Nous avons découvert l’enjeu de la notion de droits fondamentaux, non dans les livres, mais dans notre pratique quotidienne d’accueil des migrants et des réfugiés. Au début des années 2000, nous avons réalisé que dans nos permanences juridiques, nous ne défendions plus les droits des étrangers, nous nous contentions souvent de leur expliquer des lois qui n’accordaient plus de droits. Nous avons alors pris conscience que les lois et les droits ne désignaient pas la même chose ; qu’un état de Droit était bien plus qu’un état de lois.

Nous avons réalisé que, si nous voulions défendre le Droit, toutes les associations devaient s’unir dans des collectifs, et cesser de se laisser diviser à travers des appels d’offres qui nous mettaient en concurrence et faisaient de nous des serviteurs de lois que nous réprouvions.

De là, nous nous sommes tournés vers les livres, vers certains penseurs et penseuses comme David Thoreau et Hannah Arendt, et nous avons découvert des notions fondamentales.

1. En premier lieu, la désobéissance civile : Elle nous apprend que ce sont des personnes qui ont eu le courage de désobéir aux lois de leur époque qui sont à l’origine de tous nos droits fondamentaux ; ce sont elles qui les ont défendus lorsqu’ils étaient menacés. La désobéissance civile se définit par 3 P : elle est pacifique ou non-violente ; elle est publique, car on ne se cache pas ; elle est politique, car elle désobéit, uniquement pour créer ou sauvegarder un droit fondamental. Elle constitue l’un des fondements de la démocratie.

Cette notion a été entérinée lors de la conférence de Londres qui, en 1945, a mis en place les règles du procès de Nuremberg, et au cours duquel on a jugé des personnes qui avaient obéi à des ordres et souvent respecté les lois de leur régime. Ces personnes ont pourtant été condamnées sur la base de l’affirmation qu’elles étaient d’abord des êtres humains et des citoyens et qu’à ce titre, elles avaient un devoir de désobéir à des lois qui violent les droits fondamentaux. Cette affirmation est passée, en France, dans le « principe d’exception » (art.122-7 du code pénal).

Pratiquement, cela nous a entraînés dans des actions d’accueil et de protection d’étrangers, dits « sans-papiers », sur la base de simples principes d’humanité.

Et de là, nous avons découvert le principe tout aussi fondamental de la « hiérarchie des normes » juridiques : la loi n’est pas un absolu ; au-dessus, il y a la constitution et au-dessus, des textes internationaux, même si certains ne sont pas contraignants pour les États. Notre référence première, aujourd’hui, n’est pas la loi, mais ces textes internationaux.

2. Puis, ces dernières années, nous avons été entraînés dans la défense des droits des populations Roms, et nous nous sommes aperçus, dans de nombreux procès, que le droit au respect de la propriété privée, qui fait partie des droits fondamentaux (Article 17 DUDH 19481), étaient utilisés pour ne pas appliquer leurs droits fondamentaux comme le droit à un hébergement décent, à l’éducation… et bien d’autres.

Nous avons alors découvert la notion de « Droits premiers », c’est-à-dire, l’idée de hiérarchie dans les droits fondamentaux : les droits qui concernent la dignité de vie des personnes, doivent passer avant ceux qui concernent les biens matériels, tout simplement parce que dans l’ordre éthique, l’humain a plus de valeur que les biens matériels et l’argent.

Le deuxième aspect, c’est que certains droits sont premiers, car sans eux, les autres ne peuvent pas être effectifs. Nous pensons aujourd’hui, que le droit à la mobilité fait partie de ces « droits premiers », car sans lui, on se trouve assigné à résidence, enfermé et sans droits effectifs. Le droit à la mobilité s’étend au droit de quitter son pays (c’est l’article 13 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948), mais il doit aller plus loin, jusqu’au droit d’être accueilli dans un autre pays, sans quoi le droit de quitter devient une condamnation à l’errance perpétuelle. C’est, d’une certaine manière, l’une des idées de la convention de Genève de 1951 concernant les réfugiés, mais elle ne concerne que les personnes craignant la persécution. Or, aujourd’hui en France, entre les 2/3 et les ¾ des demandeurs d’asile sont refusés. Alors, nous croyons fermement que la liberté de circulation et d’établissement, conditionnée bien entendu au respect des personnes et au rejet de tout colonialisme, devrait être reconnue comme un droit fondamental.

