Mineure 61. Écopolitiques du cinéma documentaire

Documenter les contre-fictions

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On s’est longtemps moqué de la naïveté d’André Bazin décrivant « l’ontologie de l’image photographique » en termes d’objectivité : à l’en croire, quelque chose de radicalement nouveau serait intervenu sur la planète Terre du jour où la lumière (photos) se serait inscrite (graphein) d’elle-même sur une plaque sensible par le jeu automatique d’un appareil photo, sans avoir été digérée et recrachée par l’entremise subjective d’une imagination humaine, comme c’était préalablement le cas dans les dessins, tableaux, gravures ou peintures rupestres. On lui a rappelé – ce qui est vrai, mais nullement contradictoire avec ce qu’il affirmait – que les appareils photo ne se déclenchent pas tout seuls, qu’une subjectivité humaine y opère bien des choix de cadrages, de focale, de sensibilité lumineuse, avant d’intervenir sur l’impression-papier, d’entourer l’image d’une légende et de l’insérer dans un mode de diffusion tout sauf « objectif ». Quelques décennies plus tard, on s’est amusé du Roland Barthes vieillissant, endeuillé de sa chère maman, ému par des images photographiques lui susurrant la rengaine du « ça a été ». Et l’on n’a découvert qu’assez tardivement la Théorie du film de Siegfried Kracauer qui, longtemps après De Caligari à Hitler, faisait de l’image du « frémissement des feuilles sous l’action du vent » et d’un reflet de façades de maisons dans une flaque d’eau le paradigme de la fragile saisie d’un fragile réel par l’improbable appareil cinématographique[1].

Il aura peut-être fallu que les technologies numériques conquièrent en vingt ans l’ensemble de la chaîne de production et de consommation cinématographique pour que devienne audible ce que nous disaient ces hétérodoxes dès le milieu du XXe  siècle. Des « techno-images » de Vilém Flusser aux « systèmes d’inscription » de Friedrich Kittler, les théoriciens et archéologues des media avaient pris la mesure de la mutation en cours, et ce n’est pas un hasard si leurs écrits font eux aussi l’objet d’une redécouverte en ce moment. Quelque chose d’essentiel se joue ici, dans la façon dont nous autorisons ou neutralisons la capacité qu’ont nos appareillages techniques d’ouvrir de nouvelles formes de perception et de nouvelles expériences d’attention. Quelque chose d’essentiellement éco-politique, situé au nœud de questions techniques, esthétiques et éthiques : une exigence documentaire dont la mise au premier plan aurait de quoi repolitiser notre rapport aux media.

 

L’exigence documentaire

C’est peut-être la philosophie esthétique de Pierre-Damien Huyghe qui a le mieux synthétisé cette exigence documentaire, qu’on articulera ici sommairement en quatre points :

1o  Au lieu de traiter un dispositif technique comme une machine, c’est-à-dire comme l’instrument d’une opération programmée dans tous ses paramètres pertinents, dont le déroulement idéal sera strictement conforme à sa préméditation, on peut traiter ce dispositif comme un appareil, c’est-à-dire, pour le cas des media, comme un système d’inscription dont le résultat échappera nécessairement à la programmation qui l’aura paramétré. « Ce que donne un appareil, lorsqu’il n’est pas engoncé dans une quelconque logique d’instrumentation, ce qui, donc, appartient à sa puissance spécifique, échappe, dans un certain laps de temps au moins, à ce qui peut être envisagé, dessiné, calculé, prévu,  etc.[2] ». C’est bien à cette propriété de l’appareil photo que faisait référence André Bazin dans son article de 1945 en affirmant que, « pour la première fois, une image du monde extérieur se forme automatiquement, sans intervention créatrice de l’homme, selon un déterminisme rigoureux[3] ».

2o  La puissance originale d’un medium ne tient pas aux contenus qu’il peut enregistrer, transmettre ou transformer en tant que machine mise au service d’un programme de communication, mais aux différentes formes de bruit auquel son fonctionnement propre permet de se rendre sensible. En répétant que la principale nouveauté apportée par le gramophone a été de permettre l’inscription de ce « réel » qu’est le « bruit » au sein des systèmes d’information humains, Friedrich Kittler formulait un axiome fondamental de l’éthique documentaire : la vertu première des appareils tient à leur capacité de faire apparaître à nos sens un réel habituellement neutralisé par nos habitudes perceptivo-cognitives[4]. Dans le court-circuit opéré par les appareils, « point de modulation subjective au fur et à mesure de l’expérience, point de travail d’entendement pour rapporter le perçu à des concepts, point d’assignation du sensible à des catégories, seulement des dispositions sensibles réglables[5] ».

