Comme un spectacle

Comme une spectatrice

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1. En septembre 1998, j’ai assisté à Spectacle 4, une mise en scène montée par Sophie Le Garroy dans la friche industrielle de l’ancienne usine Lustucru de Grenoble, rue Charrel, avant que le site ne soit rasé pour qu’on y construise des immeubles d’habitation[1]. Avant la représentation, le spectateur devait réserver sa place en donnant son nom et son prénom. L’hôtesse, au téléphone, m’avait demandé de venir avec une chanson en tête, et de faire comme s’il s’agissait d’un bal. À l’heure prévue, la grille s’ouvre et nous pénétrons dans un premier espace où des personnages vêtus de rouge nous accueillent chaleureusement. « Je suis heureux de vous voir », répètent-ils aux nouveaux arrivants, avant de nous remettre une lettre que nous ne devrons lire « qu’une fois qu’ils ne seront plus là ».

Les personnages en rouge nous entrainent un peu plus loin dans un autre espace où une longue table de forme de U a été dressée. En un instant, l’espace central se transforme en piste de danse dès que retentit la première note de musique. Des moutons et des poules se promènent librement autour de la table, broutant l’herbe qu’ils trouvent dans la friche. Sur la piste, un acteur nous invite à danser, avec lequel se crée rapidement une certaine complicité. Il est bientôt temps de passer au repas. Nous sommes invités à chercher notre nom sur une petite étiquette placés sur la table. Une fois à notre place, nous ne sommes pas loin d’un personnage en rouge, et nous faisons connaissance avec nos convives. Après qu’un cuisinier et ses serveurs ont découpé devant nous le mouton qui sera le plat de résistance, nous entamons le repas dans la joie et la bonne humeur propagée par l’assemblée. À tour de rôle, chaque personnage en rouge requiert l’attention générale en frappant sa fourchette sur son verre : il raconte à toute la table une histoire drôle ou pas, comme on le fait dans un mariage ou lors d’une réunion familiale. L’histoire terminée, l’alcool aidant, nous reprenons plus facilement la conversation avec nos voisins de table.

Nous sommes soudain interrompus par l’apparition aux fenêtres de l’immeuble d’en face de quelques habitants qui s’agitent. Nous ne comprenons pas pourquoi. Nous reprenons le fil de la conversation. C’est l’heure de chanter la chanson qu’on nous a demandé d’apporter. Quelques-uns des personnages en rouge reprennent le tube espagnol Porque te vas ?, montant sur les tables pour l’occasion. Tout le monde frappe dans les mains et fredonne quelques mots de la chanson. Depuis la rue, on entend à nouveau du bruit : un petit rassemblement semble défiler en criant « Y en a marre ! ». La présence des habitants de la rue nous met un peu mal à l’aise : que se passe-t-il à dix mètres de là ? Les voisins n’ont-ils pas été avertis de l’installation de ce spectacle sur la friche ? En ont-ils assez d’être exposés tous les soirs au bruit de la fête ?

Le repas se poursuit, mais l’homme en rouge a disparu. Non loin de la table, dans les maigres buissons, je devine un couple qui s’embrasse, et dont les ébats bruyants me coupent un peu l’appétit. Bientôt, je comprends qu’à tour de rôle des couples s’échappent de table pour aller copuler dans un coin. Nous échangeons avec nos convives des regards mêlés de gêne et de curiosité. Nous nous retrouvons dans une position de voyeur que nous avons du mal à refuser. Mais la musique reprend, l’homme en rouge revient pour m’inviter à danser.

Sur le toit de l’usine Lustucru apparaît un groupe d’inconnus qui hurlent en lançant des pétards. Ces trouble-fête sont porteurs d’une tension que nous avons du mal à cerner. Heureusement, cela ne dure pas et emportés par la musique, nous les oublions vite. Mais bientôt surgissent des hommes en noir qui viennent chercher les personnages en rouge. Etourdie par la fête, je ne comprends pas vraiment ce qui se passe à ce moment-là. Soudain, un homme en noir vient prendre violemment l’homme en rouge avec lequel je dansais ; j’ai beau tenter de m’y opposer, il n’y entend rien. Nous sommes démunis face à cette irruption de violence, et nous regardons passivement les personnages en rouge disparaître un à un, les spectateurs qui s’interposent étant brutalement repoussés.

Un écran descend alors, où se projette une vidéo montrant l’exécution des personnages en rouge. Ils portent des habits civils noirs, mais nous les reconnaissons très bien. La personne avec laquelle nous avons partagé deux heures de notre vie se fait fusiller sous nos yeux. Les lumières qui s’allument signalent que le spectacle est fini. Nous aimerions applaudir les acteurs, les revoir une dernière fois, bien vivants. Personne ne vient. Nous repartons chez nous avec toutes sortes de sensations contradictoires. Nous n’avons rien pu faire. J’ai oublié sur la table la lettre qui m’était destinée, je ne saurai jamais quel était son contenu.

