Majeure 30. Réseaux autochtones : résonances anthropologiques

Micky Garrawurra et Tom Djumburpur, deux hommes paisibles

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Dans le monde aborigène contemporain, les dichotomies s’enchevêtrent en strates et déterminent nos vies[1]. La santé, la pauvreté, la discrimination, les inégalités, l’indifférence, l’espérance de vie, le niveau et les modes de vie, l’expression culturelle nous séparent du monde de l’Australie blanche.Bien sûr existe dans le monde aborigène la division fondamentale des moitiés. Les cycles de chants d’Arnhem Land sont décrits par les anthropologues et les Aborigènes comme des routes terrestres et des routes maritimes, comme eau de mer et eau de rivière. Les deux types de cycles chantent le flux et reflux des marées, les crues des ruisseaux et rivières après les tempêtes de mer et le passage des saisons.

Tels des ombres se mouvant dans la forêt, deux passages, deux trépas qui ont marqué sans bruit la semaine qui s’achève, symbolisent ces divisions. L’artiste Micky Garrawurra, du peuple de l’eau salée Liya-gawumirr, est mort la semaine dernière après une longue maladie à Milingimbi, dans les îles Crocodile du centre de la Terre d’Arnhem, à l’âge de soixante-six ans. À Raminigining, sur la terre ferme juste en face, l’un des vétérans de la peinture sur écorce, Tom Djumburpur, qui est aussi l’un des hommes du groupe d’eau douce du marais d’Arafura à l’origine du film 10 Canoës[2], est mort « à la citerne » au bel âge de quatre-vingt-six ans. L’anthropologue Donald Thomson, qui a pris la photographie du canoë dans les années 1930[3] , avait en fait, lors de ses trois expéditions en Terre d’Arnhem, passé des commandes pour faire du commerce de peintures sur écorce de la région du bassin hydrographique du marais d’Arafura et de la région côtière plus à l’est. Djumburpur n’apparaît pas dans le film récent de Rolf de Heer 10 Canoës, mentionné dans le dernier numéro d’Art Monthly, en raison des problèmes de santé qui l’ont affecté l’année dernière.

Dans la société aborigène, il y a un groupe d’artistes créateurs qui, en réalité, peint rarement, mais qui transmet l’essence de la vie rituelle à travers sa pratique et son observance des rituels. Les deux artistes ont chacun vécu leur vie en toute modestie, avec leurs familles. Il n’existait pas de lien entre eux, si ce n’est qu’ils réalisaient l’un comme l’autre de magnifiques compositions minimalistes sur écorce, et qu’ils appartenaient à une même coopérative d’artistes : Bula’bula Arts, située en Terre d’Arnhem. Djumburpur a peint pendant une longue période, bien qu’il soit absent de la plupart des collections institutionnelles, alors que Garrawurra s’est véritablement épanoui en tant que peintre quand il a commencé à créer ses compositions à rayures inspirées de peintures corporelles sur des surfaces d’écorce plate, à partir de 1989. Il est apparu ensuite à l’exposition « Australian Perspecta » à l’AGNSW (Australian Gallery of New South Wales), en 1993, et ses œuvres ont été exposées dans de nombreuses expositions commerciales depuis lors. Les deux hommes étaient néanmoins très impliqués dans une vie rituelle caractérisée par la continuité ; et ce, à travers le chant, la danse, leur rôle d’instructeur ; ils y accordaient en un sens plus d’importance qu’à la peinture destinée au monde extérieur. La légèreté du corps de danseur de Garrawurra s’opposait au physique robuste et à la forte carrure de Djumburpur ; Tom n’en était pas pour autant un danseur de moindre importance lors d’occasions importantes. Ce dernier a conservé une force et une santé impressionnantes jusqu’à ces dernières années, continuant à chasser le crocodile dans les années 1990. Bien qu’ils n’aient pas fait partie de l’« Australie blanche », les deux hommes ne manquaient pas d’assurance quand ils interagissaient avec d’autres personnes, quelles qu’elles soient, y compris si elles appartenaient au monde de l’art.

