Nos conceptions modernes des médias sont largement influencées par la cybernétique et la théorie de l’information. Dans le célèbre modèle proposé par Claude Shannon et Warren Weaver, un émetteur et un récepteur sont connectés par un canal, qui sert de conduit au passage d’un message informatif. Ce canal est un médium, et en tant que tel, il connecte et sépare tout à la fois deux points qui sont physiquement ou géographiquement séparés. Le canal renforce la distinction entre l’émetteur et le récepteur, en même temps qu’il offre le moyen de les connecter. Même s’il peut y avoir du « bruit » le long du canal de communication, la finalité d’une médiation est de fournir une connexion aussi fluide et transparente que possible, « comme si » l’émetteur et le récepteur étaient physiquement co-présents.
Le diagramme de Shannon est devenu le modèle dominant selon lequel nous envisageons les médias aujourd’hui. Il traduit en langage formel ce que nous tenons pour acquis : que le médium est un artefact X qui connecte deux points séparés A et B. Ce qui était préalablement inaccessible – du fait des contingences du temps et de l’espace – devient accessible à travers le média et le processus de médiation.

Antimédiation

Mais que se passe-t-il lorsque le média cesse d’opérer comme une médiation – du moins selon la signification qu’attribue à ce terme ce diagramme de la cybernétique ? Nous savons qu’au xixe siècle, il y avait de nombreux dispositifs médiatiques qui étaient utilisés de façon non-orthodoxe, de la photographie spirite à la fantasmagorie. Ce moment était certes unique, mais il annonçait des usages comparables de la vidéo et des médias digitaux aujourd’hui, en même temps qu’il se situait dans la continuité de compréhensions prémodernes de la magie, de la divination et de l’occultisme. Face à cela, comment comprendre les nombreux exemples de caméras vidéo utilisées pour prouver l’existence de fantômes, ou l’utilisation de matériel audio digital pour enregistrer les voix des morts, ou l’utilisation de photographies pour capturer les esprits ou l’aura d’une personne ?
Dans notre scepticisme, nous disqualifions souvent de tels usages des médias comme de simples gimmicks, même si nous sommes enclins à reconnaître aux médias la capacité de nous illusionner en nous faisant croire à l’existence de fantômes, démons et autres phénomènes surnaturels. En même temps, nous paraissons prendre plaisir à imaginer des médias qui se comportent d’une façon non-orthodoxe. Ce mélange de scepticisme et de fascination n’est nulle part aussi apparent que dans la culture populaire. De Poltergeist à Paranormal Activity, nous trouvons des représentations d’une multitude de médias qui entrent en contact avec le surnaturel. Dans le film d’horreur japonais contemporain, des bandes vidéo, des caméras digitales, des téléphones mobiles et des web caméras sont utilisées d’une façon qui établit un lien avec ce que H. P. Lovecraft a appelé autrefois un « au-delà cosmique » (cosmic outsideness).
En notre âge post-sécularisé, nous sommes constamment renvoyés à l’aspect radicalement inhumain du monde dans lequel nous nous trouvons vivre. Il n’y a plus de grands Au-delà, ni dans les topographies de la survie après la mort, ni dans les voyages de réincarnation. Au lieu de cela, le surnaturel est intriqué dans le monde d’ici et maintenant, se manifestant à travers une paradoxale immédiateté qui se retire et se dénie constamment elle-même. La fonction des médias n’est plus de rendre accessible l’inaccessible, ou de connecter ce qui était séparé. À la place de cela, les médias révèlent l’inaccessibilité en et par elle-même – ils rendent l’inaccessible accessible dans son inaccessibilité même.
Révéler la manifestation de ce qui n’existe pas n’est pas simplement une affaire de visualisation, de computation ou de construction de réalités alternatives, virtuelles ou augmentées : cela relève plutôt d’une pulsion religieuse. Dans le vocabulaire de Denis l’Aréopagite, le mystique du ve siècle, cela relève du sentier de la négation (via negativa), par laquelle on affirme une paradoxale « négation d’au-delà de l’affirmation ». Denis parle bien entendu de la façon dont le divin est énigmatiquement inaccessible aux êtres humains que nous sommes. Mais il parle aussi de médiations, de leur possibilité ou impossibilité.
Même si nous utilisons aujourd’hui les médias dans un contexte pratique quotidien, il semble que nous aimons aussi les imaginer dotés d’une capacité exceptionnelle de servir de médiation entre notre monde de l’ici et maintenant et un monde qui nous reste énigmatiquement inaccessible sans le recours à ces médias. Ce qui suggère quelque chose qui est à la fois simple et considérable dans ses conséquences : les médias ne sont pas humains. C’est peut-être de là que vient l’étrange attraction qu’opèrent des médias qui nous présentent un monde qui se retire immédiatement dans l’obscurité, les nuages, le sombre.
J’aimerais suggérer qu’il faut regarder à l’extérieur des champs traditionnellement associés aux Media Studies pour réfléchir aux médias de cette façon. Cela exigerait de faire l’expérience d’une pensée qui envisagerait les médias moins en termes d’artifices ou de processus techniques qu’en termes de leur capacité à opérer des médiations entre deux points (comme dans le diagramme de Shannon), tout en niant simultanément toute forme de médiation et de communication. Je suis tenté d’appeler de tels moments « antimédiation », pour des raisons qui apparaîtront bientôt plus clairement. Le but est de considérer les médias et les médiations non seulement comme définis par des états d’enclenchement/déclenchement, ni comme de simples conducteurs d’un flux vitaliste, mais comme incorporant un paradoxe fondamental : les médias et les médiations sont à envisager dans ces moments où on entre en communication ou en connexion avec cela qui est par définition absolument inaccessible.