2. D’où vient cette gêne qui m’a suivie longtemps après le spectacle ? Sans doute du double bind qui nous a pris en étau dans ce dispositif en nous contraignant d’assister impuissants à la mort de nos convives : je voulais résister ; je savais qu’il ne s’agissait que d’une fiction théâtrale. Et pourtant l’image de l’exécution de celui avec qui je venais de passer deux heures à manger, à danser, à se raconter nos histoires – même si je la savais fictive – continuait à me laisser mal-à-l’aise. Le dispositif scénique était parvenu à créer du lien, à faire circuler entre nous un sentiment d’appartenance à une communauté, grâce à « la mise en commun d’une même expérience émotionnelle »[2]. Entre mon homme en rouge, danseur gracieux, beau parleur enjoué, et moi, quelque chose s’est tissé, qui n’a pu être déchiré sans me causer souffrance et révulsion.

Ce quelque chose figure assez précisément ce qu’il en est du comme-un. Entre l’acteur et la spectatrice, ces deux heures d’échange ont suscité le sentiment (intime) d’une communauté. Le rapprochement de nos corps dansants, les sourires échangés, les intonations de voix nous ont permis d’accéder très rapidement à ce qui fait la vérité de toute relation humaine : le sentiment de faire-un, de vivre une expérience partagée, au même moment, au même endroit. Ce repas et ce bal nous ont fait sentir ce que la communication doit à la communion : « il arrive que la communication se moque de la vérité, parce qu’elle réside en deçà, dans le tressage du lien, le prolongement du contact ou l’euphorie communautaire »[3].

Les spectateurs étaient arrivés isolés, chacun pour soi, ne partageant rien de concret. En quelques minutes, une euphorie communicative les a réunis en une petite communauté. Bien sûr, cette communauté n’a pu se constituer qu’en s’isolant de ce qui pouvait la gêner depuis l’extérieur (les voisins qui se plaignent du bruit, les gens qui se battent dans la rue). Mais en moins de deux heures, nous avons eu le sentiment d’être en comme-un. Et c’est ce sentiment d’être en comme-un qui fait la force de ce qui nous protège collectivement contre la violence destructrice.

3. Cette communication-là « se moquait de la vérité ». Nous étions dans un dispositif fictionnel, dans un jeu de faire-semblant. On a fait seulement comme-si : comme si nous étions amis (alors que j’avais payé ma place), comme s’ils étaient exécutés (alors qu’ils enlevaient leur maquillage en coulisse). Nous ne faisions pas vraiment une communauté, mais seulement un comme-un.

Spectacle 4 suggère que le comme est aussi intéressant et aussi important que l’un. En montrant l’exécution sous la forme d’une projection vidéo, Sophie le Garroy m’a mise dans la position d’une spectatrice du journal télévisé, à laquelle on sert, à l’heure du repas, le dessert quotidien des horreurs du monde. Il y a le commun de mes proches, avec qui je danse et je souris. Et puis il y a l’extérieur de ceux qui hurlent, qu’on fusille et qu’on emprisonne. Il faut le détour par la fiction, et par moquerie envers la vérité, pour rassembler ces deux réalités dissociées. Et pourtant, c’est bien au sein d’un même monde que je mange et qu’on se fait exécuter. Ce monde commun garde cependant pour moi, spectatrice, toute la virtualité d’un comme.

Ce comme-un correspond assez précisément à ce que Marshall McLuhan identifiait comme l’essence des média, en tant qu’ils constituent des « prolongements de l’humain », reconfigurant sa sensibilité et ses désensibilisations : « voir, percevoir ou utiliser un prolongement de soi-même sous une forme technologique, c’est nécessairement s’y soumettre. Écouter la radio, lire une page imprimée, c’est laisser pénétrer ces prolongements de nous-mêmes dans notre système personnel et subir la structuration ou le déplacement de perception qui en découle inévitablement. C’est cette étreinte incessante de notre propre technologie qui nous jette comme Narcisse dans un état de torpeur »[4]. C’est effectivement avec une image que j’ai dansé ce soir-là. Sophie Le Garroy a réussi à donner corps au fantôme qui nous étreint tous les soirs au journal télévisé.

Ma gêne persistante, en quittant le spectacle, tenait à ce que s’était ravivé quelque chose du comme-un à l’égard duquel, en tant que spectatrice, je dois rester engourdie soir après soir : « nous devons, pour ne pas mourir, engourdir notre système nerveux central quand il est prolongé et exposé. Ainsi l’âge de l’angoisse et des média électriques est-il aussi celui de l’inconscient et de l’apathie. Mais c’est en outre, d’une manière frappante, l’âge de la conscience de l’inconscient »[5]. Le comme-si qui est au cœur des dispositifs fictionnels constitue la voie d’accès privilégiée à cette « conscience de l’inconscient », ainsi qu’à la réalité du comme-un face à laquelle notre surexposition médiatique est vouée à nous engourdir.