Icônes 31

Découvertes excitantes

et

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Emplois et contre-emplois du féminisme dans les expositions.

L’évolution des cursus d’études en histoire de l’art, le nombre croissant des masters internationaux en arts et métiers de l’exposition, la naissance des curatorial studies, des unités de recherche en « matières curatoriales » dans les universités et les écoles d’art indiquent ce fait accompli, avéré depuis bien longtemps déjà : l’histoire de l’art contemporain est l’histoire de ses expositions. Mieux, l’histoire des expositions d’aujourd’hui fabrique une ou plutôt des histoires, retissant sans cesse la toile de ses références. Un bon symptôme, aujourd’hui, nous est offert sur un plateau : la place, variable, des artistes femmes dans ces expositions.

En 2005, Dionysiac, au Centre Pompidou, se présentait comme une « forme originale de l’exposition de groupe », « un point de vue sur la création contemporaine », un « rapport spécifique de l’art à la vie, un “oui”, contre la résignation, qui passe autant par la colère et le plaisir de la destruction que par l’exaltation de la vie et du flux, de la joie, jusqu’à l’excès. Avec en sus, un goût du rire, de l’ironie et d’une certaine subversion »[1]. Quatorze artistes ou groupes avaient été sélectionnés. Aucune femme. Cette absence avait été rendue criante notamment par des actions de groupe menées lors du vernissage et du colloque célébrant l’exposition. L’exposition avait été organisée par une commissaire qui, dans la préface du catalogue, se défendait préventivement de son sexisme. Elle y arguait en effet de ne « point trouver d’excès de flux » chez les artistes femmes. Quant à son refus des quotas, il s’appliquait, selon ses dires, de la même façon aux « artistes mexicains ou lituaniens »[2], lesquels n’avaient pas eu, non plus, porte ouverte à Beaubourg.

En 2007, plusieurs méga-expositions ont renversé la problématique : Wack ! Art and the Feminist Revolution, au Museum of Contemporary Art de Los Angeles s’est présentée comme la première rétrospective muséale d’art féministe, concentrée principalement sur des œuvres historiques des années 1970. Global Feminisms : New Directions in Contemporary Art, au musée de Brooklyn, a ouvert les fraîches cimaises de son tout nouveau centre d’art féministe (offert au musée par une « généreuse donatrice ») à des artistes femmes du moment, choisies dans tous les continents du globe. En 2006, Il potere delle donne (le pouvoir des femmes), à la Galleria civica d’arte contemporanea de Trente (Italie), donnait la parole à trois commissaires qui avaient choisi vingt-huit artistes sur ce thème, dont six hommes[3]. Cet été 2007, Kiss Kiss Bang Bang, sous-titrée quarante ans d’art et de féminisme, à Bilbao, proposait une approche thématique en soixante-neuf travaux (depuis Monica Sjöö, Giving Birth, 1968, jusqu’à une collaboration de Chicks on Speed et de Maria Lassnig, de 2007) remettant à l’avenir une « historiographie de l’art féministe en Espagne ». Gender Battle, au centre d’art et de culture de Saint-Jacques-de-Compostelle, a présenté une approche historique de problématiques artistiques issues du féminisme qui s’intéressait à l’Europe, au-delà des États-Unis, et notamment à l’Autriche, au Royaume-Uni, à la France et à l’Espagne pendant la dictature franquiste.

La plupart des grandes expositions internationales du Grand Tour de l’été 2007 n’avaient pas pour focale le féminisme. Cependant, la place accordée aux artistes femmes a souvent, sinon compté, du moins été remarquée ou comptabilisée à la Biennale de Venise, au Skulptur Projekte de Münster et, surtout, à la Documenta 12 de Kassel.