3. Dans cette démarche, vous comprenez que la défense des droits est devenue bien plus que la seule défense juridique, car celle-ci s’arrête à l’état des lois, même lorsqu’elles n’accordent plus de droits. La défense des droits, au contraire, inclut en plus :

– la notion de capabilité, chère à Amartya Sen ; elle implique un travail d’information, de sensibilisation, d’appropriation, et de mobilisation des personnes concernées.

– La notion d’effectivité sans laquelle on ne peut parler de droits, car un droit qui n’est pas effectif, n’est plus un droit, mais une belle idée.

Elle passe par la solidarité entre les personnes concernées et la population, ce qui pose la question du « bien vivre ensemble ». Cette expression rassemble deux notions importantes : celle de vivre ensemble et non séparément, dans des formes plus ou moins subtiles de ghettos, au risque de dégénérer dans des formes de guerres, au niveau local, national et international. L’autre notion nous vient des peuples ancestraux d’Amérique Latine, les Quechuas et les Aymaras notamment, celle de « bien vivre » qui implique des relations harmonieuses et donc de respect absolu et de justice, entre les humains et avec la nature.

La notion de « bien vivre ensemble » est éminemment politique, car la politique, au sens le plus noble, est tout simplement l’art d’organiser la société et la vie en harmonie pour le bonheur de tous dans un environnement sain et durable.

Vous me direz que je rêve ; oui, mais comme dit le poète nicaraguayen René Peters, « si nous rêvons tous, demain sera un jour nouveau ». Et, depuis l’été dernier, nous croyons que ce rêve a fait un petit pas dans notre triste réalité, lorsque plusieurs millions de personnes demandant protection et asile, ont frappé à la porte de leurs pays voisins, et de l’Union Européenne.

Certes, les gouvernements ont grandement fermé les portes, mais une part très importante des populations de nos pays ont choisi la porte ouverte, le cœur ouvert, l’accueil et l’hospitalité.

La politique d’hospitalité :
de qui parlons-nous ?

Habituellement, dans les médias et les discours politiques, on distingue les « migrants économiques » que l’on considère souvent comme illégitimes à venir dans nos pays, les « réfugiés politiques » et plus rarement « les réfugiés climatiques », en cherchant à séparer les vrais des faux. Par notre pratique, nous rejoignons le positionnement du Haut-Commissaire aux Réfugiés, Antonio Guterres et le Secrétaire Général des Nations Unies, Mr. Ban Ki Moon qui affirment que l’on peut intellectuellement distinguer les raisons du départ : économiques, politiques et climatiques, mais que dans la réalité, les diverses causes s’entremêlent au point de rendre illégitime la séparation, et surtout la hiérarchisation des personnes. En effet, ceux que l’on appelle les « migrants économiques » sont des victimes de politiques économiques. Pourquoi leur accoler l’adjectif économique et non pas politique ? On sait également que l’une des conséquences du changement climatique, surtout en Afrique, est l’avancée de la désertification. Pourquoi accoler l’adjectif économique à ceux qui la fuient, car ils ne peuvent plus y vivre ? Nous les considérons, quant à nous, comme des réfugiés, car dans notre vieille culture méditerranéenne, ce terme induit un devoir d’hospitalité.

Je sais que cela fait beaucoup de monde à accueillir, puisque le rapport du PNUD, intitulé « Levons les barrières » (2009) les chiffrait à près d’un milliard sur la planète. D’une part, les pays riches n’en accueillent que 14 %, mais surtout, nous ne voulons pas dire : cela fait trop de personnes ! Mais plutôt : que devons-nous changer à notre système économique planétaire dominant et à nos modes de vie, pour que des populations entières ne soient pas obligées de quitter leur lieu de vie pour espérer vivre dignement ?

