Majeure 36. Google et au-delà

De la société de contrôle au désir de contrôle

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L’émergence, au cours de la dernière décennie, de l’Internet et du World Wide Web comme moyens de communication de masse a ouvert des territoires nouveaux et inexplorés pour qui s’intéresse à l’évolution des notions de surveillance et plus largement de contrôle des individus par la société. Version écourtée d’une étude dont le titre d’origine est « Du Panoptique au plaisir : surveillance, recherche et consumérisme dans l’Empire de l’information de Google », le présent article s’appuie sur Google et ses services afin d’approfondir ce sujet.

Une « dataveillance » aimable

De fait, au-delà de technologies devenues classiques de contrôle « disciplinaire » comme les caméras de surveillance qui quadrillent Londres, nos activités et nos échanges « en ligne » – lecture, rédaction d’e-mails, navigation sur des sites, recherches, messages instantanés, participation aux forums, écriture de blogs, commentaires, téléchargement d’images, etc. – sont l’objet de diverses formes de surveillance, ou plutôt de « dataveillance »[1]. Permise par l’utilisation de puissantes bases de données, de la capacité de stockage mais aussi de la vitesse de transmission des données toujours grandissantes, tout autour du globe sans la moindre limitation de frontières, cette « dataveillance » en progression permanente, qu’elle soit individuelle ou collective, est l’une des clés majeures de notre société de l’information en réseau. Une telle surveillance se voit régulièrement mobilisée, en particulier dans les sociétés capitalistes avancées, en vue d’intérêts mercantiles ou entrepreneuriaux, de façon à rassembler des informations sur les consommateurs à des fins commerciales. Seulement, ce contrôle – pour peu que le terme soit approprié – devient de plus en plus doux et désiré. Il est bien moins de l’ordre d’une technologie centralisée et pyramidale de régulation et de discipline que, pour synthétiser les propos de Michael Hardt et Antonio Negri dans Empire, une fonction du capital déterritorialisé qui produit des subjectivités au sein du réseau global d’un capitalisme communicant, des subjectivités vouées à la démocratisation et aux plaisirs en dépit d’un versant plus disciplinaire. Soit donc une surveillance dont les formes sont ambiguës, disséminées, tolérées, voire voulues ; et non subies et vécues comme auparavant telle une violence extérieure.

Le projet de Google est de tenter, par des procédés automatisés et algorithmiques, de cartographier et d’opérer une veille sur les flux de l’information mondiale. Il s’agit là d’un projet colossal de dataveillance. La dataveillance, il est vrai, n’est pas nécessairement panoptique : les individus peuvent être « tracés » et des données collectées pour des raisons autres que le contrôle individuel et social. Les données en elles-mêmes ne sont nullement de l’ordre d’un « discours disciplinaire », existant dans le seul but de « constituer des sujets ». Enquêter sur les formes de surveillance mobilisées par Google et les problématiques sociales et éthiques qui lui sont liées est néanmoins d’une importance vitale, Google étant l’entreprise de recherche la plus grande et la plus financièrement profitable à ce jour. Alors qu’une telle quantité d’information, publique aussi bien que privée, se retrouve entre les mains d’une unique corporation, et que le business model d’une telle entreprise implique le couplage de cette même information à des dispositifs commerciaux de publicité, le potentiel d’une prise de pouvoir (dure ou douce) ne peut être effacé.

Ne serait-ce qu’à cause de la position dominante et de l’ambition « bienveillante » de la firme, mon point de vue est que Google et ses services Gmail, Google Earth ou encore Google Street View sont l’archétype d’une nouvelle forme de dataveillance « séductrice » qui se développe aujourd’hui sur le Net.

