Comme un spectacle

Avatar : une caricature de multitude

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Les plus grands penseurs (slovènes), toujours avides de mobiliser les blockbusters pour ridiculiser le néo-spinozisme biopolitique, ont pu s’en donner à cœur joie : avec Avatar, voilà la théorie de la multitude révélée sous le vrai jour de sa spectaculaire inanité. De même que Titanic proposait une version bien-pensante de la lutte des classes (pour le versant « rouge » de la gauche-caviar, que Hollywood sait repeindre en nuances très pâles de rose), de même Avatar a-t-il exhibé la mise au vert d’une aspiration écologique à « vivre en harmonie avec la nature », tout en permettant à Hollywood de dénoncer un complexe militaro-industriel avide de piller nos ressources par les plus brutales des violences.

Tout le film se lit en effet comme un chapitre illustratif d’Empire et de Multitude, avec quelques notes en bas de pages renvoyant à Capitalisme et schizophrénie. L’armée qui contrôle cette région périphérique de l’Empire, appelée Pandora, ne relève plus d’un État-nation colonialiste, mais se compose de mercenaires privés, engagés par une corporation avide de sécuriser son accès aux matières premières dont a besoin « la Croissance ». L’ennemi n’est plus un tyran totalitaire, mais la logique même du capitalisme, sa rapacité (greed) qui le pousse contre tout bon sens à maximiser les profits de quelques actionnaires aux dépens de nos biens communs (environnementaux et sociaux). L’autorité n’est plus représentée par un président élu, mais par un manager préoccupé uniquement de rendements capitalistiques et de bottom line. Les scientifiques qui¸ animés des meilleurs sentiments « humanitaires », étudient les indigènes, se mêlent à eux et les admirent sincèrement, ne sont que l’avant-garde des armées d’occupation qui viendront écraser leur habitat et leur mode de vie sous les rouleaux-compresseurs du profit financier. Ces intellectuels naïfs, mis en opposition constante avec les brutes épaisses mais réalistes du hard power militaire, sont hantés par une schizophrénie constitutive, qui les clive entre, d’un côté, une réalité première d’impuissance paralysée (sur une chaise roulante) et, de l’autre côté, une fuite en avant à vocation de désertion, vers l’émancipation athlétique d’un monde virtuel (celui de leur avatar « intellectuel »), dont un militaire méprisant peut toutefois tirer la prise à tout instant.

Le fantasme du peuple communiant

En s’articulant autour de la transformation d’un marine d’intelligence moyenne en chef de la résistance du Peuple indigène contre les ravages de l’Empire, le film ne se contente pas de nous faire vivre de l’intérieur une évolution subjective, qui conduit un rouage de la machine destructrice à devenir un activiste des droits indigènes et de la protection de « la Nature ». Il décrit aussi et surtout le devenir d’un collectif (le « Peuple » des Na’vis), d’abord replié sur lui-même dans le mépris envers la sauvagerie des envahisseurs, puis mobilisé autour d’une lutte pour sa survie. Or, de même que le protagoniste illustre de façon parodique le clivage de Schizophrénie et capitalisme, ce « Peuple » est une caricature frappante du « commun » qu’on imaginerait relever d’une multitude verte. Les individus n’y apparaissent que comme les nœuds d’un « réseau » de circulations d’énergies qui leur permet de se « brancher » directement – immédiatement – sur les quasi-chevaux et les quasi-oiseaux qu’ils montent. L’intelligence y est collective et diffuse, rayonnant par magnétisme aussi bien qu’à travers la racine des plantes ou le branchement de prises électrorganiques. Les forces de la communauté se mobilisent au cours de vastes cérémonies communiantes, où tous se tiennent par les épaules en murmurant une vibration commune.

La planète Pandora décrit une « biopolitique » arrivée à pleine maturité. Tout y est dévoué au soin de la vie (care), jusqu’à la prière d’excuse adressée à la proie qu’on vient d’égorger. Tout y relève de flux d’énergies et d’informations orientés vers la croissance commune des plantes et des animaux, des sensibilités et des intelligences. Tout y paraît inspiré d’esprits et de germes aériens reproduisant la vie, matérielle et spirituelle, de tout ce qu’ils rencontrent.

Certes, « le Peuple » des Na’vis paraît uni par une homogénéité raciale et ethnique sans faille : toutes ces Barbies extra-minces et tous ces grands hommes bleus, avec leur belle queue svelte, ne sont en rien des « singularités ». Certes, ce « Peuple » de clones s’est donné un Roi et une Reine qui contreviennent à l’affirmation spinozienne de la supériorité du régime démocratique. Mais c’est que les Na’vis illustrent une démocratie plus profonde que tout régime institué – une démocratie proprement « radicale » : assise parmi les racines du grand Arbre de Vie. C’est le commun de la communauté qui, se tenant par les épaules dans une communion où tous se fondent harmonieusement en chacun, est la véritable autorité instituante et constituante, dont Rois et Reines ne font qu’exprimer les avis de façon provisionnelle.