Le groupe de Garrawurra est le groupe de la source (liya=tête) de la rivière, lieu où, lorsque les marées refluent, l’eau de mer se mélange à l’eau douce et la rend boueuse. C’est à ces traces des marées qui vont et qui viennent que les successions alternées de rayures rouges, jaunes et blanches du peintre font référence. L’eau douce est représentée par le blanc, l’eau trouble par le jaune et l’eau boueuse par le rouge teinté de marron. Suivant les contextes, les séquences de couleur peuvent renvoyer au martin-pêcheur, aux rayons du soleil, aux ombres du soleil couchant, aux traces laissées par la marée, aux rayures sur les corps des danseurs (hommes), et aux rayures des sœurs Djang’kawu originelles du début des temps. Garrawurra appartient à une grande famille, et ses frères — Fred Buwanan’du (aujourd’hui décédé), Tony Danyala, et Stephen Bunbatjun (décédé également) — étaient surtout connus en tant que peintres. Quand il était jeune, Garrawurra travaillait comme pêcheur à partir de la mission de Galiwinku (Elcho Island) en terre de clan Yolngu, et possédait des bateaux de pêche comme le « Wethirri » et le « Djirparri ». En fonction des saisons, la pêche se faisait soit autour de l’île de Milingimbi, soit en amont de la Glyde River, à proximité de la Ramingining actuelle. Galiwinku est l’island home (l’île-foyer) du chanteur George Rurrumbu et de sa chanson « My Island Home », enregistrée par Christine Anu[4] et le groupe Wurrumpi Band.

Where black is the color and none is the number.Bob Dylan, 1963[5]

6 Bien que les conditions de vie et de santé des Aborigènes suscitent aujourd’hui un tollé, ce fléau national perdure depuis des décennies, depuis des générations. Des maladies que l’on peut détecter et qui avaient été éradiquées dans la plupart des pays du monde, y compris du tiers-monde, continuent à faire des ravages dans la population aborigène en Australie. Des membres de la famille de Garrawurra ont contracté la lèpre dans les années 1970 et Micky lui-même a passé du temps en quarantaine au centre d’East Arm (fermé en 1982) à Darwin. On y envoyait des personnes de tout le Territoire du Nord pour qu’ils soient mis en quarantaine ou soignés.

Cet endroit doit être sacré.Micky Garrawurra, au moment où il terminait sa peinture murale Djirrididi au MCA, en 2000.

8 Avec toute la publicité dont a bénéficié l’art aborigène qui se trouve dans le nouveau musée du Quai Branly, le manque de commentaire sur les peintures murales optiques de Garrawura qui ont été exposées dans la Gallery One du Sydney’s Museum of Contemporary Art en 200, au Sprengel Museum à Hanovre (en 2001), au Reina Sofia à Madrid (en 2002), et à la galerie de l’Université de Technology de Sydney en 2005, est intéressant. C’est peut-être d’un autre type de dichotomie intérieur-extérieur qu’il est question ici, bien sûr. En 2000, après une série de discussions entre nous, Garrawurra a transformé ses compositions à rayures en peintures murales au titre de Djirrididi-Kingfisher pour l’exposition « Science Yolngu » dans la galerie numéro un du Sydney’s Museum of Contemporary Art, puis pour d’autres expositions internationales.