Le « Click stream » marketing veut tout savoir de vous

Pour que Google soit au fait de vos demandes, besoins et désirs plus ou moins avoués, ou plus précisément pour que les algorithmes de Google les « prédisent » grâce à vos recherches, sa base de données doit être apte à bâtir un profil détaillé de votre comportement en ligne, de votre historique de recherche, des produits que vous avez achetés et de votre localisation géographique. Et elle doit relier toutes ces informations à une identité spécifique. C’est ce qu’on appelle le « Click stream marketing » : suivre et retenir les traces virtuelles que chacun produit en cliquant de site en site, un parcours à travers le Web qui forme une sorte de fil narratif sur les intentions et les désirs de l’utilisateur alors qu’il cherche de l’information, du divertissement, des images, des dépêches, de la pornographie, etc. Au fur et à mesure de l’accumulation d’information sur les motifs de ce Click stream et de leur analyse, les résultats de recherche et la publicité contextuelle deviennent plus pertinents, plus fidèles à l’identité de l’utilisateur. En voici une illustration : l’outil Web History de Google permet de souscrire à un service qui indexe toute activité à des fins de recherches futures et d’archivage. Ainsi qu’un chef de produit l’écrit sur le blog officiel de Google : « Web History vous permet de remonter le temps, de revisiter les sites que vous avez parcourus, et de chercher dans le contenu des pages de texte que vous avez lu. C’est votre tranche de Web, à portée de main »[2]. Mais Web History n’est pas uniquement « votre tranche de Web », c’est également l’indice de votre comportement pour Google.

En observant ces comptes-rendus détaillés du comportement des internautes, Google et d’autres entreprises de recherche se voient en mesure de fournir des contenus personnalisés de plus en plus précis. Ils promettent ainsi aux annonceurs la capacité de toucher par la publicité des cibles de marché de plus en plus pointues. En théorie, des entreprises pourraient demander à ne toucher par exemple que « les femmes célibataires de 34 ans travaillant dans les services bancaires d’investissement, vivant à Manhattan, qui ont cherché au cours de la dernière semaine à renouveler leur électroménager », et ainsi choisir d’acheter à Google de la publicité en « pay-per-click », vouée à n’être desservie qu’à cette section démographique particulière.

Être en position de monétiser le click stream et de cibler la publicité de façon individuelle constitue le Saint Graal du commerce sur Internet. Dans le domaine du commerce, les objectifs économiques de Google sont aussi bien remplis que ses objectifs informationnels – les deux aspects étant assurément complémentaires au sein des réseaux de la société de l’information. De la même façon que Google aspire à ordonner et à fournir un accès à la totalité de l’information du monde, Google désire inclure la totalité de l’économie mondiale à son empire informationnel…

Gmail ou l’œil de l’algorithme

Service de courrier électronique basé sur le Web et offrant un immense espace de stockage, bien supérieur à celui de ses concurrents depuis sa création à la mi-2004[3], Gmail a été le premier service à proposer une colonne de publicité contextuelle « pertinente » en marge des courriers, grâce à sa technologie AdWords d’abord mis en place sur le moteur lui-même. Par exemple, un e-mail contenant les termes : « école d’architecture » et « architecture » génèrera des publicités liées aux programmes universitaires, à des offres d’emploi ou à des agences dans le domaine de l’architecture. De plus, parce que l’adresse IP de l’utilisateur contient de l’information relative à sa localisation géographique (mon adresse IP actuelle, 158.223.167.217 indique que je surfe sur le Web depuis Londres, Royaume-Uni), Gmail est capable de fournir de la publicité géographiquement pertinente.

Cette stratégie de publicité ciblée, « contextuellement pertinente », placée en marge des courriers personnels, a d’abord été controversée, certains percevant dans la technique de monétisation de Google une intrusion sans précédent dans la sphère « privée » des communications interpersonnelles. Traditionnellement, la correspondance personnelle entre individus est considérée comme relevant du domaine privé de la communication – furetage mal intentionné mis à part, chacun pouvait demeurer en relative confiance sur le fait que les courriers parviendraient à leur destinataire sans aucune intrusion tierce. Avec Gmail, la frontière entre « public » et « privé » est plus ambiguë : même si les employés de Google ne lisent pas à proprement parler les courriers privés, les ordinateurs et les algorithmes de Google travaillent sans faillir à analyser leur texte à la recherche d’informations « pertinentes » en vue d’alimenter le gigantesque réseau AdWords. Ainsi, que le message évoque un mariage ou des funérailles, les utilisateurs de Gmail seront indifféremment exposés pendant la lecture de leur e-mail à la publicité textuelle assistée par ordinateur. Les réflexions et conversations privées échangées au sein de Gmail sont ainsi sujettes à une surveillance technologique qui transforme des mots intimes en marchandise informationnelle – de simples mots-clés comme petite marchandise, achetés indifféremment par de grosses ou petites entreprises pour quelques centimes par click.