L’horreur ontologique

Pour se donner une idée de ce à quoi peut ressembler un antimédia, on peut évoquer la nouvelle Black Gondolier (Le gondolier noir) rédigée par Fritz Leiber, et publiée en 1964 dans l’Anthologie d’Arkham House intitulée Over The Edge. Dans cette histoire, un narrateur anonyme raconte la disparition mystérieuse de son ami Daloway, un autodidacte maniaque et reclus. Après avoir vécu pendant des années près d’un champ pétrolifère de la Californie du Sud, Daloway avait développé une bizarre fascination pour le pétrole – pas seulement en tant que médium d’énergie et de haute technologie, mais aussi en tant qu’entité gothique et funèbre. Il décrit ainsi cette impression lors d’une conversation avec le narrateur :

« … cette essence noire et funeste de toute vie de tous les temps, qui constitue en fait un énorme et profond cimetière noir du passé le plus étrange, peuplé des plus noirs fantômes, le pétrole a attendu des centaines de millions d’années, rêvant ses rêves noirs, pressant misérablement sous la peau caillouteuse de la Terre, frémissant dans des bassins couverts de marais gazeux et dans des réservoirs rocheux pleins à craquer, prêt à se répandre à travers des myriades de canaux… »

Dans une prose hyperbolique digne de H. P. Lovecraft, l’histoire de Leiber dépeint le capitalisme industriel comme une imbrication de réservoirs et de canaux alimentant toute une panoplie d’objets, y compris la voiture même dont se sert Daloway pour circuler en ville. Dans Black Gondolier, toutefois, il apparaît que les fantasmes de Daloway sont davantage que les délires d’un fou – ils décrivent correctement la réalité :

« La théorie de Daloway, fondée sur de nombreuses lectures dans les domaines de l’histoire du monde, de la géologie et de l’occulte, soutenait que le pétrole était, d’une façon plus que figurée, le sang vital de l’industrie, du monde et de la guerre moderne, qu’il avait véritablement une vie et volonté propres, une conscience ou une subconscience inorganique, que nous étions tous ses marionnettes ou ses créatures, et que son esprit chimique avait guidé et même imposé le développement de la civilisation technologique moderne… En bref, la théorie de Daloway était que l’homme n’avait pas découvert le pétrole, mais que le pétrole avait découvert l’homme. »

