Majeure 30. Réseaux autochtones : résonances anthropologiques

Condamnés à vivre ? Des peuples autochtones minoritaires du Nord sibérien face au XXIe siècle

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Depuis le XVIe siècle, la Sibérie autochtone vit à l’heure russe : colonisation et christianisation sous l’empire, soviétisation et campagnes athéistes dans l’Union soviétique, « démocratisation » et économie de marché de la Fédération de Russie. Une première loi fédérale adoptée en 1999 qui veille à « garantir les droits des peuples autochtones minoritaires de la Fédération de Russie » a succédé au Statut des peuples indigènes de Speranski (1822) et au Statut provisoire de 1926, chaque législateur entendant défendre, à sa façon, tant les intérêts que le mode de vie traditionnel de minorités nationales décrétées « moribondes » depuis la fin du XIXe siècle. Une mise « hors jeu » qui a trop souvent occulté la tradition de peuples septentrionaux activée au contact de l’Autre de manière à d’abord intégrer le monde russe dans leur Weltanschauung, puis à « négocier » leur espace vital dans ce monde. La liste officielle des autorités parue en l’an 2000 reconnaît l’existence de quarante-cinq peuples autochtones minoritaires (c’est-à-dire moins de 50 000 représentants) sur le territoire de la Fédération, dont quarante vivent dans le Nord et dix-sept comptent moins de 1 500 individus.

Les Nenets de la toundra (41 302 en 2002), les Khantes (28 678), les Mansis (11 432) et les Nenets de la taïga (env. 1500) font partie des peuples du Nord. Habitant « des pays de demi-nuit » selon les chroniques russes médiévales, à la tête « de districts nationaux où l’on pourrait loger quelques États européens » à l’époque soviétique, ces éleveurs de rennes nomades et chasseurs-pêcheurs semi-nomades du nord-ouest sibérien voient désormais leur espace vital fondre au profit de l’expansion industrielle et de l’afflux allogène ainsi créé : le gibier a fui et les hommes ont reculé devant les villes tentaculaires, les tours de forage, les routes de béton, les camions processionnaires, les hélicoptères assourdissants, les ouvriers braconniers, les machines qui vident les forêts de leur bois et dévastent sur leur passage le lichen indispensable aux troupeaux. Et, une fois encore, la civilisation du Nord répond à la vague barbare par sa praxis « restructurante » : « Tu fais traverser la rivière à ton troupeau et puis tu tournes à droite du derrick », entend-on dans les toundras nenets tandis que « le grand homme russe à la tête et au ventre de fer » (le derrick) et « la grande femme russe en robe rouge » (la torchère) enrichissent à leur insu la Création d’un monde khante vivant. Le sens comme voie d’adaptation, comme contre-violence des communautés. Face aux signatures et aux morceaux de terre arrachés aux vivants contre des bouteilles d’alcool, face aux défunts arrachés à leurs tombes.

Cette quête collective par la culture traditionnelle de son propre salut est complétée par l’expérience individuelle des deux mondes, autochtone et soviétique, que concentre en elle et met au service des siens l’intelligentsia, notamment une génération d’écrivains parvenue aujourd’hui à maturité.

Derrière le cercle polaire, Anna Nerkagui (1951) a renoncé à l’enfermement, la colère et une certaine vanité de l’écriture, afin de rappeler au monde, comme aux siens, que la culture nenets est toujours vivante. Là, dans le tchoum, cette tente traditionnelle des éleveurs de rennes nomades de la toundra, cet espace social complexe entre masculin et féminin, profane et sacré, intérieur et extérieur. Et pour que le feu du foyer ne s’éteigne pas, Anna est retournée entretenir la vie dans la toundra de Baïdarata : elle a ouvert un comptoir, une école alternative. Parce que leur scolarité terminée, les enfants des peuples autochtones de Iamal ne se retrouvent pratiquement préparés ni à la vie dans la toundra, ni à la vie dans un village ou en ville. Anna voulait élever des enfants comme elle écrirait un livre au jour le jour, alors elle a adopté des orphelins. Parce que la jeunesse doit porter, perfectionner, enrichir le mode de vie traditionnel, en vivant et travaillant à son tour dans la toundra, en « étant utile, là où elle est née ».

