Textes de référence

“En Italie, le catenaccio, c’était la lutte des classes»

Partagez —> /

Libération  mardi 06 juin 2006. Propos receuillis par Renaud DELY et Rico RIZZITELLIAntonio Negri, théoricien de l’extrême gauche italienne, le philosophe de 72 ans est aussi fin connaisseur du ballon rond et supporteur du Milan AC. Son credo : vive la révolution et la Squadra Azzurra!
Figure intellectuelle de l’extrême gauche italienne, Antonio Negri, 72 ans, s’est d’abord fait remarquer dans les années 60 comme théoricien de l’opéraïsme, une idéologie qui faisait de l’usine le centre de toute la lutte des classes et des ouvriers les seuls artisans de la révolution. Professeur à l’université de Padoue et apôtre d’un verbiage ouvriériste et marxiste-léniniste, il a ensuite été suspecté d’être le mentor des terroristes des Brigades rouges pendant les «années de plomb». L’accusation lui a valu deux séjours en prison (de 1979 à 1983, puis de 1997 à 1999), entrecoupés par un exil en France. C’est donc derrière les barreaux que ce passionné de foot a suivi la victoire de Paolo Rossi et de la Squadra Azzurra en 1982, puis celle des Bleus de la France de Zidane en 1998.

Entre-temps, quatorze ans durant, ce philosophe spécialiste de Marx et de Spinoza a enseigné à Paris-VIII et à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm. Après être retourné volontairement en Italie en 1997 pour purger ce qui lui restait de peines, Toni Negri, revenu à Paris, connaît une seconde jeunesse intellectuelle comme référence de l’altermondialisme et du mouvement des Disobbedienti, ex-Tute Bianche. Notamment à travers deux livres écrits en collaboration avec Michael Hardt : Empire (2000) et Multitude (2004). Avant de passer le plus clair de son temps à contester le capitalisme, ce grand connaisseur du ballon rond, né au pays du catenaccio («verrou» en italien), a commencé par contester l’intérisme (les fans de l’Inter de Milan) à la tête des Brigate rossonere (Brigades rouge… et noir), cette faction de supporteurs du Milan AC installée dans la curva sud du stade Giuseppe Meazza, à San Siro. Temple depuis vingt ans du peu révolutionnaire Silvio Berlusconi. Mais quand on aime…

Comment faites-vous, vous, philosophe marxiste, penseur de la radicalité et de l’altermondialisme, pour soutenir le Milan AC de Silvio Berlusconi ?

Mais je ne peux pas m’enlever la peau ! Je suis esclave de ma passion ! C’est comme lorsque vous avez une femme qui fait la putain, vous l’aimez quand même ! Autrefois, un homme de droite et un homme de gauche étaient liés soit à l’Inter, soit au Milan AC. C’était parallèle à leur engagement politique. Maintenant, c’est plus confus. Il ne faut pas prendre trop au sérieux l’organisation économique d’un club. Moi, j’aime le Milan AC parce qu’il s’agit du club de mon père, celui de mes enfants. J’ai participé à la création des Brigate rossonere (1), qui n’ont rien à voir avec les Brigades rouges, c’était avant, dans les années 60. Nous étions des supporteurs de gauche qui nous installions dans la curva sud du stade. J’ai trois enfants, ils sont tous «milanistes». Ma fille a été mariée avec un intériste et ce fut un grand problème. (Sourires.) J’ai été heureux quand ils se sont séparés. Mais le foot n’est qu’un jeu…

Pour Berlusconi, posséder le Milan AC relève-t-il du jeu ?

Oui, en partie. Bien sûr, il espère utiliser le club pour lui donner de la force en politique. Mais il est difficile de déplacer la sympathie, le soutien du sport vers la politique. Il reste une frontière. Berlusconi est un chien enragé. Pourtant, il a toujours été assez prudent pour ne pas trop mélanger les deux. Il sait que ça peut se retourner si l’équipe perd.

Mais la politique est aussi dans le sport. Le stade de Milan s’appelle Giuseppe Meazza, le capitaine de la Squadra fasciste de 1938…

Le fascisme a beaucoup joué avec le football, comme tout le monde à l’époque. Regardez les photos de l’équipe, ils avaient tous le bras levé. C’est le sport national et c’était une dictature. Le fascisme italien correspond à un moment précis, c’est l’entrée dans le fordisme, dans l’industrialisation forcée et généralisée.

Un joueur comme Di Canio, à la Lazio de Rome, continue de faire le salut fasciste vers les tribunes…

C’est du racisme, de la provocation, comme Le Pen ! Je ne veux pas défendre le «fascisme historique», entendons-nous bien… Mais il a collé à une certaine situation de développement italien, à un passage. Comme le stalinisme a collé à certaines transformations de la société russe. Mais les fascistes comme les staliniens d’aujourd’hui sont des salauds. La Lazio est une équipe liée à l’extrême droite. C’est Gianfranco Fini (2), ancien vice-président du Conseil, qui est son protecteur. D’autres équipes, infiniment plus sympathiques, sont liées à l’extrême gauche : c’est le cas de Livourne. Si vous voulez vous amuser, allez les voir. Ils sont très originaux… Ce sont des nostalgiques, des ultragauche.