3o  En court-circuitant nos imaginations subjectives, en donnant momentanément la parole au bruit, les appareils permettent de déchirer localement le voile des idéologies qui filtrent nécessairement toutes nos perceptions du monde, telles qu’elles sont programmées en nous par les valeurs régissant nos systèmes de communication et de collaboration dominants. L’exigence documentaire nous appelle à utiliser les dispositifs médiologiques pour faire apparaître des bouts de réel saisis par l’appareil en tant que bruit, mais porteurs de perceptions susceptibles de casser les clichés[6].

4o  Il y a cinéma dans un film – et de plus en plus de films sont presque totalement dépourvus de cinéma – lorsque cette exigence documentaire est satisfaite : « Que se passe-t-il quand le cinéma pointe dans un film ? Rien que de très insignifiant, […] un morceau de réalité brute de fiction. Rendre cet insignifiant digne d’une parution, tenir sa présence pour quelque chose, l’exposer dans le montage, telle est, dans l’économie des films, l’affaire propre, ni représentative ni littéraire, du cinéma. […] Tout l’art du cinéma consiste à maintenir dans le produit projeté les droits de la réalisation. Les exemples de réussite ne manquent pas mais sont essentiellement localisés. Le cinéma se montre comme une sorte d’exception au jeu des puissances qui attendent, demandent et finalement règlent un certain genre projetable d’enchaînement de plans et de séquences[7] ».

 

Tournant documentaire et tournant numérique

On comprend pourquoi cette définition du documentaire gagne en force au moment où le numérique reconfigure l’audiovisuel en séquences de chiffres gouvernées par des algorithmes. Photoshop permet désormais d’éliminer toute irruption intempestive de réel de nos systèmes d’inscription – bien plus efficacement que les pauvres sbires de Staline effaçant maladroitement la présence de Trotski des photographies soviétiques. Même quand ils ne se réduisent pas à des animations intégralement programmées comme Avatar, de plus en plus de blockbusters et de séries télévisées se tournent devant des écrans bleus, où tout peut être projeté ultérieurement à partir de banques de sons, de couleurs, de décors, de paysages infiniment modulables. Jusqu’à il y a quelques années, le son Dolby s’enorgueillissait de pouvoir « réduire » le bruit de la bande passante. Désormais, en l’absence de bande, le bruit est éliminé à la source : plus rien ne frotte, plus rien ne laisse s’infiltrer les frictions incompressibles et incontrôlables de l’analogie au sein de fictions (presque) parfaitement huilées et aseptisées. Au règne du numérique, le réel se trouve « forclos » (enfermé dehors) de tout l’espace de la représentation – en un parallèle inquiétant avec la définition que Lacan donnait de la psychose.

C’est dans la définition proposée par Vilém Flusser des appareils producteurs de « techno-images » issus de la photographie et du gramophone qu’on peut aller chercher l’ombilic de cette psychose qui imaginarise presque intégralement notre expérience du monde en la soumettant à d’infinies manipulations numériques : « Les appareils sont des dispositifs techniques, et la technique est l’application de connaissances scientifiques à des phénomènes. […] Dans ces dispositifs, l’abstrait est utilisé pour produire du concret. Dans le cas de la photographie, par exemple, des équations mathématiques sont converties en images. […] Les images anciennes sont des abstractions subjectives tirées de phénomènes, alors que les images techniques concrétisent des abstractions objectives[8] ».

En traçant une peinture rupestre ou un tableau sur canevas, nos ancêtres extrayaient (« abstrayaient ») de ce qu’ils avaient sous les yeux des impressions subjectives, qu’ils projetaient ensuite à l’aide de pigments. Comme le relevaient Bazin et Kittler, c’est le réel lui-même qui se projette « objectivement » à travers nos techno-images. Celles-ci n’en sont pourtant pas moins, elles aussi, le résultat d’un travail d’« abstraction » : elles résultent de programmes, de pré-paramétrages, d’anticipations et de pré-conditionnements, à la fois techniques et commerciaux, étroitement soumis à ce que Pierre-Damien Huyghe désignait comme le « jeu des puissances qui attendent, demandent et finalement règlent un certain genre projetable d’enchaînement de plans et de séquences ». Si le tournant numérique de l’industrie filmique entérine un triomphe des « machines » (programmées pour minimiser les bugs, glitches et autres imprévus), alors le tournant documentaire en appelle réactivement à la vertu disruptive et fondamentalement impromptue des « appareils ».

