L’œuvre d’art à l’époque du marketing et du spectacle

Bien des débats actuels s’articulent autour de deux zones avec une intensité particulière. Il y a d’une part, une interrogation sur la crise de la démocratie qui en vient parfois à poser l’hypothèse d’un « nouveau » fascisme à l’œuvre dans nos sociétés[1]. Se développe d’autre part toute une réflexion autour du statut et du rôle de la « fiction » dans le monde contemporain, selon deux axes majeurs : le premier concerne les rapports complexes entre la fiction et la réalité, dans une querelle aux multiples volets dont l’enjeu n’est au fond que la « vérité » elle-même ; le deuxième concerne la question « des usages politiques de la fiction » (ou plus généralement du spectacle, de la médiatisation spectaculaire de la réalité), qu’il s’agisse soit de les dénoncer et de s’y opposer,[2] soit de les encourager et de s’y engager[3].

Puissance des hybrides

Ces deux interrogations peuvent paraître au premier abord éloignées, la première étant de nature politique, la deuxième étant de nature technique[4]. Elles se révèlent pourtant liées, d’abord car dans les deux cas l’on vise un processus de modernisation ou de réforme[5]. Ensuite car elles partagent une forte ambivalence.

On assiste d’une part à une oscillation constante entre le constat que la démocratie se présente souvent comme une coquille vide, et le refus d’utiliser le terme de fascisme pour designer ce qui pourrait remplir ce vide. C’est comme si l’on était pris dans une double obligation contradictoire : de continuer à utiliser un mot qui signifie de moins en moins, et de se justifier sans cesse d’employer un mot qui pourrait en revanche signifier encore quelque chose. Cette impasse empêche de faire fonctionner l’analogie avec le fascisme historique afin de cerner ce qu’il y a de « nouveau et différent » dans les formes actuelles d’hyper-gouvernement des sociétés démocratiques néolibérales[6] : ces formes dont la portée « modernisatrice » se montre d’emblée par le fait qu’elles échappent à la simple dichotomie entre démocratie et totalitarisme, qu’elles ont une consistance étrangement hybride, encore difficilement saisissable.

On retrouve d’autre part la même ambivalence dans le débat autour du rapport entre réalité et fiction : si d’un côté l’on continue à dénoncer un excès de fiction, de l’autre l’on remarque un retour massif à la réalité, comme si l’on découvrait tout à coup le désir indomptable, l’injonction incontournable du réel[7]. Dans ce cas aussi, la « réforme » technique se manifeste dans le brouillage des frontières, et c’est en effet au niveau d’une radicale hybridation entre la réalité et la fiction que se dégage la plus grande puissance à produire du « consensus », c’est-à-dire à trouver ou à séduire un « public » – qu’il s’agisse d’art, de littérature, de cinéma ou même de savoir académique. Il suffit de penser à ce mélange indiscernable et redoutable de réalité et de fiction qu’est la téléréalité, terme avec lequel il est plus correct de designer une condition diffuse, généralisée de la technè contemporaine, plutôt qu’un simple format télévisé parmi d’autres.

Ces deux interrogations sur les nouveaux fascismes et sur les enjeux de la fiction se rejoignent dans la question du « populisme », qui mélange les préoccupations d’ordre politique à celles d’ordre technique ou technologique, sans qu’on n’arrive plus à distinguer les unes des autres. L’ambivalence se retrouve ici au plus haut degré : le discours anti-populiste sert aux classes dirigeantes pour disqualifier ou stigmatiser le « peuple », ce qui alimente en retour un discours apologétique au regard de tout ce qui se présente comme génériquement « populaire ». Cette oscillation permanente détourne l’attention du vrai défi de ce qu’on appelle le populisme : à savoir, ce processus – qui recoupe l’histoire moderne elle-même, mais qui a pris dans les dernières décennies des proportions inouïes – qu’on pourrait appeler le devenir-pop du pouvoir politique (non seulement son devenir immanent, mais sa banalisation), qui le rend à la fois plus séducteur et plus consensuel grâce à son extrême proximité mimétique avec « l’homme ordinaire[8] ».