En elle-même, cette idée d’une créature informe mérite d’être relevée, ne serait-ce que parce qu’elle attente au principe aristotélien d’une vie définie par sa forme. On peut ici penser aux nombreux exemples de « monstres informes » mis en scènes par des histoires comme celles d’Algernon Blackwood, de Kyoka Izumi ou de William Hope Hodgson, ainsi que par des films comme X: the Unknown, Caltiki the Immortal Monster ou, plus récemment, The Mist.
Mais l’idée est ici celle du pétrole comme une « chose » (a thing) ancienne, malveillante, suintante : il ne s’agit pas seulement d’un ramassis (a blob), mais de la parfaite conjonction de la vie et d’un média, sous une forme qui se situe en-deçà de toute forme, dans une sorte de médiation informe. Dans Black Gondolier, le pétrole n’est pas simplement un objet inerte qui attend que nous l’utilisions en tant que sujets ; il devient au contraire un médium cosmique de la production de « la civilisation technologique moderne » et de tous ses sombres étranges avatars…
Le récit de Leiber nous fournit un cas extrême de médiation au-delà de toute contrainte spatiale. Un effet similaire est figuré sur le plan temporel dans le manga de Junji Ito Long Dream (dont on a tiré un film). Dans de nombreux films d’horreur japonais, des appareils médiatiques familiers deviennent soudainement dotés de propriétés surnaturelles, depuis la bande vidéo de Ring aux webcams de Pulse, en passant par l’architecture entière d’une ville dans Marebito. Une dernière étape est franchie lorsque, finalement, c’est l’être factuel lui-même qui devient la médiation du surnaturel, et l’être comme tel qui est aussi la source de l’horreur.
Long Dream suit ce motif, mais sur le plan d’une transformation temporelle plutôt que spatiale. Son personnage principal, Tetsuro Murkoda, ne peut plus s’arrêter de rêver – par une sorte d’insomnie à l’envers. Comme il perd tout sens du temps (éveillé), son corps commence à changer et à subir des mutations grotesques. Il perd ses paupières, ses yeux devenant hyper-sensibles, capables de voir seulement un innommable « au-delà » sans relation avec ce que nous pouvons voir normalement. La désintégration graduelle de son corps et de son esprit est élaborée dans la version manga de cette histoire imaginée par Junji Ito. La peau de Murkoda devient écailleuse et cristalline, il perd ses cheveux et sa tête s’allonge, tandis que ses sens s’atrophient, son nez, ses oreilles et même ses yeux se résorbant progressivement dans son corps inhumain.

