Gaëtane Lamarche-Vadel : Vous êtes artiste, comment êtes-vous arrivé ici à Ard-el-Lewa ?

 

Hamdy Reda : J’ai été diplômé en 1997 de l’université d’art plastique d’Helwan située à Zamalek.À Ard-el-Lewa, je vis depuis 25 ans. Ma famille a déménagé ici parce qu’elle a trouvé un appartement plus grand.

 

G. L.-V. : Pouvez-vous décrire ce quartier informel ?

 

H. R. : Ard-el-Lewa est un quartier informel gagné en partie sur des terres agricoles et en partie sur le désert autour du Caire. On y trouve une classe moyenne inférieure, où règnent des tensions sociales entre des gens pauvres et les ouvriers, les employés, les professeurs. Il y aussi des hommes d’affaires qui vivent ici ou des gens riches qui font des affaires avec cette classe sociale, ou qui leur sont liés par leur famille, aussi préfèrent-ils rester vivre ici plutôt que d’aller dans d’autres quartiers. Vivant ici, ils investissent en construisant des maisons et en les louant aux autres. Donc ce n’est pas un secteur totalement pauvre ni dénué d’éducation. Il y a surtout une diversité sociale qui attire les émigrés. Nous avons autant de migrants de l’intérieur et de l’extérieur. Des familles et des individus viennent de villages de la Haute Égypte. Ils veulent vivre quelque part près des villes et trouver du travail. Les migrants de l’extérieur sont nombreux aussi dans le quartier, ce sont des réfugiés de Somalie, aussi bien que du Soudan que d’autres régions d’Afrique. Aussi créent-ils des communautés diverses et vivantes.

Il existe aussi des relations vivantes avec d’autres quartiers de la ville, car il y a beaucoup de gens qui viennent de différents endroits de la ville où ils étaient trop à l’étroit ; ils ont déménagé dans d’autres quartiers comme moi par exemple. Nous avons grandi dans un quartier du centre-ville, mais c’était très étroit et le gouvernement a interdit toute nouvelle construction de quelque sorte que ce soit ; même les bâtiments qui s’effondrent, le gouvernement refuse qu’ils soient retapés ; il veut réduire le nombre d’habitants autochtones au centre-ville afin d’engager d’autres investissements comme ce qui se passe sur la Corniche. Si vous regardez à droite maintenant, vous verrez beaucoup d’hôtels et de buildings extravagants comme les tours du Nil. Ce secteur était un quartier de petites maisons et d’ouvriers, mais au fur et à mesure le gouvernement a récupéré le secteur pour y réaliser d’importants investissements avec de grosses sociétés. C’est pourquoi beaucoup de gens ont immigré ici, comme ma famille.

 

G. L.-V. : Et ici vous pouvez agrandir la maison en augmentant le nombre d’étages ?

 

H. R. : Oui c’est plus facile de construire des étages supplémentaires. Par exemple cette maison où nous sommes avait deux étages, et nous en avons construit trois autres nous-mêmes. C’est le cas de la plupart des maisons que vous voyez autour. Vous trouvez aussi beaucoup de cas où les gens ne peuvent pas construire ni acheter, alors ils louent des appartements.

Comparé à d’autres quartiers, c’est bon marché, mais en fait le loyer ici, dans cette zone particulièrement, est un peu plus élevé que dans d’autres endroits. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais sans doute parce qu’on est ici très près d’autres quartiers ; sans doute aussi parce que ce n’est pas immense comme Bulak al Darkru ou Waraq Embaba, ni surpeuplé comme d’autres secteurs.

Il y a de nombreuses boutiques. Il y a encore des potentialités, paraît-il, mais je ne le vois pas parce que je vis ici. Quand des personnes viennent me visiter d’où que ce soit en Égypte ou de l’étranger, ils me disent que c’est quartier sympathique qu’ils aiment traverser.