Ainsi, dans son compte rendu, globalement assassin, de la Documenta 12 pour le magazine Frieze, l’écrivain berlinois Jörg Heiser[4 notait pour commencer « les découvertes excitantes » qu’il y avait faites : les nouveaux travaux de Lili Dujourie, les abstractions kaléidoscopiques de Bela Kolárová, les séries de photos réalisées en collaboration de Jo Spence, remarquant qu’« à un titre au moins, la Documenta 12 a éclipsé la totalité des éditions précédentes, en accueillant, et de loin, la plus forte proportion d’artistes femmes (au moins 50 %), et en adoptant un net parti-pris à l’égard des travaux féministes. Cela aurait constitué en soi une grande réussite, si seulement il n’y avait pas eu tant de défauts pour la ternir. » C’est un peu le thème récurrent des conversations tenues ici ou là : une dépréciation de l’exposition et notamment de son commissariat, contrebalancée par la valorisation des travaux et de la place qu’y tiennent les artistes femmes, vue comme un contrepoids. En arriverait-on donc aujourd’hui à une proposition où le chiffre, où la présence en force des artistes de genre féminin pourrait « sauver » une manifestation artistique ?

Qu’est-ce que cela veut dire ? Quelles histoires, quelles temporalités se fabriquent à travers la « découverte excitante » des travaux d’artistes femmes[5] dans les expositions d’art contemporain ? Et pour aller plus loin, la politique des sexes est-elle devenue une variante « essentielle » à l’histoire des expositions, et donc à l’histoire de l’art ?

À la Documenta 12, un souci de parité a primé dans le choix des artistes, et c’est sans doute une première pour une exposition de cette envergure. Mais la D12 a aussi montré clairement qu’exposer des femmes artistes ne signifie pas forcément assumer un point de vue critique sur la création actuelle et ses enjeux politiques — en utilisant notamment les outils proposés par le féminisme. Dans cette exposition, ainsi, les questions de parité entre hommes et femmes, de (ré)découverte d’artistes occulté(e)s par l’histoire de l’art, du féminisme et du rôle des femmes artistes se croisent de manière souvent étonnante. Parmi les artistes exposées, plusieurs ont produit des travaux que l’on pourrait qualifier de féministes. Pourtant, dans l’économie de l’exposition, cette question apparaissait secondaire, puisque le contenu féministe de certaines œuvres était neutralisé, prisonnier d’un discours atemporel, esthétisant et formaliste. Dans la logique de l’exposition, tout apparaissait dépolitisé et reconverti en une sorte de préciosité déréalisante.

L’entreprise qui consiste à redécouvrir ce qui a été occulté par des siècles d’histoire patriarcale est évidemment au cœur des préoccupations féministes. Mais dépolitiser cette entreprise signifie prendre le risque d’inventer une nouvelle catégorie, celle de la « femme artiste », et de la naturaliser.

À la Documenta, la « femme artiste » émergeait comme une héroïne moderniste refoulée par l’histoire. On avait l’impression que ces femmes étaient à découvrir comme des trésors restés longtemps cachés (ceci était vrai d’un grand nombre d’artistes quasi inconnus présents dans l’exposition). Mais la manière dont la question de la femme artiste et celle du féminisme étaient traitées émergeait de la façon la plus claire dans le volet théorique de la Documenta : le projet Documenta Magazine, avec les publications consacrées successivement à la Modernité, à la Vie nue et à l’Éducation. C’était en effet dans le volet sur la Modernité que la place des femmes était prépondérante. En le lisant, on aurait pu penser que la femme, dans l’art du XXe siècle, était en correspondance avec la modernité, et plus précisément avec une modernité essentiellement formelle et avant-gardiste. Certes, des artistes comme Ruth Vollmer, Mira Schendel, Maria Bartuszovà, Lee Lozano, etc., font partie d’une génération dont le travail est directement lié à l’héritage formaliste des avant-gardes du début du siècle, ce qui permet de les inscrire dans cette lignée canonique et centrale — et implicitement masculine. Pourtant leur statut de « femmes artistes » complexifie leur position dans l’histoire de l’art en les situant d’emblée dans ses marges. Leur inscription dans cette histoire peut-elle suffire à une révision féministe de l’histoire de l’art ?