Observés par des médecins dans un hôpital, les rêves de Murkoda deviennent de plus en plus longs, même si son temps de sommeil reste le même. Ses « longs rêves » finissent par durer des années, des décennies, des siècles, et au-delà, dans un temps inhumain et intemporel. Vers la fin de l’histoire, un Murkoda grotesque, ressemblant à une créature extra-terrestre murmure : « Qu’arrive-t-il à l’homme qui se réveille d’un rêve sans fin ? » Dans les scènes finales, le corps de Murkoda se désintègre complètement, ne laissant derrière lui, dans son lit d’hôpital, que d’étranges cristaux qui s’effritent sans se laisser identifier. Paradoxalement, la médiation atteint son point ultime lorsqu’elle devient absolue, lorsqu’il n’y a plus rien à médier, sauf la pure forme de la médiation elle-même.
Ce type de phénomène est commun dans le genre du récit d’horreur. Un survol rapide de ce genre révèle un bon nombre d’exemples dans lesquels des objets quotidiens – et en particulier des appareils médiatiques – deviennent le lieu de phénomènes surnaturels, paranormaux ou inexplicables. Dans ces histoires, l’ubiquité innocente et banale des objets médiatiques, des téléphones portables aux webcams, entre dans un espace liminal où ils révèlent soudain la frontière ambivalente séparant le naturel du surnaturel, le bizarre du merveilleux, le terrestre du divin.
Il faut relever que, dans notre culture contemporaine qui superpose de nombreuses plateformes, la représentation de tels médias surnaturels se situe elle-même à travers une ou plusieurs formes médiatiques (romans, films, émissions TV, bandes dessinées, jeux vidéo, etc.). On n’assiste pas à un unique médium-maître qui représenterait tous les cas possibles de surnaturel ou de spectralité, mais à une variété de médias qui se médient ou se remédient les uns les autres : un roman sur une bande vidéo maudite, un film sur des webcams hantées, un jeu vidéo qui utilise une caméra paranormale.
Mais qu’est-ce donc qui fait de tels récits un site privilégié pour réfléchir sur les média et la médiation ? On peut commencer par suggérer une première distinction : dans le contexte quotidien des médias, la médiation est épistémologique, alors que dans l’horreur surnaturelle, la médiation est ontologique. Dans le premier cas, on s’appuie sur une certaine connaissance pratique de la façon dont des médias fonctionnent et peuvent être utilisés. Les questions qu’on se pose relèvent de connaissances qui présupposent un cadre ontologique fiable : Quel est votre numéro ? Qui m’appelle ? Pouvez-vous m’entendre ? etc.
Par contraste, dans l’horreur surnaturelle, on présuppose toujours une certaine connaissance fonctionnelle des médias, mais quelque chose tourne mal, fondamentalement mal. Ironiquement, le problème n’est pas que les appareils tombent en panne, mais au contraire qu’ils fonctionnent trop bien : on en tire davantage que ce que l’on souhaitait, avec des spectres qui apparaissent dans nos photos, des morts sur nos écrans, et des choses qu’on ne devrait pas voir ou entendre sur nos bandes magnétiques. On ne peut plus présupposer un fondement ontologique stable et commun : la médiation est réellement une médiation entre différents « réels », ou, si l’on veut, entre différents domaines ontologiques – le naturel et le surnaturel, le normal et le paranormal, la vie et l’au-delà.
Au sein de ce triangle entre médias, horreur et philosophie, nous voyons se déployer un concept du surnaturel qui est tout à la fois immédiat et médiatisé : le surnaturel paraît habiter le domaine de l’expérience affective pure, au-delà de ce que peuvent atteindre les mots ou les images – et pourtant, dans les exemples que nous avons évoqués, le surnaturel n’est jamais présent qu’à travers une forme de médiation. Ce qui nous confronte à un dilemme : si le surnaturel existe, dans quelle mesure peut-on en faire l’expérience ? Si on ne peut pas en faire l’expérience, comment pouvons-nous le distinguer du simple subjectivisme (une illusion, un rêve, un cas de tromperie visuelle) ?
Que le surnaturel soit médié, et qu’il soit médié par définition, voilà qui semble accepté aussi bien par les récits modernes d’horreur surnaturelle que par la théologie mystique prémoderne. Dans l’horreur surnaturelle, le personnage qui fait l’expérience du surnaturel est toutefois presque toujours confronté à un manque de mots, à des descriptions inadéquates et à des choses innommables. Ces personnages sont confrontés à quelque chose qui semble évoquer un langage contradictoire de négation et de silence. Tout ce qui reste, c’est cette pure activité de médiation, une médiation qui se nie elle-même presque immédiatement – dans une antimédiation.