Le pouvoir politique gagne en efficacité dès lors qu’il n’est plus possible de discerner l’homme exceptionnel (le leader, le meneur d’hommes) de monsieur tout le monde. Se dessine là un point de convergence redoutable entre la modernisation politique et la modernisation technique : la téléréalité, en tant que fusion de la réalité et de la fiction, n’est-elle pas la manière la plus adéquate de « présenter » cette nouvelle anthropologie politique, fusion parfaite et d’autant plus inquiétante du superman et de l’everyman[9] ? Les deux mouvements d’hybridation pourraient donc se renforcer de manière circulaire, confluant dans une même tendance modernisatrice « majeure ». En Italie, après vingt ans de berlusconisme, on devrait avoir retenu la leçon. Malheureusement, c’est loin d’être gagné. Car nous n’avons pas eu le courage de nous reconnaître jusqu’au bout dans ce miroir narcissique installé à dessein par Silvio Berlusconi – « je suis un homme quelconque, un homme comme vous, mais grâce à moi votre médiocrité ’brillera’ à l’infini » –, le danger étant que ses reflets continuent longtemps à miroiter malgré nous, à notre insu et là où nous nous y attendons le moins.

Le spectacle de la réalité

À cause de leur ambivalence, ces zones d’intensité du débat contemporain sont aussi des zones d’opacité, de brume au cœur de laquelle se cachent les enjeux de l’actualité et surtout les conditions mêmes de production de la vérité dans le monde contemporain[10]. Toutes ces turbulences sur les frontières séparant, non seulement la réalité de la fiction, mais aussi les différentes formes d’art, de langage, de media, ne peuvent-elles pas être ramenées à cette problématisation fondamentale de la technè ? Constatons d’abord la « défaillance » des formes techniques traditionnelles face à la tâche de production de la vérité, c’est-à-dire de présentation d’un monde et d’une humanité. Le récit contemporain est affecté d’une « triple insuffisance » : « insuffisance des formes romanesques à faire littérature, insuffisance du récit journalistique à dire le monde, insuffisance de l’écriture académique à donner l’histoire en partage ».[11] La soumission, en aval, de la vérité historique à des critères de rentabilité et de spectacle se répercute en amont sur les conditions mêmes de sa production, traditionnellement assurée par le travail historiographique.

Il est donc légitime de se demander dans quelle mesure la « technique de l’histoire » doit se transformer, lorsque la vérité qu’elle est censée produire, pour atteindre un public de masse et trouver sa place dans le marché (de l’entertainment), doit en passer par de puissantes doses de « médiatisation » cinématographique, télévisuelle ou littéraire[12]. D’ailleurs, la dernière tendance hollywoodienne semble être celle de prétendre que les films, tout en restant des fictions, disent la « vraie » réalité des faits. Ce qui s’affirme est une forme hybride, dont la force de séduction consiste dans la possibilité de jouer simultanément un surplus de fiction par rapport à la documentation historique (ou journalistique, sociologique) et un surplus de réalité par rapport à la fiction cinématographique (ou télévisuelle, romanesque). La recette d’une communication réussie repose sur la parfaite fusion de la fiction et des faits, de l’invention et de l’authenticité, mais aussi du rêve et de la banalité voire de la trivialité quotidienne. C’est donc ce qu’exige le marketing[13]. On peut appeler ce mélange « faction », mais ce n’est qu’un autre nom pour designer ce dispositif tout à fait concret et généralisé qu’est le reality show, le spectacle de la réalité[14]. Si la vérité est le dévoilement d’un monde, le monde qui semble s’imposer dans sa vérité, le monde qui apparaît à la place ou au-dessus des autres mondes possibles, est celui qui se donne, en même temps, avec un surplus de réalité (de proximité, de vie ordinaire, de banalité) et un surplus de fiction (de spectacle, de lueur médiatique, d’évasion onirique). Le reality show serait-il la condition technique générale de la vérité aujourd’hui ? La vérité se réduirait-elle au charisme de la réalité, au « charme » de la proximité, de la banalité, de la médiocrité, de la normalité ? Le problème, non seulement pour les hommes politiques, mais pour tout un chacun, serait-il dès lors d’acquérir cette « aura populaire-populiste », seule façon de démontrer et faire vivre sa propre vérité ?