Le grand moment politique du film consiste d’ailleurs à unifier des tribus diverses disséminées sur toute la planète. C’est bien à agir « comme-un » contre leurs envahisseurs que les appelle le protagoniste dans le retournement héroïque qui fait de lui, avatar d’un terrien paralysé, leur leader incontesté. Comment faire se dresser le comme-un d’une multitude, de façon à résister à l’Empire et à vaincre sa puissance de feu disproportionnée ? Tel est l’enjeu de toute la fin du film – qui troque le pacifisme et le respect de la Vie des premières découvertes de Pandora pour déployer le déchaînement de violence militaire dont a besoin tout blockbuster pour casser la baraque.

Le naturel revient au galop

Or c’est précisément dans ce moment politique par lequel une multitude se dresse comme-un-seul-homme pour faire face à son oppresseur – moment nécessairement présenté par Hollywood comme triomphant – qu’Avatar s’avère être une caricature de spontanéisme. Une caricature d’autant plus intéressante qu’elle fait mine de mettre en scène sa propre autocritique. Suivons ce moment pas à pas.

Le protagoniste humain, Jake Sully, marine paraplégique dont l’avatar Na’vi est devenu le leader des multitudes en lutte contre l’Empire, se rend compte de l’impossibilité de la tâche dans laquelle il a lancé « le Peuple ». Comment battre une armée suréquipée et surtechnologisée lorsqu’on ne peut lui opposer que des arcs et des flèches ? Quoique passablement mécréant, il commence par se tourner vers la transcendance religieuse, selon un pari de type pascalien : il adresse une molle prière à Eywa (le Deus sive Natura des Pandoriens), au cas où celui-ci existerait (ce qui serait une agréable surprise), et au cas où Il pourrait intervenir par un miracle pour aider les flèches à transpercer l’acier. La compagne du héros le désillusionne sans attendre : en Dieu qui a longuement étudié son Spinoza, Eywa ne répond pas aux causes finales. L’appel à la transcendance est aussitôt neutralisé : en avides lectrices de Deleuze, c’est dans le plan d’immanence que les multitudes devront se libérer par leur puissance propre.

Ladite puissance commence par mordre la poussière, dans des scènes de destruction évoquant immanquablement le désarroi et la surprise du lower Manhattan le matin d’un 11 septembre – mis en parallèle explicite avec les stratégies de shock and awe qui en ont été la contrepartie quelques mois plus tard. Quelque chose pourtant se retourne, alors que la plupart des amis du héros ont déjà péri et qu’on n’y croyait plus… Quelque chose dont l’immanence est le symptôme parfait du trou noir dénoncé au cœur de la théorie des multitudes : les gros animaux de la forêt se mêlent soudain à cette guerre entre bipèdes. En lieu et place de la traditionnelle cavalerie des westerns, ce sont ici les rhizomatosaures, multiplodocus et autres Captosaurus multitudinis qui prennent fait et cause pour les Na’vis contre les mercenaires de l’Empire, sans doute par souci (care) d’assurer la survie de leur écosystème. À défaut de Dieu lui-même, c’est donc de la Nature – des animaux sauvages qui reviennent au galop – qu’il faut attendre le salut de la planète.

Le triomphe de l’idéologie ?

Nous voilà en plein dans ce qu’on appelait, jusqu’à récemment, de « l’idéologie » : une illusion qu’il est facile, séduisant et agréable de croire, mais qui ne correspond pas à « la réalité » (celle des précaires éparpillés soumis à la surexploitation, celle des manifestants réprimés par la brutalité sécuritaire). Après tout, ne sommes-nous pas, derrière les illusions virtuelles en 3-D, en plein Hollywood, soit au cœur de la machine à spectacle qui gave et berce les rêves idéologiques de la planète Terre ? Après tout, les multitudes n’ont-elles pas toujours été faites d’une majorité d’« ignorants » et de benêts, qui se ruaient hier aux jeux du cirque, aujourd’hui dans les stades de sport et les multisalles obscures ? Avatar a été un grand succès auprès desdites multitudes (avec un record historique avoisinant 3 milliards de dollars de profit) : cela ne suffit-il pas à dénoncer leur bêtise invétérée ?

Les critiques d’Empire, de Multitude et de Commonwealth ont raison de se gausser : cette représentation de la politique comme résistance immanente, auto-organisée par magie naturelle, est la négation même de la politique. Ce commun (des habitants d’un écosystème) qui se rassemble et se dresse, spontanément, naturellement, automatiquement, comme-un-seul-homme, pour faire face à ce qui le menace, seulement parce que quelque chose le menace : voilà bien l’illusion la plus naïve dont puisse relever l’immanentisme. Voilà bien ce dont il est crucial de dénoncer l’imposture irréfléchie.