Le groupe de Tom, les Wudamin, se compose d’une petite famille dont la terre située tout en haut d’Arafura Swamp s’appelle Djilpin. Leur petit nombre résulte probablement des quelques guerres menées autour du bétail au siècle dernier. Tom est né en amont du marais d’Arafura dans les années 1920, et a vécu après la mort de ses parents avec son oncle Dick Ngulmarmar au niveau du marais même ; il s’y trouvait quand Thompson s’y est rendu dans les années 1930. Vivant de manière plus « traditionnelle » que Micky Garrawurra, il n’avait presque aucun contact avec l’« Australie blanche » en dehors du commerce de peaux de crocodiles et de peintures sur écorce qu’il pratiquait avec la mission méthodiste de l’île de Miligimbi. La sensibilité culturelle doit s’acquérir aussi bien par expérience qu’au cours de formations plus scolaires. Alors qu’il se trouvait à la cérémonie Gunapipi à laquelle j’avais assisté l’année précédente, je n’ai rencontré Tom qu’en visitant l’outstation[6] Mulgurrum pour y acheter des œuvres d’art. Incité par mon hôte de la journée à voir le camp réservé aux hommes où une cérémonie de l’Étoile du matin se préparait, j’ai dû faire face à Tom qui, pendant un moment angoissant, s’était opposé à l’intrusion de l’étranger que j’étais à l’aide d’une lance à propulseur à pointe en métal aplati (appelée shovel-nose). Ayant ainsi fait entendre son point de vue, Tom éclata de rire un peu plus tard au camp principal et apporta trois magnifiques peintures sur écorce blanche argentée pour que le conseiller artistique, désormais soulagé, puisse les voir et les admirer.

Nous avançons au rythme de nos pas, ma sœur, en chantant et en modelant le pays de la pointe de nos bâtons à fouir. Qu’est-ce, ma sœur, un coquillage de mangrove ? Nous devons le mettre à l’intérieur de la natte tressée pour le cacher, et le rendre sacré… En effet, c’est sacré pour nous. Nous le recouvrons avec cette natte, afin que personne ne le voie ; c’est comme un jeune frère ou une jeune sœur[7]
Chants de Djang’kawu[8]

Les sujets traités par les deux hommes font référence à deux paires de sœurs — les unes côtières (les Djang’kawu), les autres de l’intérieur des terres (les sœurs Wagilag) —, qui sont des esprits créateurs majeurs et en un sens les mères de toute la moitié Yolngu Dhuwa actuelle. Les sœurs Djang’kawu et leur frère ont créé une série de trous d’eau douce sur les terres vaseuses mouillées par les marées de la terre Garrawarra, à Gariyak, dans le détroit d’Hunchinson, entre Howard Island et la terre ferme. Les deux artistes pratiquaient des styles picturaux minimalistes, au sens occidental du terme ; ils visaient à produire un mouvement de lumière indiquant une présence spirituelle. Un jet, un mouvement de lumière, ou sa réfraction, indiquent une présence et un pouvoir spirituels. Dans le monde naturel, cette caractéristique se trouve surtout chez deux types de créatures : la lumière se reflète sur les écailles des poissons et la peau des reptiles a une résonance réfractrice. Cette ondulation de lumière se produit aussi sur certains types d’insectes et sur les surfaces d’eau salée et d’eau douce. La palette des artistes de la terre d’Arnhem possède quatre couleurs primaires, qu’il convient de distinguer du rouge, du jaune et du bleu de l’art occidental. On pourrait croire qu’il s’agit là d’une restriction affectant l’expression d’un artiste, il n’en est rien. Nous devons nous rappeler que les pierres de fondation de toute vie sur cette terre, l’ADN, sont faites de quatre composants combinés à l’infini. Les Aborigènes ne sont pas les seuls à correspondre aux stéréotypes, ou à les rejeter. Il y a beaucoup de sortes de blancs, mais les blancs sont-ils vraiment neutres ? Dans les communautés reculées, la blague annuelle consistait par le passé à deviner quel(le) blanc(he) essaierait cette année-là de diriger la ville ; le nouveau directeur de l’école, le ou la comptable, ou peut-être l’homme qui avait obtenu le contrat pour collecter les ordures. Dans le temps, les Aborigènes savaient qui étaient les blancs : les anthropologues parlaient comme Attenbourgh (davantage comme Richard que comme David), les missionnaires prêchaient, et les comptables… étaient juste des comptables. De nos jours, tout le monde a son opinion sur tout ce qui est aborigène, et tout le monde, bien sûr, est expert en art.