Depuis 1998, le but essentiel de l’école expérimentale de Laborovaïa est de dispenser aux écoliers nenets non seulement un enseignement général, mais de transmettre également des savoirs pratiques et des réflexes culturels indispensables à l’existence dans le cadre d’un campement familial, d’un nomadisme contemporain dans la toundra. En définitive, l’école agréée par le département de l’éducation des autorités du district Iamalo-Nenets permet aujourd’hui, soit de faciliter le passage de la toundra vers la ville, soit de transmettre le savoir-faire de son propre peuple dans la perspective inverse ; adaptée au calendrier écologique nenets (la rentrée est le 15 septembre et non le 1er comme le veut la tradition russe), l’école a élaboré ses propres méthodes d’enseignement, son propre cycle d’activités thématiques (histoire de la région, rituels et interdits, orthodoxie, pharmacopée, travail des peaux, folklore, littérature, classes vertes dans le milieu naturel, etc.), y compris des travaux d’intérêt général rémunérés. Elle dispose, depuis le printemps 2002, d’un « ethno-campement » créé à environ 18 km, non loin du lac Harando, où les élèves peuvent vivre et apprendre les activités saisonnières auprès de quatre spécialistes reconnus par la communauté. L’école a également acheté un troupeau de cinquante-neuf rennes et recruté trois pasteurs qui veillent aux bêtes et aux apprentis éleveurs de rennes. L’été, un tout-terrain, l’hiver, une moto des neiges approvisionnent l’école en nourriture (1000 roubles par mois sont alloués par le Comité d’éducation), en médicaments et matériel divers. Anna finance elle-même nombre d’achats de l’école, comme en 2004 les 1700 peaux nécessaires à la vie et à la formation des élèves. Mais le manque de compréhension et de financement fragilise encore l’expérience. Dans l’école d’Anna, les aînés disent que « les enfants y jouent leur destin ».

Plus au sud, plus officiellement aussi, dans le district voisin des Khantes-Mansis où la population allogène représente 98 %, où le pétrole brut extrait représente 56 % de la production russe et environ 6,9 % de la production mondiale, le combat est aussi âpre. L’Assemblée des représentants des peuples autochtones minoritaires du Nord de la Douma du district autonome des Khantes-Mansis a fêté son dixième anniversaire en 2006 dans les décombres du régime soviétique, comme Érémeï D. Aïpine (1948), écrivain khante entré en politique pour se battre de l’intérieur, le rappelle dans le texte à suivre, destiné aux lecteurs européens. La Fédération de Russie laissera-t-elle aux îlots de culture vivante autochtone l’espace et le temps de s’adapter ? Déjà un projet « Oural polaire, Oural industriel » menace les Mansis et les efforts de Man’ Uskve, le campement ethnographique où l’intelligentsia vient, depuis 1994, raconter à leurs descendants à travers la langue, le folklore et l’ethnographie qui sont les Mansis, et où les adolescents apprennent à tenir une caméra, comme on prend sa vie en main ; déjà 2007 a été proclamée l’année de la langue russe[1] et le point sur la représentation autochtone dans les organes de l’État a disparu de l’une des trois lois fédérales garantissant les droits des peuples minoritaires du Nord. Mais déjà aussi, entre vapeurs d’alcool, culture folklorisée et une Sibérie devenue peau de chagrin, les Nenets de la toundra, les Khantes, les Mansis et les Nenets de la taïga réagissent, une fois de plus condamnés à explorer leur tradition pour affermir les racines du futur.

Notes

[ 1] L’Assemblée générale des Nations unies a proclamé 2008 « Année internationale des langues » et la sixième session (« Territoires, terres et ressources naturelles ») du Forum permanent des questions autochtones s’est achevée en mai à New York, en attendant la prochaine session consacrée aux langues et au changement climatique.Retour