Toutefois, si l’on considère les millions de personnes prêtes à ouvrir un compte Gmail, il semble que l’idée de « partager » son courrier personnel avec Google en échange d’un compte e-mail gratuit, d’une grande capacité de stockage et de fonctions de recherche innovantes n’inquiète pas grand monde. Si les utilisateurs de Gmail consentent à laisser des ordinateurs analyser leurs courriers personnels, n’est-ce pas pour la seule raison que les algorithmes sont anonymes et propagés par des « machines non-sentantes » ? À l’inverse, si des employés de Google lisaient effectivement (physiquement) ces courriers en insérant manuellement des informations pertinentes relativement au contenu, les gens seraient sans doute plus méfiants à l’idée de souscrire à ce service. On peut lire ici une volonté de ne soumettre nos informations qu’à un regard technologique commercialisé, et en aucun cas à des lecteurs humains. En ce sens, nous accordons davantage de confiance aux ordinateurs qu’aux humains, et sommes plus sécurisés sous le regard scrutateur d’algorithmes « anonymisants ».

La vocation d’AdWords – dans les résultats de requêtes, sur les sites et sur Gmail – est de persuader les utilisateurs de cliquer sur les publicités pertinentes et d’acheter les divers produits et services relatifs. Il s’agit là d’un discours consumériste qui constitue une partie centrale de l’économie informationnelle de Google. Nous pouvons déceler en AdWords des éléments panoptiques – le surveillant invisible et omniprésent (le scannage des courriers à la recherche de mots-clés par l’algorithme), le discours du contrôle (les messages commerciaux attachés à des informations personnelles), le sujet auto-constitué (l’utilisateur de Gmail, soumis à la commercialisation de ses messages personnels). Mais plutôt que d’incarner le représentant d’un Panopticon physique comme site disciplinaire institutionnalisé, Gmail présente un site virtualisé de contrôle et de production économique, et plutôt que d’afficher les caractéristiques punitives et régulatrices d’une prison ou d’une école, Gmail présente un système qui peut s’avérer constituer une part agréable et utile de nos habitudes de communication quotidiennes.

Des vues de satellite pas si inquiétantes que ça

Les capacités de surveillance des services de Google vont bien au-delà de la dataveillance par mots-clés mise en œuvre via le moteur de recherche et Gmail. De façon à compléter sa mission d’organisation et d’approvisionnement universel de l’information, Google a (tout comme ses concurrents principaux, Yahoo et MSN de Microsoft) étendu les fonctions de sa recherche pour inclure des collections numériques exhaustives d’information et d’imagerie géospatiales. En mars 2005, Google a lancé une application logicielle gratuite nommée Google Earth. Alors que Google fournissait déjà un service exhaustif de consultation en ligne de cartes géographiques (Google Maps), Google Earth a dépassé les capacités de Google Maps en incluant des photographies aériennes de la surface de la Terre. Avec Google Earth, les utilisateurs peuvent zoomer sur une surface du globe, la faire pivoter et y mener des recherches tout en ayant la possibilité d’annoter, de marquer tout endroit possible par des signets ou tout autre type d’information.

L’idée même de Google Earth et de sa vision satellitaire a de quoi inquiéter le citoyen lambda. De fait, les internautes peuvent discerner la forme d’une maison vue de dessus, mais, essentiellement à cause de la résolution relativement basse des photographies aériennes et de la lenteur des téléchargements, ils ne peuvent regarder à travers les fenêtres, identifier des individus, ou observer en temps réel des riverains se rendre au supermarché.

À l’usage, notamment grâce à sa logique applicative, Google Earth s’est avéré peu dangereux pour la vie privée des individus, mais il a en revanche été utilisé par des groupes activistes, en particulier écologistes. En voici deux exemples parmi d’autres : en 2007, grâce à Google Earth, le Sierra Club a créé une carte interactive de la réserve sauvage de l’Alaska pour protester auprès du gouvernement américain contre des projets de forage pétrolier dans cette région fragile ; la même année, la tribu des Indiens Surui d’Amazonie s’est servi d’images par satellite de Google pour démontrer et dénoncer la présence illégale sur leur réserve de bûcherons et de mineurs.