Ayant appris à peindre avec son deuxième père, Charlie Warrgirr (aujourd’hui décédé) et son oncle, le peintre Dick Ngulmarmar, Djumburpur n’a jamais connu le succès des autres artistes, bien que son nom ait toujours figuré sur les listes des collectionneurs qui avaient du discernement. Dick Ngulmarmar était le père et le professeur du peintre sur écorce très connu Milpurrurru. Djumburpur pratique deux styles distincts. Son style a en grande partie cherché à rendre sur écorce les motifs traditionnellement peints sur le corps, renvoyant à l’histoire des Sœurs Wagilag, en utilisant un blanc pur et un rouge qui a la couleur du sang séché. Il peignait aussi des pythons sacrés et des goannas, également issus de cette histoire, les faisant jaillir dans sa composition en suggérant la manière dont les reptiles avaient jailli du paysage. Les écorces oblongues en forme de bouclier, sur lesquelles il peignait souvent, sont elles aussi sa marque de fabrique.

Les rayures sont l’autorité… les couleurs détiennent le pouvoir de la terre. Du soleil, de l’eau, de la création, pour tout.Micky Garrawurra, 2004[9]

Une part fondamentale de la survivance physique et culturelle des Aborigènes dans notre longue histoire est liée à notre observation silencieuse des mouvements de l’environnement, à notre capacité de voir le mouvement là où nul mouvement n’est discernable. Les œuvres de Micky Garrawurra et de Tom Djumburpur sont comme ces jets de lumière qui indiquent le mouvement de quelque chose de rapide mais de caché. Dans l’histoire de l’art occidental, les mouvements du moindre artiste obscur mais créateur sont documentés, analysés et inscrits dans l’Histoire. Les chercheurs examinent constamment cette Histoire pour réajuster les histoires et mettre ces artistes en lumière. Nous ne pouvons rien faire de moins pour ces deux hommes paisibles qui sont notre propre Histoire, et le fait que quelqu’un ait vécu, touché d’autres personnes et créé de l’art suffit à ce qu’on se souvienne de lui.

Traduit de l’anglais par Estelle Castro

Notes

[ 1] Cet article a paru sous le titre « Two Quiet Men », in Art Monthly Australia, n°191, juillet 2006.Retour

[ 2] Tom Djumburpur est le 7e homme à partir du premier plan sur la photo (de Thomson). Il est en partie caché par un autre canoë qui se trouve juste devant lui. Son oncle et mentor, Dick Ngulmarmar est le canoéiste qui se trouve au centre du premier plan sur la photo.Retour

[ 3] Donald Thomson a pris la photographie en avril 1937.Retour

[ 4] Christine Anu, « Island Home », in Stylin’ Up, Mushroom Records, 1995.Retour

[ 5] « Là où le noir est la couleur, et le néant le nombre. » Bob Dylan, « A Hard Rain’s A Gonna Fall », in The Freewheelin Bob Dylan, 1963, Copyright (c) 1963 ; renewed 1991, Special Rider Music.Retour

[ 6] Les outstations sont des lieux de campement, souvent en dur, occupés de manière temporaire. NdT.Retour

[ 7] Ancêtres fondatrices, les sœurs Djang’kawu ont créé tous les clans humains de la moitié Dhuwa, en les faisant notamment sortir de leur panier. NdT.Retour

[ 8] R. M. Berndt, Djanggawul — An Aboriginal Religious Cult of North Eastern Arnhem Land, Routledge & Kegan Paul, 1952, Song 138 / 139.Retour

[ 9] Texte de Brenda et de Steve Westley, co-commissaires d’Elcho Island Art and Craft, 2001, cité dans « Micky Durrng’s Sacred Place », National Indigenous Times, n°55, 12 mai 2004.Retour