 

Contre-fictions documentaires

On l’aura compris : le cinéma documentaire dont il est question ici ne recouvre ni tout, ni seulement ce que l’on classe sous cette rubrique dans Pariscope ou AlloCiné. Il ne suffit pas de ne pas être un film « de fiction » pour entrer dans cette définition (plus « exigeante ») du documentaire. La plupart des documentaires télévisuels (et cinématographiques) répondent à des scripts (narratifs, esthétiques, idéologiques) presque aussi verrouillés que les animations de synthèse les mieux programmées pour forclore toute trace de réel et neutraliser toute possibilité de bruit.

Tel qu’il est conçu ici, le documentaire ne s’oppose pas frontalement à la fiction. C’est bien plutôt leurs multiples modalités d’alliances qu’il s’agit d’analyser, de comprendre, d’explorer et d’expérimenter. Emmanuel Alloa rappelait récemment que la légende fondatrice du dessin relève d’un dispositif de traçage à fort potentiel documentaire[9] : loin de fermer les yeux pour chercher à reproduire les traits de son amant à partir de son imagination subjective (colonisée de Gestalts, clichés culturels et autres stéréotypes idéologiques), Callirhoé aurait « documenté » son portrait en contraignant son fuseau à suivre servilement la silhouette que l’ombre du jeune homme traçait sur la paroi, dont son père Butades aurait ensuite tiré une sculpture. L’appareil minimal d’une bougie, d’un bout de charbon et d’une surface plane aurait pu suffire à faire surgir une de ces poses surprenantes que les photographies dynamiques de Marey ou Muybridge ont révélées à nos consciences à la fin du XIXe  siècle révolutionnant notre perception du mouvement.

À l’autre extrémité de ce vaste spectre à la fois conceptuel et historique, un film comme Citizen Four, lauréat de l’Oscar 2015 du meilleur documentaire, illustre un nouage particulièrement révélateur de degré-zéro du cinéma documentaire révélant une fictionalisation magistrale de l’espace public planétaire. En filmant Edward Snowden dans sa chambre d’hôtel de Hong Kong au moment où il orchestre avec quelques journalistes les fuites qui vont défrayer la chronique des mois à venir, Laura Poitras ne paraît jamais songer à remettre en question le « jeu des puissances qui attendent, demandent et finalement règlent un certain genre projetable d’enchaînement de plans et de séquences ». Mais peu importe : en participant et en documentant en direct l’énorme mise en scène planétaire dévoilant les programmes de surveillances déployés par la NSA, le film contribue effectivement à faire advenir dans le réel de nos petits écrans ubiquitaires la vérité d’une surveillance qui en est (ou était ?) largement forclose. La machine médiatique détournée et re-programmée par la contre-fiction documentaire d’Edward Snowden réussit à faire un bruit de réel grâce à l’habileté avec laquelle sa petite équipe de médiactivistes a su la scénariser.

Dans un tout autre registre, ce sont les films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, ceux de Pedro Costa ou de Tariq Teguia (finement analysé ici même par Robert Bonamy) qui illustrent au mieux l’exigence documentaire évoquée ici – et cela même s’ils tombent en dehors de la définition traditionnelle du cinéma documentaire, puisqu’ils mettent parfois en scène des fictions, des acteurs et des dialogues scénarisés à l’avance. Le travail de Laura von Niederhäusern illustre bien cette nouvelle continuité : Hier und Jetzt (2008) documentait le rapport difficile de son père au travail, à travers des entretiens admirablement recadrés par des scénarisations minimalistes ; Nullzustand (2011) surprend le spectateur en insérant des scènes narratives inspirées par l’écrivain Robert Walser dans une enquête-réflexion sur l’éducation ; « fiction » et « reportage » participent d’une même tension attentionnelle, qui observe un réel à scruter activement pour y percevoir les alternatives qui s’y trouvent écrasées.

