Majeure 31. Agir Urbain

De la frontière globale au quartier de frontière : pratiques d’empiètement

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Le long de la frontière globale que la politique post-11-Septembre a produite entre le premier et le tiers-monde (une frontière re-conceptualisée récemment par la nouvelle carte du Pentagone, qui distingue le « décalé non intégrable » (« The Non-Integrating Gap ») du « centre fonctionnel » (« The Functioning Core »)), nous observons aujourd’hui une société de superproduction et de l’excès qui érige une barricade, à une échelle sans précédent, face aux zones de cicatrisation qu’elle a produites par son indifférence économique et politique.

Le nombre croissant de personnes qui migrent à travers cette frontière globale constitue un flux illégal qui prend des proportions impressionnantes entre l’Amérique Latine, l’Afrique et l’Asie et le Nord, à la recherche des économies fortes du « centre fonctionnel ». La redistribution des centres manufacturiers s’effectue dans l’autre direction, car le « centre fonctionnel » vise, dans le « décalé non intégrable », des sites qui lui permettent de mettre en œuvre ses politiques de financement et de trouver des marchés du travail à bas coût.

Un équateur politique

Les images dramatiques qui proviennent de cet équateur politique convergent et elles sont intensifiées par la politique de la peur qui a cours actuellement à la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Depuis que le Congrès américain a approuvé la construction de plus de sept cents miles de mur à la frontière, la fusion de l’anti-terrorisme et de la lutte contre l’immigration provoque une série de heurts entre la politique d’immigration et les restrictions législatives et sociales des métropoles américaines.

Des sites conflictuels du type de celui qu’on observe à la frontière San Diego-Tijuana deviennent les scénarios d’anticipation de la métropole du XXI e siècle. La ville deviendra un immense champ de bataille où se croiseront stratégies de contrôle et tactiques de transgression, économies formelles et informelles, occupations légales et illégales.

Stratégies de surveillance : tactiques de transgression

Malgré les implications apocalyptiques d’une frontière toujours renforcée, avec une infrastructure de surveillance intensifiée, la tension croissante entre les communautés de San Diego et Tijuana a engendré une multitude de situations explosives — autant d’opportunités de construire des modalités alternatives de rencontre et de débat qui partagent les ressources et les infrastructures, les fragments de contexte commun, et construisent des pratiques d’empiètement sur un espace public de plus en plus privatisé et contrôlé.

Les traversées répétées du mur-frontière — hors champ du radar et dans les deux sens, Nord-Sud et Sud-Nord — démontrent que la hauteur comme la longueur du mur post-11-Septembre importent peu : il sera toujours transgressé, dans un sens ou dans l’autre, par des populations migrantes, des flux matériels et des services. Dans une première direction, ces flux illégaux se manifestent physiquement par des occupations illégales et des économies migrantes de travailleurs affluant de Tijuana à San Diego, à la recherche des opportunités économiques de la puissante Californie du Sud. Mais pendant que le flux humain se mobilise vers le Nord, à la recherche de dollars, les détritus, déchets et autres restes infrastructurels se déplacent dans la direction opposée, contribuant à l’apparition transfrontalière d’un urbanisme de la révolte.

Cet urbanisme transfrontalier se caractérise notamment par les maisons transportables qui circulent de San Diego à Tijuana et par la grande quantité de déchets matériels et technologiques, portes de garage et pneus en particulier, que l’on recycle dans de nouvelles narrations spatiales et des structures informelles. Ce flux caché n’est devenu visible que très récemment et l’opinion publique a fini par apprendre l’existence de trente tunnels, creusés au cours des huit dernières années, qui forment une vaste fourmilière de routes souterraines traversant la frontière entre la Californie et l’Arizona. Une carte archéologique mettrait en évidence tout un urbanisme souterrain, creusé sous les maisons, églises, parkings, entrepôts et rues. On apercevrait des images incroyables de tunnels dont les murs acheminent l’électricité, l’eau et la ventilation, mais aussi la présence indéniable d’une économie informelle et d’une densité humaine à la frontière.

De la frontière globale au quartier de frontière

Les alliances solides entre militarisation et urbanisation se donnent à voir à la frontière entre San Diego et Tijuana. On en trouve la reproduction dans plusieurs quartiers frontaliers américains, comme la forme d’expansion d’une législation sécuritaire qui joue sur la peur et transforme les onze millions de travailleurs clandestins qui vivent dans ces quartiers en délinquants potentiels et en suspects. Quel rôle jouent ces forces de contrôle, d’une part, et ceux qui leur résistent sans s’y conformer, d’autre part, dans la reconfiguration de la ville américaine ? La structure professionnelle et de recherche que nous avons établie à San Diego étudie ces dynamiques urbaines transfrontalières : ce territoire de conflit offre l’occasion d’observer le clash entre les formes de discrimination qui se manifestent de haut en bas dans le re-développement économique et s’expriment, au niveau de la planification, dans les politiques de privatisation et le NIMBYism, mais aussi dans l’existence de quartiers d’immigration, à travers tout les États-Unis, dont les tactiques d’empiètement de l’espace se manifestent de bas en haut, en s’appuyant sur les pratiques informelles et alternatives d’organisation sociale.