Et si Google Street View filmait votre pas-de-porte ?

Ce que ne fait pas Google Earth, c’est-à-dire porter le regard scrutateur de Google à hauteur d’homme, Google Street View, lui, le réalise… L’entreprise emploie des flottes de photographes embarqués dans des voitures équipées de caméras, à objectif de 360°, vissées sur les toits pour filmer les rues des villes et documenter ainsi des paysages à ce niveau même. Ces photographies panoramiques sont ensuite assemblées numériquement pour pouvoir fournir une expérience de recherche visuelle relativement fluide, similaire à « une balade sur la route où l’on jetterait un œil sur les environs çà et là ». Les villes qui ont été documentées de cette façon peuvent être explorées par quiconque accède au site de Google Maps.

Au contraire de Google Earth, Google Street View propose des images détaillées et identifiables de piétons, de véhicules, de bâtiments, etc. Même si prendre des clichés de propriétés publiques ne constitue pas une illégalité, pour une entreprise avec les capacités « dataveillantes » de Google, ces vues exhaustives à 360° de paysages urbains dérangent par leur caractère intrusif. Le regard, ici, se fait voyeuriste, à l’instar d’articles tels que le « Top 15 des images de Google Street View »[4] ou de sites comme gstreetviewsightings.com, qui en reprend des clichés. Par exemple, un homme qui entre dans une librairie pour adultes, un autre qui escalade une façade par la gouttière (est-ce un cambrioleur ? a-t-il simplement oublié ses clés ?), deux femmes qui prennent le soleil dans un parc, etc.

Google ayant pour projet de monétiser Street View comme tous ses services de géolocalisation, de Google Maps au tout nouveau Google Latitude, et étant donnée la propension de Google à exploiter la publicité, la suite ne fait guère de doute : Google Street View risque de transformer à leur insu des piétons pris en photos en marchandises informationnelles. Un utilisateur de Street View pourrait par exemple cliquer sur les vêtements d’un piéton et trouver leur marque, leur prix moyen, ainsi que le site ou le magasin où se les procurer à coût moindre. Le piéton devient une « machine de production » inconsciente au service du capitalisme informationnel.

Google Earth comme Google Street View sont sans conteste des dispositifs de surveillance. Toutefois, une distinction importante doit être établie entre le regard panoptique « dur » des caméras de surveillance et ces produits de Google, car les caméras forment un dispositif fermé et institutionnel, alors que les services de Google sont accessibles à quiconque détient un ordinateur et une connexion à InterNet. L’œil de la surveillance est-il devenu plus « démocratique » avec Google Earth et Street View ? Oui, parce que la population a désormais accès à l’imagerie et à l’information géospatiale. D’où l’émergence d’une multiplicité de représentations individuelles et collectives et la possibilité de « rendre le pouvoir visible » par l’imagerie satellite et la personnalisation de différents niveaux informationnels, comme nous l’avons vu dans la sphère de l’activisme environnemental. Non, on ne peut parler de « démocratie », parce que les logiciels de Google Earth et Street View ne sont pas « libres », et surtout parce que, dans le capitalisme contemporain, il est aisé pour une entreprise d’absorber le dissensus, voire d’utiliser la contestation en tant qu’outils marketing. Les points de vue alternatifs ne sont désormais plus exclus du discours de consommation. On peut l’observer par la variété des groupes activistes qui utilisent les produits de Google, mais, plus simplement encore, par les résultats de recherche à des expressions comme « Google sucks » ou « I hate Google », qui font « naturellement » apparaître des millions de résultats. L’idée d’une entreprise « socialement, éthiquement et écologiquement responsable », n’est désormais plus une contradiction dans les termes. Ces termes sont en effet devenus des actifs financiers. Comme le dit Michael Hardt, les subjectivités multiples et l’hétérogénéité ne constituent plus en tant que telles des résistances à l’Empire. Elles aident au contraire à fonder les lieux d’un marché qui régente des « identités hybrides au sein de hiérarchies flexibles »[5].