L’inclusion d’un si grand nombre de femmes dans le « thème » de la Modernité et dans l’exposition de Kassel constitue elle-même une question féministe, parce que cette inclusion pose implicitement le problème de la « femme artiste » comme une catégorie dépolitisée, dont la discrimination n’est ni historicisée ni problématisée ; mais aussi parce que cela démontre — encore une fois — que le travail réalisé par des artistes femmes a été considérablement marginalisé, omis, ou bien qu’il a simplement disparu.

Si à Kassel la Modernité était clairement féminisée, on ne pouvait pas en dire autant de la Vie nue. Quand il s’agissait d’aborder des questions comme le désir, la sexualité ou les rapports de domination, l’apport du féminisme était étonnamment minoritaire, même si l’une des contributions fondamentales des artistes féministes — notamment dans les années 1970 — avait été précisément la reconfiguration de ces questions. Dans le volume du Documenta Magazine consacré à la Vie nue, il n’y avait aucune trace de théorie féministe, aucune trace non plus des artistes fondamentales (Martha Rosler, Eleanor Antin, Mary Kelly et autres), présentes dans l’exposition, qui avaient proposé une relecture souvent radicale des rapports entre désir, domination et sexualité[6].

Que pouvons-nous donc faire de cette division dans laquelle on oppose la femme artiste en tant qu’héroïne moderniste, qui hérite des stratégies avant-gardistes, à un autre type de femme artiste, dont le travail est formé et influencé par les questions soulevées à l’intérieur du féminisme, et qui aborde notamment des questions réprimées par le modernisme ?

La question de la parité est donc centrale mais à double tranchant, d’abord parce qu’elle produit la femme artiste comme une catégorie à part, ensuite parce que le féminisme apparaît inévitablement comme une affaire de femmes et non comme une stratégie globale pour penser les rapports hiérarchiques qui traversent le champ esthétique. Avec un peu d’ironie, on pourrait dénoncer la rhétorique du « femminisme » dans ce type d’approche où le féminin apparaît à la fois comme une essence et comme un terme vide de sens, s’il est prisonnier de cette logique de la parité qui produit à son tour le ghetto d’un art « au féminin » : définition qui mise évidemment sur l’idée d’une émancipation accomplie de la femme et qui affaiblit en conséquence la nouveauté symbolique, politique et sociale introduite par le féminisme.

14 Ce danger a longtemps été vu comme une fatalité, dans le contexte d’une histoire esthétique universaliste privée de sujets sexués — ou plutôt de sujet genré, au singulier. Car, comme l’écrivait Monique Wittig : « Genre est employé au singulier car en effet il n’y a pas deux genres, il n’y en a qu’un : le féminin, le “masculin” n’étant pas un genre. Car le masculin n’est pas le masculin mais le général. Ce qui fait qu’il y a le général et le féminin[7]… » Cette remarque lumineuse s’adapte notamment à l’histoire de l’art, dont l’universalisme a longtemps recouvert le caractère masculin des généalogies d’artistes qui s’y articulaient. « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? » En 1970, lorsque Linda Nochlin écrivait ce premier article novateur, il s’agissait de développer une histoire de l’art féministe qui consistait, comme elle l’a expliqué par la suite, à « partir en quête d’un matériel nouveau, mettre en place une assise théorique, développer peu à peu une méthodologie »[8], sans toutefois perdre de vue le caractère transgressif d’une telle pratique à l’égard des pouvoirs établis, du patriarcat, voire du patrimoine. Cette dernière exigence, aussi démolisseuse que constructive, s’est alors exercée envers les notions mêmes d’artiste et de femme. La critique berlinoise Sabeth Buchmann, dans un article qu’elle a consacré rétrospectivement à la « femme artiste comme stratégie communautaire », précise avec raison que, dans les années 1990, chez les artistes femmes, « d’un côté, la confiance en soi et la conscience de soi sont plus fortes, mais, d’un autre côté, la catégorie “femme” en tant qu’identité collective est en train de perdre de sa crédibilité (…). Il apparaît comme un soulagement d’être capable de se penser comme membre volontaire d’une communauté stratégique appelée “femme artiste”, plutôt que d’une communauté identitaire appelée “femme” »[9]. En d’autres termes, l’action collective appelle le regroupement pragmatique d’une communauté dont les sujets peuvent être remis en cause : c’est ainsi que fonctionnent les mouvements minoritaires, qui se construisent sur des revendications en même temps qu’ils déconstruisent, philosophiquement, l’identité qui les fonde.

