Biopolitique

Empêcher d’exister – une hypothèse cosmopolitique négative

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Intervention lors de la table ronde « Échelles de la violence à l’époque de la mondialisation », à l’occasion du Colloque « Sociétés, États, « terreur » et « terrorisme » – une perspective historique et philosophique », sous la responsabilité de Rada IVEKOVIC et Ranabir SAMADDAR (Paris, 02.11.06/04.11.06)

(Version française)

« Plus la brutalité est cassante, plus la violence qui est vie sera exigeante jusqu’à l’héroïsme » écrivait Jean Genet en 1977, lorsqu’il prenait la défense des Fractions Armée Rouge. La violence, affirme Genet, est partie intégrante de la vie, la naissance est violente, comme tout ce qui se développe et s’affirme. Cette qualité ontologique, nous dit Genet, ne doit pas être confondue avec la « brutalité », qui, elle, dégrade, et en définitive empêche d’exister : brutalité propre à « l’architecture des HLM, la bureaucratie, le remplacement du mot propre ou connu par le chiffre, la priorité, dans la circulation, donnée à la vitesse sur la lenteur des piétons, l’autorité de la machine sur l’homme qui la sert, la codification des lois prévalant sur la coutume, la progression numérique des peines, [… l’inutilité de la gifle dans les commissariats, le tutoiement policier envers qui a la peau brune, [… la marche au pas de l’oie, le bombardement d’Haïpong, la Rolls-Royce de quarante millions ».

Si nous voulons mesurer la « violence » à l’« époque de la mondialisation », comme nous y invite cette table-ronde, si donc nous voulons déterminer son « échelle », il nous faudra distinguer entre divers genres de violences, leur nature intensive et leur domaine d’extension. D’une manière ou d’une autre, il sera sans doute important de faire une différence entre violence et brutalité :

1. d’abord pour une question d’assignation de la violence, et par conséquent de justice. Le président Anote Tong, chef d’Etat de Kiribati, un atoll du Pacifique de 90 000 habitants, considère l’émission incontrôlée de gaz à effets de serre comme une forme d’« éco-terrorisme », conduisant à l’engloutissement de certains territoires du fait de la montée des eaux provoquée par le changement climatique – phénomène mondial s’il en est. Phénomène brutal par excellence, qui exemplifie selon nous le degré de destruction auquel on peut désormais atteindre: portant atteinte aux conditions de possibilité de la vie, l’on peut du même coup détruire certaines sociétés. « Je fais l’apologie systématique des sociétés détruites par l’impérialisme » soutenait Aimé Césaire au milieu des années 50. Assignant la brutalité aux instances destructrices des conditions de possibilité de la vie, nous ferons l’apologie systématique des formes de vie détruites par l’éco- ou cosmo-terrorisme ;

2. c’est, d’une façon plus générale, les atteintes portées à la possibilité des formes de vie psychiques, sociales, humaines et non-humaines qui doivent aujourd’hui être prises en considération pour mesurer ce qu’il en est de l’échelle des « violences ». Si le changement climatique est l’effet global du mode de production capitaliste, c’est tout aussi globalement qu’il faut étudier, à l’autre bout de la chaîne, dans les lieux inavouables de l’« expropriation originaire », la prolongation de l’impérialisme dans les pratiques actuelles de bio-piraterie : poser un brevet sur une plante, un savoir ancestral, c’est détruire une formation sociale en la séparant de son rapport co-opératif avec la terre, en ayant préalablement séparé l’information brevetable du vivant considéré comme processus auto-organisé ;

3. l’intensité de cette destructivité ne laisse et ne laissera personne indemne : malgré leur pratique narcissique organisée, ce que certains qualifient d’autisme, les Etats-Unis d’Amérique font partie du monde, leur déni d’appartenance au monde ne recouvre sans doute pas totalement la prise en considération de l’existence fragile des ressources, des territoires et de la bio-sphère . Selon une logique fatale mise en évidence par Derrida, leur tentative d’immunisation ne peut qu’échouer, et il faut supposer qu’un à un certain niveau, dans certains Etats tout du moins, ils le savent. Nous vivons sans doute aujourd’hui les affres de l’impérialisme immunitaire, pour employer une expression calquée sur la « démocratie immunitaire » d’Alain Brossat, nous vivons sans doute la présentation de son échec, c’est-à-dire l’exposition totale, la fin de la séparation entre exposés et protégés, l’absence de refuges. Mais la rage immunitaire peut conduire, au moment même d’une prise de conscience encore confuse d’un réel – celui de la mort, celui de la « fatale auto-immunité de l’indemne » (J. Derrida) – à son exacerbation suicidaire ;

4. on pourrait peut-être envisager la « guerre contre le terrorisme » comme la formation hallucinatoire d’un monde que l’on pourrait, encore, diviser en deux – deux groupes, deux classes ou deux civilisations. Mais c’est impossible, c’est l’impossible même, « nous sommes embarqués » et la barque est mondiale – planétaire, terrienne, comme vous voulez, quel que soit le mode d’interdépendance historiquement retenu. Le « choc des civilisations », cet énoncé barbare, doit être compris comme un acte de langage performatif, et au final perforant, ayant pour fonction d’ordonner le monde là où seul le monde est encore capable de donner cet ordre – même si la place d’où pourrait se dire un tel ordre est vide, même si le nomos de la terre ne peut être aujourd’hui qu’an-archique. C’est contre ce vide et contre cette mondialisation que se dressent les instances de la brutalité mondiale, qu’elles soient nord-américaines ou qu’elles relèvent de tous les nationalismes qui aujourd’hui tentent en pure perte de se constituer des poches d’immunité. Si la règle juridique et l’exception sont aujourd’hui indistinctes, c’est parce qu’il n’y a plus de lieu d’exception capable de résister bien longtemps au démasquage sanglant de la supercherie qui maintiendrait une dimension du symbolique en déphasage absolu d’avec la condition du vivant ;