Le réseau Hospitalité

En attendant, les gouvernements européens s’évertuent à contenir l’essentiel de ces personnes en dehors de nos frontières, bafouant de nombreuses règles de droit international dont la convention de Genève 1951, l’interdiction du refoulement collectif, la Convention Internationale des Droits de l’Enfant. Ils déploient aujourd’hui des dispositifs militaires contre des civils fuyant la guerre et les conflits. C’est un déni de droit et plus encore un déni d’humanité.

Mais ce que disent fort peu les médias, c’est que dans le même temps, depuis cet été, des milliers de personnes, dans tous les pays européens, posent des actes de solidarité pour aider ces réfugiés. En France, dans le sud du pays, que je connais mieux, dans des dizaines de communes, des citoyens se sont organisés pour accueillir ces réfugiés. Nous avons eu des réunions de débat, entre 30 et 300 personnes, de tous âges, de tous milieux sociaux.

Nous assistons à un véritable mouvement social, un vrai mouvement « politique » au sens large, car il se préoccupe d’organiser le « bien vivre ensemble », ce qui est, bien plus que la course au pouvoir, une vraie définition de ce que devrait être la politique. Et ce mouvement a lieu sur fond de deux crises majeures et dont on ne parle pas assez : Une crise politique, car, en France et, me semble-t-il, dans beaucoup d’autres pays européens, la moitié des électeurs potentiels, ne participent plus aux votes, car ils n’ont plus confiance. L’autre crise est démographique : le seuil de renouvellement de la population est de 2,1 enfants par femme, or, l’Allemagne en est à 1,2, l’Autriche, l’Angleterre, l’Italie, à 1,4. La France est la mieux située, mais elle est tout de même passée en dessous de la barre.

Alors, une part importante de nos populations est consciente que nous avons besoin d’eux, au moins autant qu’ils ont besoin de nous. Lié à de profondes convictions éthiques, enraciné dans la défense des droits fondamentaux, ce mouvement est en train de s’organiser en réseau. Dans chaque collectif d’accueil, nous retrouvons les mêmes commissions chargées de l’hébergement, les aides matérielles, alimentaires, vestimentaires, l’accompagnement social et administratif, l’apprentissage de la langue, le soutien scolaire pour les enfants, les divertissements, la mobilité, et la convivialité et les fêtes.

Ce mouvement est également politique, car sur le terrain, l’hospitalité dont nous cherchons à créer les conditions optimales et pérennes, fait le lien avec :

– La question sociale : Le réseau est accueillant à toutes les personnes qui en ont besoin, y compris les nationaux. Cela ne signifie pas que toutes les organisations et les personnes qui le composent pratiquent l’accueil social, mais que dans ce réseau, nous veillons qu’en soient membres des organisations dont c’est l’objectif et la compétence.

– La question politique : Parce que dans les réunions auxquelles nous assistons, on pratique la démocratie participative directe.

– La question économique : Parce que nous savons qu’il n’y aura pas d’intégration et d’hospitalité durables s’il n’y a pas de créations d’emplois. Cela sous-entend de passer par des formes d’économie sociale et solidaire, car la conception actuelle de l’économie crée du chômage massif et contribue à la désertification des campagnes.

– La question environnementale : Parce que le respect est « un » ; respecter les personnes et respecter la nature sont une seule et même démarche ; un accueil digne sous-entend un environnement digne.

Alors, je crois fermement que, si la mobilité, intégrant la liberté de circulation et d’établissement, est un droit premier, l’hospitalité devrait être reconnue comme un devoir premier et complémentaire. C’est ce que les sociétés civiles d’Europe sont en train de mettre en avant pour bâtir une culture de l’hospitalité, parce qu’elle constitue le cœur d’une mondialisation heureuse pour tous.

1 Ainsi que le protocole 1, article 1 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme de 1950.