Faire l’histoire des artistes femmes devient alors une entreprise stratégiquement féministe, quand celle-ci ne se cantonne pas à une simple répétition : il ne s’agit pas de construire un canon parallèle de « grandes artistes femmes », mais d’utiliser cette catégorie de manière pragmatique, pour enfin « différencier le canon »[10] en tant que tel, selon l’expression de Griselda Pollock. On a souvent accusé les historiennes de l’art féministes de réhabiliter de mauvaises artistes pour la seule raison que ce sont des femmes. Le cas de Rosa Bonheur est de ce point de vue exemplaire : si son style pictural paraît conservateur et bien loin des tendances avant-gardistes d’un Courbet ou d’un Manet, son identité lesbienne, travestie et indépendante montre pourtant une modernité cachée, invisible dans ses peintures. L’exemple de Rosa Bonheur permet ainsi d’interroger les conditions qui permettent l’accès à une pratique artistique innovante au XIXe siècle. Sa carrière exemplaire — puisqu’elle a été oubliée par l’histoire après avoir connu un grand succès de son vivant — montre à quel point, non seulement la production artistique, mais aussi sa place dans l’histoire, est inscrite dans des rapports de domination, dans des rapports sexués et dans des systèmes d’exclusion et d’inclusion.

Si donc l’histoire de l’art ne conserve que ce qui apparaît comme le plus immédiatement innovant, que faire de tout ce qui a été refoulé par la narration canonique des grands maîtres ? Évidemment, une approche féministe de l’histoire de l’art ne peut pas se contenter de la temporalité linéaire imposée par le récit classique, ni d’une approche formaliste. Ce n’est sans doute pas un hasard, d’ailleurs, si les artistes femmes influencées par le féminisme dans les années 1960 et 1970 ont souvent utilisé un langage visuel caractérisé par une critique explicite du formalisme, à la fois en tant que discours et en tant que pratique. En se détachant de manière radicale de la tradition du tableau de chevalet, comme la plus grande partie de l’art de cette décennie, les artistes féministes ont remis en question l’héritage moderniste et avant-gardiste en tant que tradition masculine.

Si l’on repart vers Kassel et sa Documenta, les travaux exposés de Bela Kolárová ou d’Alina Szapocznikow en ont fourni de nouveaux modèles, bien qu’ils aient été réalisés dans les années 1960-70. Ainsi, de la première, les photographies de cheveux arrangés en compositions abstraites (Lesbos z cyclu Viasy / Lesbos, du Cycle des cheveux, 1964) ou encore, l’utilisation de matières quotidiennes — boutons, pressions, crochets, pierreries fantaisie — disposées de façon à former des arrangements géométriques à effet optique sur des plaques de plexiglas (Bez názvu z cyklu Nádobi, Sans titre, du Cycle de la vaisselle, 1966). Cette façon d’interroger de biais la neutralité des formes de l’art concret ou de l’op art dans la modernité tardive s’approche — et oblige à revenir — aux fondamentaux du début du XXe siècle. Les tableaux cubistes sont-ils si neutres qu’ils paraissent ? Lorsque Alexandra Exter décline, parmi ses motifs de prédilection, le compotier et la carafe, ou le monde quotidien de la cuisine et de la salle à manger, elle oblige à regarder le triolisme habituel « pipe, journal et bouteille de Bass » comme une fonction masculine de l’univers cubiste, connotant la vie de café auxquelles les femmes ne se réfèrent pas. Mais Le Lavabo, tableau célèbre de Juan Gris, ne s’y raccroche pas non plus, ce qui donne quelques arguments de plus à ceux ou celles qui voudraient faire sentir la différence : ce n’est pas parce qu’une œuvre est faite par un homme qu’elle n’emprunte pas au féminin.