Ce qui fait de ces films des contrefictions documentaires, c’est qu’ils utilisent leurs micros et leurs caméras – analogues ou numériques, peu importe – pour inscrire dans nos perceptions différentes formes de « bruits » émanés du fonctionnement autonome des appareils, des bouts de réel susceptibles de nous faire entrevoir des aspects de nos expériences que « le jeu des puissances et des attendus » tend généralement à occulter.

Pour tenter de mieux cerner l’ampleur de ce domaine des contre-fictions documentaires[10], je vais brièvement en évoquer trois cas-limites, dont l’intérêt sera précisément de pousser aussi loin que possible les frontières de ce genre aux contours flous, mais aux vertus stimulantes.

 

Documenter nos survivances

Orlando Ferito, le plus récent film de Vincent Dieutre, pourrait presque passer pour un film documentaire assez traditionnel, consacré à certaines résistances socio-politiques à la globalisation néolibérale observées autour de la Sicile. Des entretiens commentent la situation politique italienne, un théâtre menacé de fermeture est occupé par les habitants de Palerme, une association d’entraide organise un peu de solidarité avec les migrants arrivés à Lampedusa ; le frère du juge Borsellino parle de la mafia à des vacanciers en caleçons de bain qui pleurent d’émotion. Une voix off nous guide en faisant résonner les textes de Pasolini et de Georges Didi-Huberman sur les lucioles. Peut-il donc y avoir du « cinéma », au sens de l’éthique documentaire décrite par Pierre-Damien Huyghe, lorsqu’un commentaire injecte autant de sens (littéraire, narratif, philosophique, politique) au sein d’images qui relèvent plus souvent de la mise en scène que de la saisie d’un bout de réel spontané ?

Ne jouant ni le jeu journalistique de « l’information » caractéristique de « l’universel reportage » des documentaires télévisés, ni le retrait du cinéaste derrière un appareil d’enregistrement en effort de dé-subjectivation (comme dans le cas de Michelangelo Frammartino, analysé dans ce dossier par Jacopo Rasmi), Vincent Dieutre met au premier plan la vie affective d’un sujet singulier documentant la grande Histoire en train de se faire à travers les effets de diffraction propres aux petites histoires (amoureuses, amicales, intellectuelles) qu’il se trouve en train de vivre. Les matériaux apparemment hétérogènes réunis au fil de ses rencontres siciliennes sont réinscrits dans le cadre d’une narration certes omniprésente, mais multi-plane, qui oscille constamment entre plusieurs histoires-mythes. Les marionnettes traditionnelles des pupi – elles-mêmes menacées de fermeture économique ou de touristification – racontent l’histoire d’un Roland blessé, que la voix off nous invite à entendre comme une métaphorisation épique de notre désarroi politique européen ; un ami/amant de longue date s’apprête à quitter l’Italie pour s’exiler en Amérique latine, tant il est découragé par le ravage politique accompli par vingt ans de berlusconisme ; une aventure sexuelle prend forme dans les rues sombres, pour éclore dans une maison de campagne ; des images reprises de la télévision assènent le pouvoir majoritaire des récits médiatiques qui informent nos perceptions du monde. C’est à travers tous ces tissus multiples enchevêtrés, surchargés de sens, que le film nous invite à saisir des traces de survivance, des lueurs d’espoirs, des frémissements de joie auxquels les lucioles servent de vecteur métaphorique.

Au fil des années, depuis le déroutant Rome désolée (1996) jusqu’au splendide Jaurès (2011), l’arrière-fond politique affirme sa présence avec de plus en plus de force à travers les aléas de la vie sentimentale et sexuelle, atteignant désormais un point d’équilibre dynamique rarement atteint dans l’histoire du cinéma. La vie indissociablement personnelle et socio-historique d’un cinéaste se documente dans ses efforts indissociablement érotiques et esthétiques pour contre-scénariser le « jeu des puissances qui attendent, demandent et finalement règlent un certain genre projetable d’enchaînement de plans et de séquences » – sur nos écrans comme dans nos gestes quotidiens. Avec Jaurès ou Orlando Ferito, on touche au plus vif du documentaire : nos blessures s’y exposent dans la fragilité de luttes dont l’appareil d’enregistrement saisit finement le bruit, d’autant plus héroïque qu’il est plus ordinaire ; des survivances y deviennent perceptibles, encourageantes, inspirantes.