Google gagne à respecter la vie privée des internautes

Comme d’autres entreprises du Net, Google ne nourrit aucun désir de violer la vie privée de ses utilisateurs. Google n’a aucun intérêt particulier à vendre des informations personnelles à des entreprises ou à les céder à des agences gouvernementales, parce qu’elle peut générer davantage de fonds et maintenir une image de marque forte en maintenant privées et sécurisées les informations des utilisateurs. Sécuriser et maintenir un tel respect de la vie privée est désormais moins une responsabilité qu’un actif financier pour les entreprises en ligne – spécifiquement pour Google, entreprise si jalouse de son image bienveillante[6].

Ainsi que le remarque David Lyons dans The Electronic Eye, et peut-être à cause d’une trop grande focalisation sur la « privauté », la question du contrôle et de sa distribution ne reçoit que peu de considération dans les études sur la surveillance en ligne[7]. Et si les chartes et législations sur le respect de la vie privée servaient à masquer la fonction idéologique plus souterraine de la surveillance informationnelle, à savoir la mise en conformation des consommateurs à des cibles spécifiques et autres segmentations préalablement définies par les marques ? À quoi bon être assuré du respect de sa vie privée s’il ne s’agit d’être « libres » que pour consommer selon des vœux qui ne sont peut-être pas vraiment les nôtres ?

De la répression à la séduction, de la discipline au plaisir

Cette notion de « liberté » du consommateur assurée par la « privauté » marque un changement important dans la production du management et du contrôle : de la répression à la séduction, de la discipline au plaisir. Alors que l’auto-affirmation et les méthodes d’intégration sociale étaient naguère manifestées dans des modes de production et des sites de contrôles tels que : l’espace de travail ou l’église ; ils sont désormais liés à la liberté de choix du marché global.

Dans Freedom, Zygmunt Bauman interroge l’histoire du concept de « liberté », à mesure qu’il a migré de la sphère du travail à la sphère du consumérisme[8]. Pour Bauman, la liberté est une notion sociale, liée à nos relations, et donc en partie produite par les pouvoirs de chaque période historique. En notre temps de capitalisme avancé, la liberté se définit socialement par la capacité de l’individu à choisir sans entraves… des biens et des services. Comme le remarque Bauman, « la production de consensus et la sollicitation de la conduite sociale appropriée sont prises en charge par le marché de la consommation […] L’orientation d’individus poursuivant la satisfaction de leurs besoins toujours renouvelés est devenu le seul recours de l’intégration sociale ». La position de Bauman est très similaire à celle qu’adoptent Hardt et Negri dans Empire : le contrôle s’exerce par les réseaux de communication du capitalisme global, et par « ces comportements d’intégration et d’exclusion sociales, propres aux régulations dominantes qui sont intériorisés par les sujets mêmes »[9]. L’attraction d’un mode de vie consommateur agréable et tapageur constitue la façon dont le capitalisme se perpétue, et la surveillance « douce » d’un Google travaille au service de cette perpétuation. Loin d’opprimer le désir et la liberté individuels, la reproduction du système capitaliste se réalise par l’accomplissement de ces mêmes subjectivités. Une pluralité de points de vue, de modes de vie, de croyances et de comportements peut s’accomplir dans ce cadre précis – l’hétérogénéité n’est plus une menace, mais une opportunité de développement pour de nouveaux marchés et de création pour de nouveaux besoins.

Nous pouvons déceler cette approche de la « liberté consommatrice » dans la rhétorique de Google, dans sa volonté de satisfaire les « désirs » et les « besoins », de fournir une publicité pertinente sensée être « bonne et utile au consommateur », de bâtir une plate-forme qui médiatise l’offre et la demande d’information au niveau mondial, de « démocratiser » l’accès à tout type d’information. Il est dans l’intérêt de Google de favoriser la croissance de diversité et d’hybridité au sein de leur base d’utilisateurs et dans l’usage de leurs produits, car plus la base d’utilisateurs est étendue, plus l’est également le réseau économique. En choisissant d’utiliser les produits de Google, tout utiles, pertinents ou démocratiques qu’ils soient, les internautes demeurent assujettis au capitalisme informationnel. Mais ils le sont de leur plein gré, car cette soumission est utile et fort agréable…