Les Photosculptures d’Alina Szapocznikow (1971), œuvres photographiques célébrant la dimension sculpturale de chewing-gums mâchouillés et disposés sur un support de pierre, produisent également un questionnement et une relecture de l’art informel, art du crachat si l’on en croit les références à Georges Bataille que les historien/ne/s d’art lui ont accolées. « Mâchez et regardez », en lieu et place du « marcher et regarder » du land art, est une injonction que l’artiste lance ironiquement, c’est à dire sérieusement. Car ce qu’elle rend visible, à travers la forme photographique que prennent ces travaux, c’est la notion d’échelle des œuvres in situ, dont la grandeur imaginaire est ici rapportée à un événement sculptural minime en taille, produit par le fonctionnement des mandibules et non des tracteurs, et qui réussit pourtant à être tout aussi monumental.

On pourrait dire que Kolárová et Szapocznikow opèrent une reconfiguration féministe de certains paradigmes artistiques de la modernité, puisqu’elles introduisent des modèles alternatifs et, en même temps, critiques. Si ces stratégies peuvent se définir comme féministes, la notion même d’un art féministe, souvent utilisée à propos des expositions évoquées plus haut, reste difficile à saisir. Il n’y a ni essence, ni style, ni stratégie immédiatement reconnaissables comme féministes : les artistes qui se sont revendiquées du féminisme ont adopté des langages et des tactiques radicalement différents, souvent même contradictoires. Il faudrait donc parler peut-être d’un contenu féministe qui traverse les œuvres et les productions des femmes, ou, encore une fois, utiliser ce terme de manière stratégique, en gardant son instabilité formelle et même ses contradictions. Dans les années 1980, par exemple, un féminisme « iconoclaste » refusait toute représentation du corps de la femme, qu’il jugeait trop impliqué dans des structures patriarcales ; c’était la position notamment de Mary Kelly. Dans le même temps, d’autres artistes préféraient travailler à partir des stéréotypes, utilisant les représentations culturelles de la féminité et de la masculinité pour les détourner, les interroger et les subvertir.

À l’intérieur même du féminisme ces différentes positions ont posé problème. Le cas d’Hannah Wilke est exemplaire puisqu’il montre à quel point définir un art féministe est une question épineuse. Se considérant elle-même comme féministe, Wilke a été très critiquée pour sa manière de se mettre en scène dans des poses provocantes qui exploitaient son apparence physique. En l’accusant d’une certaine confusion entre ses rôles de femme attirante et d’artiste, Lucy Lippard admet son inconfort face à ce type de performances : « Je n’ai pas une grande sympathie, je dois l’avouer, pour les femmes qui se photographient les seins nus, en bottes, bas noirs et porte-jarretelles (…). Une femme a le droit de se servir comme elle l’entend de son visage et de son corps, cela va de soi, mais il y a un abîme assez subtil entre la manière dont les hommes se servent des femmes pour titiller, et celle dont les femmes se servent elles-mêmes de femmes pour dénoncer cet affront. »[11] Pourtant, le narcissisme radical de Wilke — selon la définition d’Amelia Jones[12] — renvoie à l’aliénation du sujet féminin qui se perçoit comme déjà « autre », figé dans une pose et prisonnier du stéréotype. Le caractère contradictoire de son travail représente un défi et nous oblige à nous interroger sur la notion d’art féministe.