Qualités occultes

Comment une médiation peut-elle être également une négation de la médiation ? Pour comprendre ce dilemme, nous devrions nous rappeler que ce qui est en jeu dans ces exemples d’horreur surnaturelle n’est pas simplement une expérience primale, ineffable, mais que cette forme de médiation est littéralement incorporée dans des objets médiatiques (des bandes vidéo, des caméras, des téléphones cellulaires, etc.).
Les premiers épisodes de la Twilight Zone sont exemplaires à cet égard. Nombre d’entre eux utilisent des objets banals, quotidiens, d’une façon qui leur permet de devenir davantage que juste des objets. Par exemple, dans l’épisode Nick of Time, un jeune couple de nouveaux mariés s’arrête dans une petite ville durant leur voyage à travers le pays. Dans le restaurant du coin, le mari Don (joué par l’incomparable William Shatner) devient fasciné par un innocent porte-serviette sur lequel est écrit Mystic Seer (« le devin mystique »), surmonté d’une tête de diable en forme de jouet. En insérant une pièce, on en tire un bout de papier porteur d’une prédiction – dans un jeu de divertissement qui tourne bientôt à la névrose, puis rapidement, comme dans de nombreux épisodes de la Twilight Zone, à quelque chose de complètement différent.
Dans cet épisode, le porte-serviette et son Mystic Seer se transforment successivement d’appareil ménager (un distributeur de serviettes) en appareil de divertissement (un jeu de prédictions), puis en névrose (angoisse, doute, peur), et finalement en ce que Tzvetan Todorov a caractérisé comme le fantastique (la possibilité d’une réalité complètement autre). Cette dernière phase est bien exprimée par une question de l’épouse paniquée : « Vas-tu laisser cette… cette chose diriger ta vie ? »
C’est le moment où l’objet est à la fois présent et néanmoins retiré dans une région inférieure d’attributs bizarres, avec une étrange « profondeur » qui est aussi parfaitement « plate » sans rien à découvrir ni à révéler. C’est ce qu’Arthur Schopenhauer a appelé autrefois des « qualités occultes » (qualitas occulta), un motif qui traverse plusieurs épisodes de la Twilight Zone. On y rencontre des poupées d’enfant qui prennent vie avec des intentions malfaisantes, des téléphones qui nous mettent en accès direct avec les voix des morts, des pianos mécaniques qui nous hypnotisent en révélant nos secrets les plus sombres et les plus intimes.
En bref, nous devons nous rappeler que ce qui est en jeu dans ces histoires, ce n’est pas simplement l’expérience d’un sujet, mais la médiation de (et par) un objet. Le concept de surnaturel n’est pas ici simplement orienté vers un sujet, en tant lieu d’une expérience immédiate, authentique. Il est surtout orienté vers les nombreux objets qui incarnent ou qui servent de médiation au surnaturel, objets qui s’insinuent entre le quotidien et l’exceptionnel, entre leur transparence artificielle et leur étrange aura d’opacité. La question est donc de savoir s’il ferait sens de penser cette médiation du surnaturel moins dans les termes d’une approche orientée sur le sujet que dans ceux d’une approche orientée vers les objets – et de savoir ce qu’une telle approche pourrait signifier pour nous en tant que sujets.
Il y a bien entendu de nombreux précédents, anciens et modernes, d’une telle démarche. Par exemple, les longues méditations de Heidegger sur « la chose », et le processus dynamique et actif de « rassemblement » qui caractérise « la choséité de la chose ». Ou aussi les enquêtes de Bruno Latour sur l’interface entre humains et non humains, dans lesquelles toute une panoplie de gadgets et de bricolages forment de complexes appareils de production de savoir. Les objets agissent sur nous, ou conditionnent nos actions, autant que nous agissons sur eux. En quête d’un moyen terme, Bruno Latour parle d’« actants non-humains » pour décrire l’agentivité intermédiaire que les objets exercent sur nous en tant que sujets, une relation qui est pour lui intrinsèquement politique : « en d’autres termes, les objets – pris comme des problèmes (issues) – nous attachent tous de différentes façons qui cartographient un espace public profondément différent de ce que nous reconnaissions habituellement sous l’étiquette du “politique” ».
Plus récemment, on peut aussi évoquer le mouvement de l’« ontologie orientée vers les objets » (OOO), qui tente de déplacer le discours philosophique des relations sujet-objet vers les relations objet-objet. Dans toutes ces approches, ce qu’il faut noter, c’est la façon dont les objets semblent exister à travers ce mouvement contradictoire de présentation et de retrait. Même dans les interactions phénoménales les plus intimes qu’ils entretiennent avec nous en tant que sujets, les objets conservent un certain réservoir d’inaccessibilité – autrement dit, chaque fois qu’il y a un objet, il y a un plus-qu’objet inaccessible. Il semble que cela décrive presque parfaitement les objets qui peuplent les nombreux exemples d’horreur surnaturelle.
Pour mieux saisir cela, faisons un pas de recul. Les « objets », bien entendu, sont différents des « choses », et il n’y a rien qui nous empêche de relever que tous les médias ne sont pas des objets ou des choses. Pour clarifier un peu notre vocabulaire, on peut revenir à la distinction faite par Kant entre les « objets » et les « choses », puisque Kant fournit plusieurs points-clés qui structurent les différents courants de philosophie post-kantienne actuels, y compris l’OOO.
Dans la philosophie critique de Kant, les objets ne sont jamais simplement des objets. En fait, Kant tend à utiliser une pluralité de termes différents pour ce que nous appellerions simplement « des objets » : le terme Objekt désigne des objets de l’expérience qui deviennent des objets de connaissance à travers l’unité de l’aperception ; le terme de Gegenstand dénote des objets de l’expérience qui se conforment aux structures de l’intuition ou de l’entendement ; et le terme Ding (traduit comme « chose ») désigne l’objet en lui-même à l’exclusion de toute expérience qu’on puisse en avoir.
Avec ce terme de Ding, nous en arrivons à une entité qui a une fonction philosophique majeure pour Kant : la nécessité logique qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, qui ne peut jamais être connue et qui fournit le fondement de la Gegenstand et lui permet à son tour de devenir un Objekt pour un sujet :