 

G. L.-V. : Quand avez-vous décidé d’ouvrir un atelier ?

 

H. R. : La première décision ou la première question a été : où vivre, est-ce que je vais rester vivre ici ou changer de lieu ? En fait, après de nombreux voyages à travers le pays et à l’étranger, la réponse s’est imposée forte et claire. Ma place est ici. J’aime ce quartier, il exerce une influence sur moi, en tant qu’artiste. Je suis heureux d’être ici, économiquement socialement, culturellement. Il y a une grande diversité de population, je ne vois pas la même à Zurich. En voyageant, j’ai compris que vivre à l’étranger me prendrait toute mon énergie ; bien sûr l’Europe est un magnifique système Mais ça me prendrait ou ça mangerait tout mon temps, ça dévore l’énergie des gens qui vivent là juste pour survivre. Ils ne trouvent pas de temps pour eux-mêmes. Ils se découvrent après que le temps s’est échappé de leurs mains. Ils ne profitent pas de la vie. Donc je me suis dit que je n’allais pas passer à côté de mon avenir comme ça. Je veux profiter de la vie, donc je veux rester ici dans cet endroit qui ne mange pas mon temps. Ici, il y a cette opportunité. Plutôt que d’aller dans des pays plus civilisés pour travailler mais où on ne trouve pas le temps de profiter de ce qui est facile et accessible. En Europe, tout est possible, tout est près de vous, mais vous ne pouvez pas vraiment en jouir.

Dans le même ordre d’idée, je pensais qu’entre Ard-el-Lewa et les alentours, à l’échelle du pays, je pouvais trouver l’équivalent de ce qu’on trouve en Europe. Il y a des lieux où je pourrais avoir envie de rester et être heureux, comme à Cairo downtown, à Zamalek, mais en fait ce serait trop lourd pour moi, ces lieux me donnent le mal de tête. C’est bien d’aller là-bas de temps en temps pour rendre visite à un ami, pour un travail, pas pour y vivre. Quant aux nouvelles villes, ce sont de pauvres appendices, froids, je ne voudrais pas y vivre. Aussi en pesant ceci et cela, au niveau social et économique j’ai pensé que le meilleur pour moi était de rester ici. Une fois obtenue la réponse à la première question, venait immédiatement une seconde question : qu’est ce que je vais faire ici ? Quelle est ma profession, relativement au contexte, à l’environnement social, à cet endroit ouvert ? La réponse que j’ai trouvée est Art-el-Lewa.

 

G. L.-V. : Art-el-Lewa est une contraction d’Arte et d’Ard-el-Lewa, nom que vous avez donné à ce lieu que vous avez décidé d’ouvrir pour vous et les autres.

 

H. R. : Je décide d’ouvrir un espace d’abord pour moi, fondamentalement, et pour les autres qui me ressemblent. Cela répond à deux objectifs : ouvrir à l’adresse des autres du quartier, des autres qui n’ont pas d’accès à l’art, ni à la culture ; et ouvrir en même temps à l’adresse des autres artistes, afin de découvrir quelque chose concernant leur travail et d’arriver à sortir de l’étroit tunnel où l’art s’est enfermé depuis quelques décennies. L’art vient d’un lointain où il était capable de répondre à d’importantes questions liées à ses relations avec la société.

L’art est une nécessité mais comment, pourquoi et avec qui j’ouvre cet espace existant ?

J’ai ouvert la porte pour moi en tant qu’artiste, et pour les autres qui cherchent passionnément quelque chose et ne se contentent pas seulement de suivre. C’est cela Art-el-Lewa.

 

G. L.-V. : Cet espace est ouvert depuis 2006, avant la révolution, qu’est ce que la révolution a changé ? Que s’est-il passé pendant la révolution ? Y a-t-il des différences entre l’avant et l’après révolution ?

 

H. R. : Il y a des différences, bien sûr, parce que je suis Égyptien. J’ai été impliqué dans la révolution contre l’ancien régime, le régime cairote pourrait-on dire. Avant la révolution quand j’ai commencé Art-el-Lewa, ce n’était pas facile parce que c’était en dehors de tous les projets habituels. À cause de cela, il fallait affronter de nombreux défis qui me poussaient à envisager de fermer le lieu chaque mois. Et après la révolution ces difficultés furent si grandes qu’elles m’entraînèrent à envisager la fermeture chaque jour.

À travers toutes ces années Art-el-Lewa a mûri et après avoir utilisé une petite partie de mon habitation, j’ai loué un autre lieu plus grand. Et c’est devenu important, si important que j’ai réalisé qu’Art-el-Lewa était plus une idée qu’un lieu. C’était plus un espace mental que physique. Et un espace mental n’a pas besoin d’argent pour survivre, il a besoin d’énergie et de gens qui croient en lui. Aussi durant ces années, j’ai rencontré beaucoup de gens et j’ai partagé avec eux. J’ai en retour bénéficié de leurs réactions qui m’ont permis de clarifier et de fortifier mon idée d’Art-el-Lewa. Réfléchir à la durabilité de cette idée permettait d’aller plus loin. Aucune crise financière, aucune crise de gouvernance, aucune crise avec le gouvernement ne pourraient empêcher cette idée de se développer et d’aller plus loin. C’est ce qui m’a finalement permis d’être satisfait ; peu importe que je perde de l’argent, peu importe qu’il faille réduire cet espace, ça ne fait rien. Par contre ce qui importe est de faire passer le message et être capable de continuer à faire quelque chose et échanger avec les autres.