Le cinéma de Vincent Dieutre travaille le documentaire au point où sa puissance d’objectivité relance nos besoins de subjectivation  politique. Il touche au ressort fondamental des contre-fictions, à travers l’espoir de voir les histoires qu’on se raconte altérer (tant soit peu) le cours de l’Histoire qu’on est en train de vivre. Lucioles et pupi, militants et résistants, amants et amis, tous ne prennent valeur documentaire que resitués dans les interstices de ces différentes histoires, éclatées mais connectées, relevant de blessures hétérogènes mais de survivances solidaires.

 

Documenter nos miroitements

Le vertige des possibles de Vivianne Perelmuter (2013) oscille lui aussi entre la saisie d’un réel imprévisible et un effort de ressaisie narrative. Comme chez Vincent Dieutre (qui apparaît brièvement dans un épisode du film), l’émoi amoureux se trame au plus intime d’un questionnement politique. Tandis qu’une femme, à la fois proche et détachée de la cinéaste, se perd dans un aéroport ou dérive dans Paris la nuit, une voix off qui saturait les premières scènes d’un désarroi vertigineux et convenu laisse de plus en plus de place à des nappes de musique et d’images dissolvant le cadre narratif depuis l’intérieur. Le vertige devant une action impossible se transmute alors en jouissance d’un suspens perceptif – qui produit des « effets documentaires », même s’il s’appuie sur des artifices de mise en scène tout à fait différents du documentaire classique.

L’errance de la protagoniste donne l’occasion à la cinéaste de documenter la multiplicité des reflets dans lesquels se miroitent constamment nos non-lieux aseptisés (l’aéroport, les bus, les vitrines), nos regards croisés (entre ceux qui se sont rangés et ceux qui continuent à chercher), nos couches d’attention (entre la surface vertigineuse des apparences et la profondeur abyssale des affects). Baignant dans une guitare qui flirte avec la noise, le film explore cette forme très particulière de « bruit » visuel que produit la superposition de plusieurs niveaux de réalité agrégés sur une surface de miroitement. L’appareil cinématographique nous fait percevoir l’existence de multiples possibles coprésents dans chaque regard porté sur chaque coin de rue.

Là où les derniers longs-métrages de Vincent Dieutre documentaient des lieux de diffraction du singulier dans le mondialisé (le canal Saint-Martin, la Sicile), celui de Vivianne Perelmuter documente des environnements de réfraction de l’actuel dans les possibles (un aéroport, une rue, un lit). À l’image d’Anne, la protagoniste, les figures humaines y apparaissent d’abord comme diaphanes – c’est-à-dire comme faites de lumière et de transparence rendues à peine visibles. Si cet environnement de reflets suscite comme naturellement la réflexion, il documente aussi une certaine incapacité à « agir » – mot et ambition qui apparaissent comme sans lieu d’être au sein d’un tel environnement.

Le statut du collectif est lui aussi diaphane : les corps se croisent, s’évitent, donc se voient (mais sans se voir vraiment) sous le néon des aéroports ; nous sommes toujours plusieurs dans cet espace de miroitement où la caméra nous fait dériver un jour et une nuit. Au pire, nous évitons tout contact, tout risque de choc ; au mieux, on peut espérer une rencontre passionnée quoique cahoteuse, entre deux corps de femmes séparées quoiqu’amoureuses. Dans nos espaces partagés, cette micro-politique de l’image invente des angles de miroitement où nos silhouettes peuvent apparaître avec davantage d’humanité. L’image qui ouvre et scande le film – en ajoutant à l’espace urbain de Paris le niveau supplémentaire d’un plan métaphorique – est celle d’un banc de poissons, où tous bougent ensemble, parfaitement synchrones, sans qu’aucun n’agisse jamais avec autrui, chacun se comportant comme le reflet diaphane de son voisin. Documenter l’errance de ce reflet diaphane jusqu’à sa ressaisie dans la coïncidence de désirs amoureux – belle contre-fiction s’il en est !