Dans cette situation, l’historien est tenté de forcer son « écriture » jusqu’à franchir le seuil au-delà duquel se brise le pacte de croyance avec le lecteur. Il peut certes reconduire le refus de « combler les vides de l’histoire » par l’invention, marquant ainsi l’irréductibilité de la réalité à toute fiction, seul antidote contre des maladies telles que le négationnisme[15]. Mais, résigné, il admet bien souvent que son refus n’empêchera pas que d’autres finissent par combler ces vides à sa place : « Car la fiction l’emporte toujours, à la fin[16]. » C’est comme si une vérité « majeure », celle qui rayonne grâce aux lumières du marketing et du spectacle, menaçait l’existence même d’autres vérités moins clinquantes, devenues tout à coup « mineures ». L’éclat industriel de la vérité peut entrainer un massacre des lucioles[17]. Alors, si d’un côté, « la tentation littéraire » de l’historien est « l’aveu de sa faiblesse[18] », de l’autre côté la littérature qui s’engouffre dans la brèche de cette vulnérabilité, en occupant l’espace traditionnellement régi par la vérité historique, n’est pas n’importe quelle littérature. Ce n’est pas la pure fiction romanesque ou l’autofiction, affaiblies pour cause de déficit de réalité. C’est au contraire la littérature qui aura su répondre à l’appel du réel, ancrée dans la documentation historique jusqu’à rendre indiscernable fiction et réalité. Ce sont justement de tels « romans-factions » qui ont alimenté en France les récents débats sur les rapports entre histoire et littérature[19]. On peut évoquer ce triptyque : Les bienveillantes, Jan Karski et HHhH[20]. Mais l’on peut faire référence aussi à un autre cas littéraire, Gomorra, au-delà des frontières géographiques et disciplinaires[21]. Malgré la spécificité du contexte italien, cette « fiction non-fiction » qui raconte l’univers de la camorra à partir du témoignage direct de l’auteur, est fondée sur les mêmes présupposés et a donné lieu à des discussions, à des accusations et à des plaidoyers tout à fait semblables[22]. Ce qui change est le territoire technique dans lequel la littérature du réel a fait irruption pour imposer la force de son régime de vérité hybride : il s’agit, non pas de la recherche historique, mais de l’enquête journalistique et sociologique.

Populisme d’avant-garde

Les régimes de vérité se brouillent, et cette agitation crée un climat d’effervescence créatrice, d’avant-garde diffuse. De l’esprit d’avant-garde, les démarches techniques actuelles gardent en effet la capacité d’« expérimenter » et la volonté de créer du « nouveau ». Mais alors pourquoi est-il si difficile d’avouer cette « attitude » ? Pourquoi le mot d’ordre de toute tentative d’expérimentation et de renouvellement créateur semble être larvatus prodeo ? Le problème est qu’une posture d’avant-garde sonne fatalement « élitiste », et finit par détacher ceux qui l’adoptent de cette contiguïté avec la vie de tous les jours nécessaire à donner à l’acte créateur toute son efficacité. D’où une sorte d’antinomie : d’une part, on ne peut qu’expérimenter des nouvelles stratégies techniques de production de la vérité, en mettant entre parenthèse ou même en détruisant les règles régissant l’expérience commune ; d’autre part, on ne peut que se conformer aux lois établies du marketing et du spectacle, en se préoccupant de gagner la plus grande proximité mimétique avec l’homme ordinaire (avec le « peuple »). Car si l’on n’arrive pas à se doter de cette aura populaire-populiste, permettant à la vérité de franchir le seuil de son illumination industrielle, on risque tout simplement de tomber dans le noir de la vérité, c’est-à-dire dans une zone d’ombre qui s’élargit au fur et à mesure que les lueurs médiatiques s’intensifient et accaparent le devant de la scène.

Résultat paradoxal : la création du nouveau tend à coïncider avec la fabrication de best-sellers (c’est-à-dire de produits plutôt peu innovants), car le terrain sur lequel l’expérimentation s’exerce est colonisé par la préoccupation de rendre la vérité de plus en plus efficace en termes de consensus populaire. Jusqu’à ne plus pouvoir juger si l’on est en train de saluer le génie d’une effraction révolutionnaire ou la ruse d’un conformisme populiste. Il ne s’agit pas du tout de « dénoncer » cette tendance, pour la simple raison que nous sommes tous pris dans cette contradiction. Il s’agit plutôt de reconnaître que le cadre général dans lequel s’inscrit l’attitude créatrice est une sorte de populisme d’avant-garde[23]. Donc encore un double monstrueux, qui pose une question nouvelle : la tension antinomique entre la libre expérimentation et la recherche d’un consensus populaire ne pourrait-elle avoir pour effet d’épuiser la production de la vérité à sa source ?