 

G. L.-V. : Pendant la révolution, les gens qui vivent ici se sont-ils engagés, ou était-ce trop loin de leurs préoccupations ?

 

H. R. : Ils étaient engagés mais à des degrés très divers. Ce n’est pas des habitants d’un quartier spécifique qu’est née la révolution ; quel que soit le niveau social, ça le débordait parce que la révolution venait principalement des jeunes en dessous de 30/35 ans, de quelques gens plus âgés comme moi de 40 ans, il y avait aussi des gens peu plus âgés mais très peu. C’était une révolution de jeunes contre les vieux, des esprits ouverts contre les esprits fermés, de la liberté contre le radicalisme.

Pour différentes raisons, le peuple cherchait la liberté et la justice. L’ancien régime qui a encore le pouvoir maintenant dans le gouvernement et les institutions, spécialement dans la police et la justice était vraiment loin des méthodes honnêtes, de la liberté, la justice ; c’est pour cela que la révolution a eu lieu. Je pense que c’est à cause du faible niveau d’éducation et de conscience sociale, à cause des difficultés auxquelles ils doivent faire face, avec les maladies et les bas revenus, qu’ils n’ont pas pu aller jusqu’au bout. Mais ils étaient là avec nous.

 

G. L.-V. : Pour les gens d’Ard-el-Lewa, cet espace d’art-el-Lewa représente-t-il un espace de liberté ?

 

H. R. : Pour les gens d’ici, c’est un espace. Tous les gens ne s’intéressent pas à ce que je fais ici ; quelques-uns seulement le connaissent, l’aiment, profitent des activités qui ont lieu ici.

Il y a en d’autres qui n’en ont rien à faire, d’autres qui l’apprécient parce qu’ils voient des visages différents : des étrangers ou des Égyptiens qui ne sont pas d’ici. Il y a toujours des radicaux qui n’aiment pas avoir à faire avec quelque chose en rapport avec l’art.

 

G. L.-V. : Vous invitez ici des artistes du monde entier.

 

H. R. : Je viens de recevoir un e-mail d’un artiste cubain qui me demande s’il peut candidater pour venir Art-el-Lewa. Je lui ai répondu qu’il était plus que bienvenu, et qu’il m’envoie un dossier et nous en discuterons. Nous avons un opencode sur le site d’Art-el-Lewa pour les artistes du monde entier qui veulent envoyer un dossier. S’ils pensent pouvoir présenter un projet en relation avec les caractéristiques de cet espace de l’art, ils soumettent leur candidature. En fait il arrive que des artistes qui candidatent disent qu’ils n’ont aucun projet en tête sinon qu’ils voudraient bien faire l’expérience, qu’ils aimeraient être ici pour un laps de temps afin de découvrir, grâce à l’opportunité de vivre ici, quelque chose à y faire. J’accepte également ceux qui ont envie de venir expérimenter. En général le lieu est ouvert à ceux qui ont des idées d’interaction entre l’art et la société, art et espace public, qui voudraient trouver quelque chose de nouveau, mais qui ne viennent pas avec une idée claire. Ce ne sont donc pas les artistes d’atelier qui savent ce qu’ils ont à faire, quelle technique ils utilisent, comment ils l’utilisent et le font afin de produire des œuvres d’art.

 

G. L.-V. : Ces artistes sont-ils surtout plasticiens ou musiciens et des écrivains ? Pouvez-vous nous parler de ces projets qui sont menés ici, comme l’exposition des taxis par exemple ?

 

H. R. : Principalement les artistes qui sont intéressés par cet espace ici sont des artistes visuels mais nous sommes ouverts à tous les champs artistiques et culturels.
Le projet du taxi était vraiment bien. Ça a consisté en 5 films réalisés par l’artiste suisse Margot Zanni en 2014, sur un sujet intime, laissé à la discrétion des conducteurs de taxi. Elle a filmé à l’intérieur d’un taxi le conducteur à qui elle avait demandé de la conduire où il voulait, de sorte que l’un l’a conduite dans un jardin qu’il aimait, un autre sur les lieux où il avait rencontré sa femme, ou chez sa mère… L’idée d’exposition vient de moi. Non seulement on a montré ces films à Art-el-Lewa mais aussi dans les taxis. On a fixé un petit écran dans des taxis sur lequel étaient projetés les films ; les conducteurs de taxis qui ont accepté étaient mes voisins.