5. et c’est toujours selon cette même logique, cette même hypothèse cosmopolitique négative, que tout individu est tendanciellement assimilable à un terroriste. Parce que le Deux du « choc des civilisations » est introuvable, il lui faudra se constituer sur le dos de tout individu. Il y aura de plus en plus d’étrangers dans le monde. Non seulement parce qu’il y aura de plus en plus de réfugiés politiques, économiques et écologiques, mais parce les identités autistiques feront de plus en plus l’épreuve de leur impossibilité. On peut donc prévoir l’extension de la brutalité ;

6. Il faut certes analyser ce montage désastreux, c’est la fonction même de la pensée critique. Et l’assignation de la brutalité, du terrorisme ou de l’éco-terrorisme d’Etat est un préalable à toute pensée politique globale. Mais une fois cette attribution effectuée, il s’agira d’inventer un plan de construction transversal capable de proposer une autre figure mondiale, un Grand Récit si l’on veut, aussi déchiré, aussi troué, aussi fendu soit-il. Une construction capable d’endiguer les formes de brutalité qui empêchent d’exister. On ne voit pas très bien comment la naissance d’un tel monde pourrait s’effectuer sans violence. Mais l’on voit très bien en revanche que la brutalité redouble lorsque la violence vitale n’est plus récitée.

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To prevent from living – a negative cosmopolitic hypothesis
(version anglaise)

If we want to measure « violence » at the « time of globalization », if consequently we want to determine its « scale », it will be necessary to distinguish between different kinds of violences, their intensive nature and their field of extension. Somehow or other, it will be important to make a difference between « violence » and « brutality », as Jean Genet did it : if « violence » is inherent in life, in development and assertion of life, « brutality » is what prevents from living.

1. President Anote Tong, Head of State of Kiribati, an atoll of the Pacific of 90 000 inhabitants, regards the anthropogenic greenhouse effect as a form of « éco-terrorism », leading to erase many territories, because of the rise of water caused by climatic change – a global phenomenon, a brutal phenomenon that exemplifies, according to us, the degree of destruction reached nowadays : on attacking conditions of possibility of life, one can at the same time destroies human – and non-human – communities. « I make systematic apology for the communities destroyed by imperialism », Aimé Césaire said in the Fifties. Assigning brutality to the authorities destroying the conditions of possibility of life, we will make a systematic apology of the forms of life destroyed by éco or cosmo-terrorism;

2. it is, in a more general way, the attacks against possibility of psychic, social, human and non-human life’s forms that must be taken into account today to measure the scale of « violence ». If climatic change is the result of the capitalistic mode of production, it is necessary to study it in its originel moment, its moment of originel expropriation by which imperialism extends to the current practice of bio-piracy: to pose a patent on a plant, an ancestral knowledge, is to destroy a social formation by separating it from its co-operative relation with the Earth, while having beforehand separated the patentable information of life, that is consequently not regarded as a self-organized process;

3. the intensity of this destructiveness does not let and will not let anybody undamage: in spite of their organized narcissistic practice, which some describe as autism, U.S.A. belong to the world, their refusal of membership of the world undoubtedly does not completely cover the taking into in consideration of the fragile existence of resources, territories and biosphere. According to a fatal logic highlighted by Derrida, their attempt at a total immunization can only fail, and they know this, even though obscurely. Today, we undoubtedly live pangs of immunizing imperialism, to employ an expression copied on the « immunizing democracy » of Alain Brossat, we undoubtedly live the presentation of its failure, that is to say the total exposure, the end of the separation between exposed and protected people, an absence of refuges. But the immunizing rage is able to lead the world to suicidal exacerbation;

4. one could perhaps consider the « war against terrorism » as the hallucinatory formation of a world that one could still divides into two (groups, classes, civilizations or races). But it is impossible, « we are embarked » and the boat is the world. The « clash of civilizations », this barbarian statement, must be understood as a speech-act : its purpose is to organize, to « order » the world, but only the world is still able to give this order – even if the place from where such an order could be given is empty, even if the « nomos of the Earth » can only be today anarchistic. In fact, authorities of world brutality rise up against this void and this universalization, american or any authorities that try to constitute spaces of immunity – in vain. If legal rule and exception are today confused, it is in fact, beyond political explanations, because there is no more geographic, ecological exception in the world ;

5. and it is always according to this same logic, this same negative cosmopolitic hypothesis, that any individual is tendentially comparable to a terrorist. Because the Two of the « clash of civilizations » are untraceable, it will be necessary to constitute them on the top of any individual. There will be more and more strangers in the world. Not only because there will be more and more refugees, economic and ecological refugees in the world, but because autistic identities will more and more test their impossibility. One can consequently envisages extension of brutality;
it is necessary to analyze this disastrous frame. And the assignment of brutality, terrorism or éco-terrorism of State is a precondition to understanding our global, and individual situation. But it’s not enough, we will have to create a plan of construction able to propose another world image, a sort of new Great Narrative – however split, however cracked. A construction able to prevent the forms of brutality which prevent to living. One does not very welle see how the birth of such a world could be carried out without violence. But one can see very well that brutality redoubles when vital violence is not recited any more.