphones, comme à la bonne vieille époque de la télévision. Avec une loi comme ça, terminés les tests de jeux vidéo, les séries abrégées, les parodies à la con, une grosse partie de la création amateur du net sera considérée comme illégale. »

Vient alors une scène de prison.
Un prisonnier à l’air de malfrat : « Ben ouais, braquage, viol, 5 ans, et toi ?
Usulmaster : Moi je fais des bios sur Internet et des fois j’utilise des musiques dont j’ai pas les droits…
Le même prisonnier à l’air de malfrat : T’es un malade ! Tu me dégoutes… »

Puis c’est l’intervention, bien plus sérieuse et premier degré, d’un certain Fantasio974, qui en appelle à l’action aux côtés d’associations comme Avaaz.org et la Quadrature du Net pour « préserver Internet de la censure qui veut lui être imposée ».
La vision d’une lutte entre un ancien et un nouveau monde, que suggère ce clip comme bien d’autres créations ou manifestations, a évidemment quelque chose de caricatural. De la même façon que l’Internet ne remplace pas purement et simplement le livre et le journal papier, un monde ne prend jamais totalement la place de l’autre. Et c’est parce qu’il a su adapter les règles du business de l’ancien monde aux usages du nouveau monde qu’un Kim Dotcom de Megaupload a fait fortune. Cet ancien et ce nouveau monde ne sont que des concepts qui coexistent et coexisteront longtemps en se concrétisant dans une multitude de micro-mondes paradoxaux. Mais ces deux visions de l’esprit n’en dessinent pas moins un mouvement, une vague qui nous semble, peut-être à tort, inexorable, et surtout désirable, quitte à agir pour orienter notre embarcation dans le sens le moins « insoutenable » : le passage d’une époque à une autre.