L’œuvre d’art à l’époque de la téléréalité : voici la forme générale que pourrait assumer cette interrogation sur la technè. Ce n’est peut-être pas un hasard si elle rappelle celle mise en œuvre dans les années 1930 par Martin Heidegger et Walter Benjamin, dont les réflexions liaient de manière étroite question technique et question politique[24]. Et à propos de comparaison entre la situation actuelle et l’époque du fascisme historique, le point de contact le plus profond à partir duquel mettre en place le jeu analogique des ressemblances et des différences pourrait être cet entrelacement inextricable entre les enjeux de vérité et les enjeux politiques[25].

Si la technè sous toutes ses formes semble aujourd’hui avoir des pareilles implications politiques, c’est parce que la logique de la téléréalité dans laquelle elle est inscrite risque de contribuer au déploiement des conditions de production de la vérité, donc finalement à la manifestation du monde et de l’humanité dictée pas l’actuelle vague modernisatrice, avec l’effet de renforcer, malgré toutes les meilleure intentions, le populisme politique qui est partie prenante de ce monde et de cette humanité. Toute la question est là : comment résister aux conditions historiques données, comment travailler pour des alternatives possibles sans se nourrir de ces mêmes conditions, et contribuer ainsi à leur établissement hégémonique, totalisant ou totalitaire ? Il ne s’agit pas de soutenir qu’il n’y a pas de résistance ou d’alternative possible, plutôt d’affirmer que le vrai défi se trouve là : comment exploiter les possibilités de l’histoire sans se laisser entraîner par la puissance de ses vagues modernisatrices ? Comment se glisser dans les lignes de fuite sans ouvrir la porte à l’inondation ? Comment faire en sorte que les lignes de fuite elles-mêmes se divisent, que des bifurcations apparaissent, que du possible fende le possible en l’obligeant à se mettre en suspens et à s’interroger sur lui-même ?

Un dilettantisme calculé

En Italie, toutes ces questions se sont posées de manière d’autant plus intense qu’obscure, presque instinctive. Certes, on n’a pas manqué de souligner l’« exceptionnalité » du cas italien : non seulement pour stigmatiser le caractère outrancier du néolibéralisme berlusconien, mais aussi pour saluer l’essor d’importantes tendances culturelles qui ont semblé le contrer ou le contrebalancer – que l’on pense au teatro-narrazione, ou à cette mouvance littéraire appelée New Italian Epic, ou encore à la résonnance internationale de la « philosophie italienne[26] ». Et il faut bien admettre que tous ces phénomènes apparaissent dans les années 1990, simultanément à l’effondrement de la première République et à l’ascension politique de Silvio Berlusconi. Ils sont donc contemporains de cet autre phénomène d’envergure, pop-culturel à sa manière, qu’a été le berlusconisme. Or, ce qui a fait défaut, c’est une analyse du lien profond – un lien tellement problématique qu’il en est scandaleux et donc difficile à avouer – qui, au cours de ces années, s’est tissé en Italie entre le populisme politique et le populisme technique.

Quel est donc ce point de jonction, cette surface d’alliance inavouable ? Pour répondre à la logique du marketing et du spectacle en tant que conditions supplémentaires de la vérité, soit l’homme de la technique, soit l’homme de la politique ont dû massivement investir leur contiguïté avec l’homme ordinaire, afin de conquérir ce charisme de la réalité – « je suis comme vous, seulement infiniment plus brillant que vous… » – nécessaire à procurer à la « vérité » son efficacité en terme de consensus populaire. C’est une sorte de pacte avec le diable qu’on a contracté : afin de gagner en puissance, on a joué l’hybride de la « faction », du spectacle du réel, de la téléréalité, ce qui a fini par rendre tyrannique la tendance modernisatrice. On a donc obtenu de l’impuissance en retour. Il ne reste alors qu’à se demander comment se déroule concrètement ce pacte avec le diable, quelle est la forme spécifique prise par cette « puissance impuissante ». La stratégie diffuse qu’on a vu à l’œuvre en Italie, jusqu’à assumer les contours d’une vraie hégémonie culturelle, se présente d’emblée comme une tendance volontaire et systématique à la « dé-professionnalisation[27] ». La manière la plus rapide et efficace de ressembler à l’homme quelconque, de s’en rapprocher, de le côtoyer, de le toucher, consiste à faire l’économie des marques distinctives de l’« excellence », à mettre entre parenthèse la maîtrise qu’on exerce d’habitude dans un champ spécifique. Ce qui revient à faire toujours un pas de côté, tombant comme par hasard dans un territoire qui n’est pas de sa compétence, à se risquer dans une activité qui n’est pas celle pour laquelle on est reconnu ou admiré. Au fond, toute « l’habileté » consiste paradoxalement à se montrer un peu maladroit, à balbutier, à trébucher, tout en gardant l’aura liée à sa renommée ou à son capital culturel. Monsieur tout le monde brille comme jamais, et il brille sans limites. Le vrai problème est que ce miroir narcissique est manipulé par une « majorité » qui coupe transversalement le monde de la politique (de droite comme de gauche) et le monde de la culture (d’opposition comme de régime).