 

Documenter l’affectivité planétaire

World Brain de Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon (2015) ne commence pas avec un banc de poissons mais avec un requin solitaire mordant obstinément l’un des câbles sous-marins qui transportent nos data d’un continent à l’autre. Ce long-métrage composé de brefs chapitres disponibles en streaming sur arte.tv/worldbrain  est fait pour moitié d’images recyclées[11]. On est apparemment ici aux antipodes du geste documentaire défini plus haut avec l’aide de Pierre-Damien Huyghe. Loin de laisser une caméra enregistrer le bruit d’un réel révélé à notre perception grâce à la vertu propre d’un appareil non-subjectivé, Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon repiquent des images déjà faites, dûment aseptisées par les machines les plus efficaces de nos sociétés du spectacle, dont ils se contentent d’opérer un remontage et une recontextualisation. Depuis la circulation des données numériques dans les câbles sous-marins jusqu’à la manipulation des influx électriques dans les cerveaux d’animaux de laboratoire, en passant par la lumière froide et le bourdonnement sourd des énormes hangars à serveurs où se computent nos devenirs globalisés, c’est à un voyage au centre du monde de notre cerveau collectif électronique et planétaire que nous convient les cinéastes. Des scènes d’une contre-fiction forestière post-numérique s’insèrent progressivement dans ces sondages d’emprunt au cœur de la méga-machine computationnelle : un groupe de chercheurs se retire loin de notre civilisation hyperindustrielle pour tenter de réinventer un internet soutenable par des moyens strictement conviviaux – réapprenant à faire du feu en frottant des bouts de bois, et à connecter les esprits par des moyens chamaniques.

En quoi une telle contre-fiction peut-elle être qualifiée de « documentaire » ? L’esthétique des scènes de forêt, qui paraissent elles-mêmes bricolées avec les moyens du bord, reste minimaliste et assez attendue. C’est pourtant ce bricolage avec les moyens du bord qui confère à World Brain son cachet d’authenticité. Si les deux réalisateurs fictionnent à l’extrême la fable d’un retour à la nature, leur démarche pousse également à l’extrême une certaine éthique de la documentation. Entre cut-up, sampling et remix, ils exposent notre perception à des signaux déjà constitués dont la saisie, la scénarisation, la programmation et la maîtrise leur échappent.

De ce point de vue, le dispositif de World Brain constitue l’inversion symétrique de celui de Citizen Four. Edward Snowden et Laura Poitras documentaient une contre-fiction qu’ils étaient en train de réaliser effectivement à travers les petits écrans et les tablettes relayant à travers chacun de nous leur contre-scénarisation de la surveillance algorithmique organisée par la NSA ; Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon documentent la façon dont notre cerveau planétaire est en train de fictionnaliser nos imaginations de mondialisation numérique.

L’enjeu des œuvres numériques hybrides composées comme World Brain n’est plus tant de mobiliser la puissance des appareils analogiques (microphone, caméra) pour faire apparaître le bruit propre à des bouts de réel exclus des machines médiatiques dominantes. Il est plutôt de mobiliser la puissance des appareils numériques (ordinateurs, algorithmes, réseaux) pour mesurer, moduler et redistribuer la façon dont la circulation des flux de bits conditionne nos affectivités (conçues comme nos capacités à être affectés). World Brain documente directement la façon dont notre cerveau mondialisé est affecté par notre réflexion sur la mondialisation de notre cerveau…

 

Du cinéma aux big data

L’éthique et l’esthétique documentaires se déplacent ainsi d’un cran : l’appareil qui en est l’agent n’est plus la caméra de cinéma, mais ce « métamedium » qu’est l’ordinateur aux yeux d’Alan Kay et de Lev Manovich, à savoir un opérateur de « combinaison entre des anciens media, des media existants et des media encore à inventer », dont la propriété essentielle est de pouvoir « simuler dynamiquement les détails de n’importe quel autre medium[12] ». Bien au-delà du seul cas du cinéma, voire bien au-delà de la sphère proprement esthétique, on passe ainsi d’un questionnement du sensible à un questionnement du computable, en tant que celui-ci nous affecte de l’intérieur de ce cerveau global hyperconnecté.

Que signifie l’exigence documentaire dans le domaine des big data, sinon – pour reprendre ici aussi un dichotomie théorisée par Pierre-Damien Huyghe – reconnaître aux appareils déjà « inventés » une puissance de « découverte » propre à leur capacité d’enregistrer, diffuser et traiter des données de façon non-subjectivée ? Les GAFA, NSA et autres entreprises de prédiction algorithmique s’efforcent de développer des « machines » maximisant la maîtrise des profits et des comportements au sein de pertinences déjà assignées à l’avance (celles héritées du capitalisme et de la raison d’État). Un usage documentaire des big data mobiliserait l’« appareil » computationnel (le méta-medium ordinateur) pour « découvrir », au niveau de nos traces numériques, des possibilités de décentrements attentionnels comparables à ceux qu’un cinéaste comme Michelangelo Frammartino propose à notre sensibilité audio-visuelle pour nous faire percevoir autrement la vie d’un village italien resté comme en marge du World Brain.