Pour revenir au contexte actuel, on pourrait encore une fois se demander si la notion d’art féministe est utilisable à une échelle globale, comme un concept unitaire capable de rassembler la multiplicité des approches et des problématiques qui caractérisent aujourd’hui l’art des femmes. On a beaucoup parlé, à ce propos, de l’échec de l’exposition Global Feminism, qui se voulait une célébration de l’art actuellement produit par les femmes, sans véritablement problématiser l’apport, ou l’héritage, du féminisme. Dans le compte rendu que Carol Armstrong a consacré dans Artforum aux deux expositions, Wack ! et Global Feminism, la question de l’héritage émergeait en effet de manière cruciale : la comparaison des deux exposition laissait à penser que le féminisme était un phénomène du passé, qu’on avait du mal à retrouver dans le contexte actuel[13]. Nous sommes donc confrontés à un problème d’historicisation qui est aussi une question géopolitique : les échanges entre art et féminisme ont été particulièrement productifs dans le contexte euro-américain des années 1970. Dans le contexte globalisé actuel, avec la fragmentation qui en dérive, la possibilité même d’avoir une vue d’ensemble paraît vouée à l’échec et l’identité féminine des artistes ne suffit plus à construire une narration unitaire. À vrai dire, la notion même de féminisme n’apparaît plus suffisante pour rassembler des pratiques artistiques qui ont de moins en moins de points communs. Le féminisme pourrait peut-être servir, au contraire, d’outil à la fois théorique, politique et stratégique pour sortir de toute fiction d’une unité identitaire et d’une linéarité temporelle, pour faire place à la fragmentation, à la multiplicité et aux temporalités discordantes.

Notes

[ 1] Documents de presse sur le site du Centre Pompidou.Retour

[ 2] Cf. http://artpies.samizdat.net/ Voir aussi le compte rendu de Dionysiac par Maura Reilly, dans sa préface au catalogue Global Feminisms, Brooklyn Museum, 2007.Retour

[ 3] Les artistes présentés étaient : Betty Bee, Vanessa Beecroft, Dara Birnbaum, Véronique Boudier, John Currin, Elisabetta Di Maggio, Valie Export, Regina José Galindo, Daniele Galliano, Eva Hesse, Joan Jonas, Richard Kern, Astrid S. Klein, Marisa Merz, Annette Messager, Russ Meyer, Ottonella Mocellin, Margherita Morgantin, Liliana Moro, Shirin Neshat, Helmut Newton, Nicola Pellegrini, Terry Richardson, Sophy Rickett, Martha Rosler, Kiki Smith, Rosemarie Trockel, John Waters.Retour

[ 4] Jörg Heiser, « Mixed Messages : Documenta », in Frieze Magazine, n°109, septembre 2007, www.frieze.com/issue/article/mixed_messages/Retour

[ 5] Nous grossissons volontairement le propos. Les critiques, parmi leurs « découvertes excitantes », ont aussi admis quelques artistes hommes.Retour

[ 6] Le volume sur la Vie nue présente les travaux de Lili Doujourie, Joe Spence et Ines Doujak, mais aucune théoricienne féministe parmi les auteurs (Documenta Magazine n°2, 2007, Life !, Taschen, 2007).Retour

[ 7] Monique Wittig, « Le point de vue universel ou particulier » [à propos de Djuna Barnes], in La Pensée straight, (re)trad. Marie Hélène Bourcier, Balland, 2001.Retour

[ 8] Linda Nochlin, Femmes, art et pouvoir et autres essais, trad. Oristelle Bonis, Jacqueline Chambon, 1993, « Introduction ».Retour

[ 9] Sabeth Buchmann, « Information Service : Info-Work », in October, n°71, hiver 1995, Boston, Londres, MIT Press, p. 103.Retour

[ 10] Griselda Pollock, Differencing the Canon. Feminist Desire and the Writing of Art’s Histories, Londres, Routledge, 1999.Retour

[ 11] Lucy Lippard, « The Pains and Pleasures of Rebirth : European and American Women’s Body Art », in From the Center. Feminist Essays on Women’s Art, Dutton, 1976, p. 124-125.Retour

[ 12] Amelia Jones, Body Art. Performing the Subject, Minnesota University Press, 1997.Retour

[ 13] Carol Armstrong, « Global Feminism and Wack ! », in Artforum, mai 2007, p. 360-362.Retour