Notre projet se consacre à la micro-échelle des quartiers frontaliers, envisagés comme un laboratoire urbain du XXI e siècle. Les forces régulatrices qui s’exercent en ce point de contrôle, le plus fréquenté du monde, ont donné naissance à de petits quartiers qui constituent un urbanisme alternatif de transgression, qui s’infiltre au delà des lignes de propriété sous la forme d’entreprises et de pratiques de l’espace non conformes. L’activisme migrant à petite échelle contribue à assouplir l’urbanisme discriminatoire de la métropole américaine, il s’efforce de trouver de nouveaux types d’habitat, accessibles et durables. Les processus politiques et économiques qui s’articulent à cet activisme social cherchent à mettre en valeur le rôle du secteur informel et de l’informalité dans la ville contemporaine. Ce qui nous intéresse, c’est moins la « bonne image » de l’informel que les instruments qui le rendent opérationnel au plan socioéconomique et dans ses procédures politiques. Les pratiques organisationnelles qui s’opposent aux formes dominantes des relations sociales et de l’économie produisent des services sociaux d’intérêt général (de micro-entreprises alternatives fabriquant des prototypes de maisons et une infrastructure à petite échelle). Elles créent dans ces quartiers des lieux et des occasions de négociation et de collaboration. Ces pratiques essayent en effet de transformer la législation officielle imposée d’en haut et les structures de la propriété pour engendrer un nouveau modèle de justice sociale et économique de bas en haut, qui pourrait retisser l’« équateur politique ».

Casa Familiar : pratiques d’empiètement

Le travail expérimental le plus poussé aux États-Unis, en matière de logement, n’est mené aujourd’hui ni par des entrepreneurs privés ni par le gouvernement. Il est assuré par des organisations communautaires et non gouvernementales, telle Casa Familiar, une organisation qui travaille dans le quartier de frontière de San Ysidro, en Californie. Ce sont des agences de ce type qui ont mis sur pied les services sociaux de base qui ont répondu aux changements culturels et démographiques introduits par l’immigration dans les quartiers des villes moyennes américaines.

Partant du principe que les projets de logement aux États-Unis ne connaîtraient pas d’amélioration sans un changement des politiques foncières et des structures de financement, notre collaboration avec Casa Familiar a reposé dès le départ sur la création de structures politiques et économiques susceptibles d’appuyer des projets tactiques de logement qui, à leur tour, pourraient inclure des modèles informels d’usage mixte et de densité spécifique à ces quartiers. Les logements de San Ysidro ne sont pas seulement des « unités » isolées, répandues indifféremment dans le territoire. Ils s’articulent avec les programmes sociaux et culturels mis en place par Casa Familiar. Dans ce contexte, la densité n’est pas un simple indicateur du « nombre de maisons » par hectare, c’est une quantité d’« échanges sociaux par hectare ».

Au cours des cinq dernières années, nous avons élaboré avec Casa Familar une micropolitique urbaine capable d’agir comme un processus informel de développement urbain et économique, qui encourage les habitants de San Ysidro à investir dans des prototypes de maisons alternatives, afin de répondre à leurs propres besoins. Cette micropolitique, qui se traduisait concrètement par une « zone d’habitation accessible » (« Affordable Housing Overlay Zone », AHOZ), proposait également que les organisations non gouvernementales qui agissent dans ces quartiers, telle Casa Familiar, deviennent des agences d’intermédiation entre la municipalité et le quartier, en facilitant la circulation du savoir, des politiques et des micro-crédits. Ces agences d’intermédiation pourraient bien devenir des sortes de mairies informelles, chargées de gérer et de soutenir les changements socioculturels et démographiques que la ville sera amenée à connaître dans bon nombre de ses quartiers centraux.

“Pièces à vivre à la frontière”

Le projet de logements « Pièces à vivre à la frontière », issu d’une micro-approche politique, est un catalyseur des besoins de la ville de San Diego en matière d’usages mixtes et de densités modérées. C’est aussi un instrument politique pour Casa Familiar, qui permet de transformer le zonage urbain rigide de la ville-frontière de San Ysidro.

La négociation informelle des frontières et des espaces, caractéristique de ce quartier, se trouve à la base des concepts et des solutions urbaines qui ont un effet catalyseur sur le tissu urbain. Dans une petite parcelle où le zoning existant n’autorise que trois types d’unités d’habitation, ce projet propose, à travers des densités négociées et des cuisines partagées : douze types de logements à bas prix, l’utilisation d’une église de 1927 comme centre communautaire polyvalent, des bureaux pour les associations et organisations locales et un jardin communautaire qui sert d’armature sociale et d’appui aux micro-économies non conformes et à différents événements collectifs de la vie du quartier.

Cette armature relie le jardin à l’église. Elle se compose d’une série de pièces en plein air, équipées de l’électricité, qui peuvent accueillir une variété d’activités communautaires. Elles conservent toutefois un usage ouvert et non défini qui permet des articulations multiples avec les programmes de Casa Familiar. Cette association du non-défini et de la spécificité constitue la vraie essence du projet.

Le tissage tactique d’unités d’habitation et de services sociaux infrastructurels transforme la petite parcelle en un système susceptible d’anticiper, organiser et promouvoir la rencontre sociale. Casa Familiar encourage en outre des tactiques micro-économiques, telles les banques du temps ou les politiques de services et de commerce équitable, afin de produire également des modèles d’accessibilité au logement (troc de logements, échange de loyers contre des services, etc.) À la place des règlements d’occupation actuels, qui n’autorisent que des usages mono-fonctionnels des terrains, nous proposons cinq fonctions différentes qui se soutiennent l’une l’autre, suggérant un modèle de socialité durable pour le quartier, qui envisage la densité non pas comme une norme, mais comme une chorégraphie sociale et solidaire[1].

Traduit de l’anglais par Doina Petrescu

Notes

[ 1] Pour un approfondissement de la problématique de cet article, voir : w www.cca.qc.ca/documents/Cruz_Stirling_Lecture.pdfRetour