 

G. L.-V. : D’autres projets ?

 

H. R. : Nous avons beaucoup d’autres projets intéressants, par exemple celui-ci d’un photographe qui s’appelle Ahmed Kamel en 2010. Il a pensé faire d’Art-el-Lewa une boutique qu’il a appelée « Abutting ». Physiquement Artellawa est une boutique entourée de boutiques, et elle donne sur la rue. L’artiste est allé voir les autres boutiques et a demandé aux propriétaires s’il pouvait faire leur portrait devant leur boutique. Il a réuni ces portraits à Art-el-Lewa. De la sorte, il répondait à la question : qu’est-ce qu’Art-el-Lewa ? Qu’est ce qu’une galerie ou un lieu d’art au milieu des autres boutiques ? Pour les autres commerces ce qu’ils sont c’est clair, ils vendent des marchandises ou proposent des services, et les propriétaires sont devant leurs boutiques. L’artiste lui collecte les portraits de l’extérieur à l’intérieur de notre espace où il invite les gens à entrer, à voir des images et à discuter de ce qu’est l’art.

Le projet d’une artiste espagnole, Asuncion Molinos Gordo, fut de faire un restaurant non – égyptien. Elle est venue ici avec l’idée de travailler sur la transformation urbaine du quartier. Beaucoup de quartiers étaient des terrains agricoles, et maintenant ils sont des zones d’habitations. Elle a ouvert un restaurant à Art-el-Lewa, et à travers ce restaurant elle discutait et soulevait beaucoup de questions à propos des politiques agricoles du pays. Avec son langage artistique elle faisait une critique des politiques agricoles.

Un autre projet de Nini Ayach. Cette artiste, venue de France est arrivée avec l’idée de faire un workshop avec les gens du quartier ou des environs, au cours duquel serait fabriqué un candidat pour les élections en Égypte. Les participants ont réalisé des marionnettes et ont fait avec elles une marche dans le quartier, provoquant de nombreuses discussions à propos de ce à quoi devait ressembler le Président : quels étaient ses objectifs ? Qu’allait-il faire pour le pays s’il gagnait les élections ? Cette performance était passionnante.

 

G. L.-V. : Est-ce que la révolution a eu une influence sur les pratiques artistiques ?

 

H. R. : Les graffitis en Égypte ont été complètement différents après la révolution. Ils prenaient des allures complètement différentes des graffitis classiques. Il y a eu des figures comme Amar Abobask, Alaa awad, Alaa Abdel Hamid.. Ces gars étaient des artistes, des artistes d’atelier qui faisaient des peintures sur toile, des sculptures et autres œuvres statiques. Mais avec la révolution, avec ce qui se passait ils ont compris qu’ils ne pouvaient plus continuer de s’exprimer de façon traditionnelle. Ils ont été dans la rue, faire des graffitis. C’était complètement différent des graffitis ordinaires parce qu’ils avaient étudié l’art, la composition, la couleur et savaient comment utiliser la lumière comment faire tenir ensemble le tout. Il y avait eu des expositions de graffitis mais sur un tout autre mode que celui de la rue. C’était la perfection de la ligne ou quelque chose comme qui était mis en valeur. Maintenant non, c’est un art en train de se faire, un art qui exprimait plus ce qu’éprouvaient les artistes, ce qu’ils voulaient montrer et documenter à ce moment-là du monde, de la rue. Dans le quartier il y avait des ados, un groupe de jeunes, mes étudiants en art qui s’appelaient Mona Lisa : ils ont peint beaucoup de choses, ont fait beaucoup de portraits de gosses dans la rue.

 

G. L.-V. : Et quelles sont vos relations avec le gouvernement ?

 

H. R. : Le gouvernement ne prête pas attention au quartier. Ils m’ont posé des questions à propos de cet espace. J’étais clair avec ce que je fais ici, avec les gens, avec tout ; Artellawa est Ok. Je mène une sorte de combat global. Je ne m’attire pas d’ennuis et en même temps je continue, car la durabilité est pour moi très importante, plus importante que de provoquer des clashes. Nous survivons.

 

Propos recueillis par Gaëtane Lamarche-Vadel