Résister à la nouvelle douceur panoptique

Le caractère envahissant de la surveillance « douce » de type Google est précisément ce qui rend nécessaire une attention critique. Des technologies « dures » comme l’appareillage vidéo public ou les cartes nationales d’identité sont des cibles courantes des commentaires populaires sur la surveillance, tandis que des formes plus « agréables » et répandues de surveillance sur le Web sont plus difficiles à identifier et à étudier. La surveillance consiste toujours en une méthode d’exercice du pouvoir de quelque forme, une technique de contrôle, et c’est précisément là que nous devons tenir une position informée, lucide et critique sur les façons dont la surveillance se manifeste en ligne.

Un point de départ pratique consisterait en une meilleure éducation des internautes et des étudiants à l’égard des problèmes de la surveillance en ligne. Notamment en ce qui concerne la façon de gérer et supprimer des cookies, la lecture critique des chartes de respect de la vie privée, la disponibilité de logiciels libres de haute qualité, la réserve à adopter quant à la communication d’informations à certains sites, jusqu’aux moyens indépendants de publication et de création de sites, etc. Je crois qu’il est possible d’adopter une position non totalisante et non binaire à l’égard de la surveillance, du pouvoir, du capital et du contrôle sur le Web. Tout comme il existe des espaces de résistance et des zones d’autonomie médiatisés par des formes plus anciennes de communication (par exemple les radios pirates, les magazines indépendants, les livres, les films et la musique), il demeurera également au sein des réseaux de communication décentralisés du capitalisme informationnel des personnes et des groupes revendiquant et reterritorialisant les discours du pouvoir. D’ailleurs, ces types d’activité n’excluent pas nécessairement l’usage de technologies commerciales comme Google Earth ou d’autres plates-formes de réseautage social. Une attention créative et néanmoins critique sur ces problématiques peut nous aider à la confrontation à des formes de pouvoir de « surveillance » et à l’articulation d’actes et de discours alternatifs à chaque fois que cela s’avère possible.

Traduit de l’anglais par Kosumi Abgrall

Notes

[1] « Dataveillance » est le terme utilisé par l’ingénieur informaticien australien Roger Clarke pour décrire la rapide progression quantitative de la surveillance dans les sociétés informatisées, favorisées par la convergence technologique du domaine de la computation et la (re)configurabilité inhérente des systèmes de communication numériques. Retour

[2] Payam Shodjai, « Your slice of the Web », The official Google Blog, avril 2007. Retour

[3] En 2004, la plupart des services de courrier en ligne n’offraient que 10 ou 20 mégabits d’espace de stockage, contre 1 gigabit pour Gmail… 1 gigabit est égal à 1000 mégabits ; la capacité de stockage de Gmail s’étend pour atteindre aujourd’hui 3 gigabits. Retour

[4] Stan Schroeder, « Top 15 Google Street View Sightings », Mashable, mai 2007. Adresse : http://mashable.com /2007 /05 /31 /top-15-Google-street-view-sightings / Retour

[5] Michael Hardt, Thomas L. Dumm, Sovereignty, Multitudes, Absolute Democracy: A Discussion between Michael Hardt and Thomas Dumm about Hardt and Negri’s Empire, Cambridge, Harvard University Press, 2000. Retour

[6] « Nous prenons très au sérieux la question de la privauté des utilisateurs […]. Nous avons des règles internes très strictes, même avec les employés de Google qui ont accès à des données confidentielles. Google serait considérablement affaiblie si nous nous comportions de façon malfaisante avec les données personnelles. Je pense que nous n’agirons jamais de la sorte. » Declan McCullagh, « Is Google the future of e-mail ? », Cnet News, avril 2004. Retour

[7] David Lyons, The Electronic Eye : the Rise of Surveillance Society, Cambridge, Blackwell, 1994. Retour

[8] Zygmunt Bauman, Freedom, Milton Keynes, Open University, 1988. Retour

[9] Michael Hardt, Antonio Negri, Empire, Paris, Exils, 2000.Retour