Commentaires et littérature critique

Antonio Negri : L’anomalie sauvage Puissance et pouvoir chez Spinoza

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L’Humanité, 23 Mars 2007Un livre écrit en prison – ultime vicissitude des « années de plomb ». Paru
en italien en 1981, il fut traduit en français l’année suivante, dans la
collection « Pratiques théoriques ». Il s’agissait alors de penser en quoi
Spinoza avait été, dans son siècle, irréductible à son siècle – et en quoi,
bien sûr, sa réflexion était encore actuelle.Face à la crise inaugurale de la modernité, presque tous les philosophes de l’âge classique avaient élaboré une pensée de la médiation et centré leur réflexion sur le pouvoir.
Spinoza au contraire mettait au premier plan la puissance, effective,
multiple, toujours à l’œuvre dans toutes les choses singulières. Si la
véritable politique des philosophes c’est leur métaphysique, alors la
politique de Spinoza était extraordinaire : entre Machiavel et Marx, cette
ontologie de la puissance, héritière hétérodoxe du naturalisme de la
Renaissance, pensait la crise, la multiplicité, la pratique collective de la
multitude dans toute leur force de rupture. On y apprenait comment se
constituent les figures qui conduisent à l’émancipation. Production,
constitution, libération : un regard nouveau sur l’œuvre du philosophe
d’Amsterdam, qui impliquait aussi une réflexion sur ce qu’est une révolution
en philosophie -et donc, presque directement, sur la crise du marxisme.
L’ouvrage de Negri apparaissait comme un effort pour penser le matérialisme
sans la dialectique, arme du compromis, pour penser la révolution sans la
bureaucratie qui l’avait figée dans le « socialisme réel », pour penser la
philosophie dans toute sa force effective d’explosion. Des thèses parfois
discutables, mais fortes et qui donnaient à réfléchir.

Vingt-cinq ans plus tard : beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Dans les
études spinozistes, certes – qui doivent beaucoup à l’Anomalie sauvage ;
dans l’histoire du monde aussi; et dans la vie de Toni Negri. Près de vingt
ans d’exil en France, la réflexion sur l’ « Empire », le retour en Italie et
en prison, puis la liberté retrouvée. Pourquoi relire ce livre aujourd’hui ?
d’abord parce qu’il n’a pas changé : sa lecture du spinozisme est toujours
aussi décapante – même quand on ne l’approuve pas sur tous les points (je ne
crois pas qu’il y ait deux fondations successives dans l’Ethique) ; sa mise
en perspective de l’histoire de la modernité incite toujours à la discussion
; son dialogue interne avec Marx est toujours aussi révélateur. Mais il se
relit dans un monde transformé – pour fixer les idées, ou plutôt les images
: la chute du Mur, la mondialisation, les intégrismes ; que devient la
puissance dans un univers où le pouvoir semble concentré dans un empire à la
fois capable d’écraser un adversaire classique en quelques jours et
incapable de digérer sa victoire ; un univers où les forces de résistance
semblent opérer au nom d’idéologies sorties du passé ; où les discours sur
l’exploitation ont brusquement paru s’effondrer, mais où l’exploitation est
d’une sauvagerie sans précédent ? un renforcement inouï et une fragilisation
extrême du pouvoir, une dispersion des formes de la puissance, le défi de
reconnaître les nouvelles figures de la constitution ? Il vaut la peine d’y
réfléchir en relisant Negri et Spinoza.