Le sport le plus pratiqué aujourd’hui en l’Italie est celui d’occuper en amateur la place qui n’est pas la sienne, en jouant à faire ce qu’on n’est pas. C’est un mouvement large et transversal qu’on peut appeler dilettantisme d’élection, c’est-à-dire – encore le double monstrueux, encore la puissance de l’hybride – un dilettantisme expérimental, un dilettantisme d’avant-garde, une fusion de professionnalisme et de dilettantisme. Il n’y a pas seulement des hommes politiques qui jouent à faire les hommes de spectacle et vice-versa, il y a aussi des comiques qui se risquent à haranguer les foules jusqu’à créer des mouvement politiques (Beppe Grillo), ou qui font du journalisme engagé (Sabina Guzzanti avec ses films-enquêtes sur la liberté d’information en Italie ou sur la gestion du tremblement de terre dans les Abruzzes) ; il y a des acteurs qui s’improvisent professeurs d’histoire de la littérature (Roberto Benigni expliquant Dante) ou d’histoire de l’art (Dario Fo avec ses leçons multimédias consacrées au Dôme de Modène ou au Caravage), des écrivains – romanciers, essayistes ou journalistes – qui réalisent des spectacles (au théâtre ou à la télé), dans lesquels eux-mêmes récitent leur textes ou présentent leurs enquêtes, ce qui témoigne de l’extrême ductilité de ces produits culturels, qui peuvent incarner tous les formats disponibles (livre, film, œuvre théâtrale, émission télévisée, graphic novel, dvd), en exploitant au maximum leur potentiel communicatif comme s’il s’agissait de marques plutôt que de produits singuliers ; il y a enfin toute la galaxie des formats fusionnant le travail journalistique avec la satire et plus généralement le divertissement (Info-tainement) et l’irrépressible multiplication des festivals (de littérature, de philosophie, de mathématique, de droit, de psychologie, d’économie…) où le savoir académique essaye d’aller vers les gens, s’affichant dans des places publiques et dans des contextes plutôt gais et conviviaux. Tout ceci contribue à créer une vaste zone grise d’hybridation, suivant une tendance qui, de toute évidence, est loin d’appartenir seulement à l’Italie. Mais il est évident aussi que ce dilettantisme d’élection, destiné à intercepter et à exploiter les ressources du charisme de la réalité, n’est que l’autre face de la faiblesse des formes culturelles établies, cause de l’assaut généralisé aux frontières et du brouillage radical des régimes de vérité. C’est pourquoi – voici l’aspect diabolique de l’affaire dont il vaudrait mieux être conscients – quand on fait résonner l’appel de la réalité, même dans les contrées les plus éthérées et désintéressées de l’art ou la philosophie, en fait on est en train d’évoquer la puissance démoniaque de cet hybride de réalité et de fiction (de spectacle) qu’est le reality.

Cette puissance, on en paye cher le prix, car elle s’impose désormais comme une possibilité à laquelle on a beaucoup de mal à renoncer. Car nous sommes tous des politiques, des écrivains, des comédiens, des artistes, des philosophes, des savants… de reality. Même les cas des « crimes monstrueux » qui saturent la télé révèlent des personnages de reality. Pour ne rien dire de la mise en spectacle collective d’évènements tels que de drame des mineurs bloqués sous terre au Chili en 2010 ou, plus récemment, le naufrage du Costa Concordia près de l’île du Giglio, au large de la Toscane : exemples révélateurs de ce qu’on pourrait désormais appeler le reality de la catastrophe. On est tous des acteurs de reality, dans la mesure, au moins, où l’on a eu accès au devant de la scène, où la vérité brille d’une lumière industrielle. Les expériences menées par le collectif Action30, relatées dans ce même dossier, montrent pourtant qu’on peut opérer des « bifurcations » dans cette puissante ligne de fuite constituée par l’hybridation de la réalité et de la fiction : qu’il est possible notamment de se démarquer de la production du consensus et de la recherche de la rentabilité, pour faire signe vers la création de moments de questionnement collectif et de débat.