À l’environnement sensible auquel le cinéma documentaire s’efforce de raviver notre attention sensorielle (ouïe, vue) se superpose à très grande vitesse un environnement numérique (dont l’infrastructure se met progressivement en place depuis des siècles), où l’exigence documentaire doit désormais injecter des revendications et des pratiques d’ordre à la fois épistémologique, esthétique, éthique et, surtout, écopolitique. Le voile de la computation numérique risque d’opérer des effets d’aveuglement au moins aussi funestes que le voile de l’idéologie. Depuis plusieurs décennies, de nombreux artistes s’efforcent, comme Christophe Bruno[13], de le transpercer localement par des pratiques documentaires algorithmiques qui contre-fictionnent les grands récits de l’accès, du « libre », de l’horizontalité, de la transparence et de l’hyperconnexion.

De Palerme à Paris, des camps de migrants aux aéroports de transit, d’un théâtre occupé à un lit partagé, des bancs de poissons aux câbles sous-marins, des singes de laboratoire aux hangars de serveurs, les contre-fictions documentaires évoquées ici nous plongent dans un environnement caractérisé par un nouage déroutant d’altérité et d’intimité – un environnement multi-plane et multi-échelle où il nous est de plus en plus difficile de nous orienter à l’aide de nos seuls cinq sens. Leur travail documentaire mobilise la puissance des appareils (micros, caméras, ordinateurs) pour nous faire « découvrir » ce que nous vivons sans le voir, l’entendre ou le savoir, mais aussi et surtout ce qui, à travers notre besoin d’être-ensemble et d’agir-à-plusieurs, capillarise d’ores et déjà cet environnement de contre-fictions et de co-constructions écopolitiques en puissance.

 

[1]     Roland Barthes, La chambre claire, Les cahiers du cinéma, Paris, 1980 et Siegfried Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle (1960), Flammarion, Paris, 2010, p.  14-17 & 405-438.

 

[2]     Pierre-Damien Huyghe, Le cinéma avant après, Saint Vincent de Mercuze, De l’incidence éditeur, 2012, p.  46. Voir aussi « Définir l’utile » dans À quoi tient le design, Saint Vincent de Mercuze, De l’incidence éditeur, 2015.

 

[3]     André Bazin, « Ontologie de l’image photographique » (1945) in Qu’est-ce que le cinéma ?, Cerf, Paris, 2008, p.  13.

 

[4]     Friedrich Kittler, Gramophon, Film, Typewriter, Brinkmann & Bose, Berlin, 1986 ; la traduction française est à paraître prochainement aux Presses du réel.

 

[5]     Pierre-Damien Huyghe, Le cinéma avant après, op. cit., p.  106.

 

[6]     Le recours à l’improvisation peut parfois aller dans le même sens, comme le montre Gilles Mouëllic dans Improviser le cinéma, Yellow Now, Crisnée (Belgique), 2011.

 

[7]     Pierre-Damien Huyghe, Le cinéma avant après, op. cit., p.  109.

 

[8]     Vilém Flusser, La civilisation des médias, Circé, Belval, 2006, p.  62.

 

[9]     Emmanuel Alloa, « Anthropologiser le visuel » in Penser l’image II. Anthropologie du visuel, Les Presses du réel, Dijon, 2014, p.  6 sqq. Voir Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 43.

 

[10]   Sur la notion de contre-fiction, voir le dossier « Contre-fictions politiques » publié dans le no 48 de Multitudes (2012), ainsi que Ju Hyun Lee & Ludovic Burel, CounterFictional Design/Design contre-fictionnel, it:éditions, Villeurbanne, 2014.

 

[11]   Voir la réflexion des réalisateurs à ce propos dans Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, « Le chasseur-cueilleur, le chiffonnier et l’agrégateur » à paraître in Jean-Paul Fourmentraux, Digital Stories, Hermann, Paris, 2016.

 

[12]   Lev Manovich, Software Takes Command, Bloomsbury, New York, 2013, p.  105 & 335.

 

[13]   Voir www.christophebruno.com