Le commun n’agit jamais par lui-même, spontanément[1]. On peut certes reconnaître qu’il met en place le substrat nécessaire à une action politique, qu’il la prépare, la conditionne, la rend possible, la nécessite. Mais l’action reste toujours suspendue à la contingence d’un comme-un, d’un geste de rassemblement qui doit s’ériger au sein des conditions de possibilité ainsi mises en place.

Une lecture sévère du film soulignerait qu’Avatar ne met en scène qu’un ersatz remarquablement pauvre, littéralement minimal, de ce comme-un : un individu isolé qui s’érige (par amour, fierté, atavisme) en héros sans peur et sans reproche pour guider un Peuple vers sa libération. Un Führer bienveillant, un duce éclairé, tombé du ciel sur le dos d’un gros oiseau rougeâtre. Un homme « providentiel », virtuellement transcendant, qui fait rentrer par la fenêtre la Providence mise avec fracas à la porte de l’immanence spinoziste. Les dinosaures salvateurs et le grand homme charismatique sont les deux faces d’une même fausse immanence, qui ne tient debout que sur les échasses fragiles et ridicules d’une transcendance sortie tout droit d’un chapeau de prestidigitateur. On attendra en vain le Salut du commun si on l’abandonne au surgissement providentiel d’un comme-un spontané.

Composer les médiations du comme-un

Tout l’effort de pensée doit au contraire porter sur la construction active – patiente, frustrante, méthodique, inspirée et inspirante, portée par l’espoir quoique fondamentalement désillusionnée – d’un comme-un artificiel, issu d’un effort soutenu de composition. Une lecture (excessivement) bienveillante d’Avatar pourrait y discerner les linéaments discrets de ce travail collectif de composition d’un comme-un : ce sont les efforts maladroits, agacés et parfois malintentionnés, de la biologiste interprétée par Sigourney Weaver qui ont aidé Jake Sully à comprendre les Na’vis et à devenir leur sauveur ; ce sont les leçons patientes de sa future épouse qui lui donnent de quoi « être prêt » pour devenir un membre actif de la multitude ; c’est son désir irrépressible de marcher malgré son handicap, ce sont ses affects de honte, de fierté et d’amour qui le poussent à devenir un résistant, puis un activiste, et finalement un héros salvateur. C’est le monde virtuel – fictionnel – de l’avatar qui lui permet de passer de l’impuissance paraplégique à la réalisation de ses rêves de course, de sauts et d’envols.

C’est bien un ensemble de pratiques, de désirs, de croyances, d’espoirs et de savoirs émanant de relations multiples entre singularités, ce sont bien certains agencements de la multitudinis potentia qui ont encapacité Jake Sully à devenir cet individu (héroïque) qu’il a fini par être. Si l’intervention spontanée des animaux sauvages dans la guerre qui oppose la multitude à l’Empire du grand Capital relève d’un tour de passe-passe peu convaincant du point de vue narratif – témoignant d’une transcendance impensée et leurrante –, le devenir-actif du protagoniste relève bien d’un travail collectif de production d’un comme-un : comme-un-héros. Que ce héros soit lui-même des plus communs, frère jumeau d’un savant mais privé d’éducation lui-même, marine naïf ne cherchant sur Pandora, comme tout le monde, que de quoi payer ses fins de mois difficiles, voilà qui correspond bien aux singularités quelconques et aux quidams virtuels dont se composent les multitudes.

Un nouvel avatar du capitalisme ?

Que lesdites multitudes ne soient pas allées « spontanément » voir Avatar, mais seulement à la suite d’un énorme battage publicitaire assuré par les plus grands Empires médiatiques, qui se sont efforcé avec succès de présenter le film comme-un-évènement peu commun, selon une magie relevant de la prophétie auto-réalisatrice – voilà qui montre bien l’importance de la médiation d’un comme-un (artificiel et coûteux : 145 millions de dollars pour le seul budget promotionnel) dans la constitution des multitudes. Que les mêmes multitudes aient pu trouver, dans cette caricature de politique des multitudes, de quoi nourrir leur soif de mode de développement moins destructif de notre commun, de notre environnement naturel et de nos formes de vie sociales – voilà ce dont il ne faudrait pas non plus négliger le bon augure. La théorie critique a raison de considérer Hollywood comme une énorme fabrique d’abrutissement ; nous savons tous combien le capitalisme excelle à se fortifier de ce qui lui résiste ; les records d’entrées du film de James Cameron suggèrent toutefois que les plus grands profits sont désormais à attendre de produits dont le message principal est la dénonciation du profit capitaliste. Même si le scénario d’Avatar opère le court-circuitage du comme-un au nom d’un commun leurrant, son succès n’en exprime que mieux le besoin d’un comme-un à composer pour défendre et promouvoir le commun.