« Que quelque chose de réel hors de nous corres­ponde et doive même correspondre à nos percep­tions extérieures, c’est ce qui ne peut non plus jamais être prouvé comme liaison des choses en soi, mais bien au point de vue de l’expérience. […] Car nous n’avons pas affaire à d’autres objets que ceux qui appartiennent à une expérience possible, parce qu’ils ne peuvent être donnés dans aucune expérience, et par le fait ne sont rien pour nous. »

Quoique tous ces termes puissent être traduits par « objet », le dernier terme (Ding) est aussi précisé par Kant comme désignant la Ding an sich (la chose en soi), qui est un concept limite. Il sert de fonction transcendantale en ce qu’il garantit qu’il y a bien quelque chose que nous percevons en tant que sujets, même si nous ne pouvons jamais la connaître en elle-même.
Pour aller vite, on peut dire que Kant fait une distinction de base entre les « objets » et les « choses », distinction qui correspond élégamment au cadre général de sa pensée critique. Alors que les objets peuvent être perçus et intuitionnés, et alors que nous pouvons acquérir une connaissance des objets basée sur ces intuitions, les choses restent pour toujours hors d’atteinte de la compréhension humaine. Tandis que les objets sont toujours les objets tels qu’ils nous apparaissent en tant que sujets, les choses occupent une zone obscure et nébuleuse, totalement extérieure aux relations entre objets et sujets. En dépit de ces distinctions, Kant est contraint de relever une contradiction fondamentale : les choses – étant inaccessibles et inconnaissables – sont néanmoins bel et bien posées par nous en tant que sujets connaissant. Elles ne peuvent donc être que des concepts négatifs. Le mieux que nous puissions faire, selon Kant, c’est simplement de relever la nécessité logique de la chose en soi. Au-delà de cela, il n’y a que silence…
Mais en est-il vraiment bien ainsi ? Pour Kant, ce que l’objet et la chose ont en commun, aussi étrange que cela puisse paraître, c’est qu’ils entrent en une relation, fût-elle minimale, avec un sujet. Et alors que des penseurs contemporains comme Harman nous invitent à déplacer notre pensée du sujet-objet vers l’objet-objet, il y a un autre type de pensée orientée vers l’objet, implicite dans la philosophie critique kantienne : il s’agit de la relation entre les objets et les choses, entre ce qui existe pour nous en tant que sujets et ce qui reste indifférent à toute forme de relation sujet-objet. On peut donc lister ces différentes approches de la façon suivante :
– Relation sujet-objet (cartésianisme, kantisme, phénoménologie)
– Relation objet-objet (théories de l’actant réseau, ontologie orientée vers l’objet)
– Relation objet-chose (qualités occultes, réalisme bizarre)

Dans cette dernière relation, nous considérons les passages possibles entre les objets et les choses, entre ce qui nous est aisément accessible en tant que sujets et ce qui se retire énigmatiquement dans une région que nous pouvons seulement décrire comme celle de « la chose en soi ».
Telle est l’une des principales raisons pour s’intéresser à l’horreur surnaturelle. Entre l’objet « pour nous » et la chose « en soi », il y a à la fois le plus petit intervalle et le plus grand abîme. Comme nous l’avons relevé, les objets médiatiques qui peuplent l’horreur surnaturelle ne sont pas cassés ou en panne – ils fonctionnent très bien, voire trop bien. Quand des objets ordinaires deviennent extraordinaires, sommes-nous les témoins étranges de ce passage secret de l’objet à la chose ? Dans l’horreur surnaturelle, les relations sujet-objet et objet-objet sont des produits dérivés d’une relation plus fondamentale entre objets et choses. Nous pouvons donc avancer une hypothèse : dans l’horreur surnaturelle, la médiation du surnaturel passe par la transition ambivalente de l’objet à la chose.

Sur ce qui ne peut être dit

Si nous sommes prêts à adopter une approche élargie des médias, alors la question est la suivante : à quel point les médias et la médiation finissent-ils par se nier eux-mêmes, résultant en une sorte de pur continuum ou de « communisation » – ou même aboutissant à ce qu’une époque antérieure aurait appelé une expérience mystique ? C’est la question posée par Georges Bataille, qui, dans sa propre critique et réinvention de la théologie mystique, fait un usage fréquent des termes de « communication » et de « médiation ».
Comme Bataille le relève, dans le cas de l’expérience mystique, « la connaissance est encore médiation – entre moi et le monde – mais négative : c’est le rejet de la connaissance, la nuit, l’anéantissement de tout moyen terme, qui constituent cette médiation négative ». Chaque fois que Bataille parle de communication ou de médiation, ses références sont toujours celles de la sombre tradition du mysticisme ; pour lui, la médiation et la communication impliquent toujours la dissolution de l’émetteur et du récepteur, tandis que le message apparaît comme un gouffre ou un abîme. « Les mouvements s’écoulent en une existence extérieure : ils s’y perdent, ils “communiquent”, semble-t-il, avec le dehors, sans que celui-ci prenne figure déterminée et soit perçu comme tel ».
Pour Bataille, la médiation négative implique un processus en trois temps : d’abord une connexion minimale entre deux ordres ontologiques distincts et incompatibles ; ensuite la production d’un gouffre ou d’un abyme entre ces deux ordres ; enfin l’effacement de la médiation, due en partie à ce gouffre ou abîme.

« C’est l’anéantissement de tout ce qui n’est pas l’« inconnu » dernier, l’abîme où tout a sombré. Ainsi entendue, la pleine communication qu’est l’expérience tendant à l’« extrême » est accessible dans la mesure où l’existence se dénude successivement de ses moyens termes. »

Les commentaires de Bataille soulèvent une question historique : étant donnée la manière dont les médias hantés ou bizarres servent d’arbitres entre le naturel et le surnaturel, irait-on trop loin en considérant le cas prémoderne de l’extase divine ou de la possession démoniaque comme un exemple de médiation ? Si oui, pourrait-on alors considérer la gouvernance de la frontière séparant l’extase divine et la possession démoniaque comme un acte de théologie politique ? Le discours qui a entouré la possession démoniaque à l’aube du christianisme moderne est en l’occurrence particulièrement instructif. Étant donné que le royaume du surnaturel (divin et démoniaque) était, par définition, absolument au-delà du terrestre et de l’humain, par quels œuvres ou signes vivants (opera vitae) ce domaine pourrait-il devenir accessible ?

« Dans le discours théologique, le concept du corps assumé suppose et s’oppose à une notion de la vie et de la personne humaine. Les scolastiques raffinent et précisent davantage cette distinction entre corps assumé et corps vivant […]. Ils se demandent jusqu’à quel point les démons et les anges peuvent se servir des corps assumés. Sont-ils capables de sentir, de bouger, de parler, de manger ou enfin, d’engendrer ? Peuvent-ils, selon l’expression de saint Thomas, exercer les opera vitae ? »
Bien entendu, cela peut paraître pousser les choses trop loin, en élargissant la portée des termes « médias » et « médiation » au point de les vider de toute signification. Mais nous pourrions aussi soutenir que le monde dans lequel nous nous trouvons immergés défie constamment nos conceptions conventionnelles des médias et des médiations. Nous vivons immergés dans le monde même dont nous nous distinguons, de façon à pouvoir l’enregistrer, le documenter ou y générer des médiations. Nos idées des médias et des médiations sont peut-être bien trop humaines.
Les cercles magiques, les grimoires, les passes d’hypnose, la photographie spirite, les ectoplasmes, les interférences fantomatiques à la radio, les télévisions possédées, les bandes vidéo maudites et les webcams des morts – toutes ces choses existent « réellement » dans l’horreur surnaturelle, en ce qu’elles ne sont pas seulement des produits de l’imagination, des symptômes de maladie mentale ou des états induits par l’abus de drogues. Leur artificialité est exprimée par leur utilisation pragmatique et matérielle en tant qu’objets médiatiques. Du même coup, la médiation du surnaturel permet à de tels objets de se retirer du familier et du quotidien, parfois jusqu’au point où l’objet lui-même semble participer d’un principe vital et paraît s’animer. L’étrange vie des médias serait alors l’équivalent de leur glissement du statut d’objets à celui de choses. D’une certaine manière, les médias sont le plus vivants précisément lorsqu’ils sont le moins accessibles…

Traduit par Yves Citton