Le phénomène hooligan, c’est aussi de la politique qui envahit le sport ?

Ce n’est pas un phénomène propre au sport. Les fascistes essaient de renverser ce que les gens font de positif. Ils le font avec les rapports sociaux créés par les progressistes et ils font pareil avec le football. Je pense que le fascisme est à la base du hooliganisme. Mais c’est d’abord un phénomène lié à la violence urbaine. Par exemple, le drame du Heysel est venu d’ailleurs. C’était comme une météorite tombée sur un stade. Peut-être que le football est un terrain favorable. Mais il faut distinguer entre le terrain favorable et la cause. La cause est extérieure. Le football est innocent.

Lors du référendum sur le traité constitutionnel européen, vous avez appelé à voter oui dans Libération (3) parce que le traité contribuait, selon vous, à «détruire cette merde d’Etat-nation». Alors, dans le football, penchez-vous du côté du G14, qui remet en cause les sélections nationales ?

Quand je parle de la fin de l’Etat-nation, je ne parle pas de la fin du local, des passions. L’espace européen est très important pour constituer une puissance contre les Américains et le libéralisme. On ne l’a pas fait. Voilà pourquoi on est dans la merde ! Je soutiens que j’avais raison. Mais je suis ami de Chavez et je suis contre les nations. Je suis pour l’Europe, mais je suis aussi pour la Squadra Azzurra ! «Vive le football !» et «Vive Maradona !» (Rires.) Et si Bruxelles nomme un commissaire européen pour faire une équipe européenne, je ne suis pas sûr d’être d’accord. Même si c’est Capello…

En France, cette séparation entre politique et foot est plus délicate…

Moi, j’accepte la contradiction, je la gère de l’intérieur.

Comment ?

Je m’amuse à faire la révolution ! Je m’amuse à aller voir du football ! Si on a de l’énergie, on la met partout. Je n’ai jamais compris les gens qui séparent ces deux univers. En Italie, il y avait des groupes qui faisaient ce raisonnement. C’étaient des catholiques, des gens avec une conception extrêmement puriste. Pourquoi les intellectuels italiens ou anglais parlent-ils facilement de sport alors que les Français ont longtemps eu beaucoup de mal ? Parce que les intellectuels français sont des gens absurdes, qui vivent en dehors de la réalité ! Ils sont intelligents et capables de construire des systèmes parce qu’ils sont dans l’universel. Mais nous, on vit dans une réalité beaucoup plus concrète, plus vivante, plus biopolitique. Le sport est très important pour révéler la consistance matérielle des rapports sociaux et des passions à des niveaux qui ne sont pas élémentaires, mais qui sont des premières configurations phénoménologiques du réel. Ouf, excusez le jargon…

D’après vous, pourquoi le football est-il un sport universel ?

Sa grande fortune, c’est qu’il fait parler les gens entre eux, alors que c’est un sport assez ennuyeux. Comme le cinéma, le théâtre ou l’opéra. D’ailleurs, il y a le même sentiment mélodramatique qu’à l’opéra. Avec un personnage, l’entraîneur, qui joue un rôle fondamental. C’est de lui qu’est né mon amour pour le football. J’ai eu une grande aventure (sic). C’était Nereo Rocco, l’inventeur du catenaccio à l’italienne. A la fin des années 50, il a entraîné Trieste, puis Padoue. Là, avec une équipe moyenne, il a inventé une forme de jeu défensif à l’italienne, le jeu à l’italienne le plus ennuyeux, le plus dur, le plus méchant. Après, il a amené ce jeu à Milan. Et Gianni Brera, journaliste dans les années 60 au Giorno, journal socialiste et progressiste, l’a théorisé en y voyant un certain caractère national.

Philippe Séguin, grand connaisseur du foot, dit qu’il était d’accord avec les chroniqueurs marxistes du Miroir du football qui expliquaient, dans les années 70, que le catenaccio était le système de jeu le plus réactionnaire qui soit. Qu’en dites-vous ?

Je ne permettrai jamais à un réactionnaire de droite comme lui de parler en mal du catenaccio ! (Rires.) Gianni Brera disait que le catenaccio était lié au caractère des Italiens, un caractère dur, de paysan, de terrien. Le catenaccio constituait l’équivalent du rugby dans le football. C’était la lutte des classes : on était faible et on devait se défendre. C’est le contraire de ce que dit Séguin. Le catenaccio est né en Vénétie, la terre que les gens, dans les années 50, étaient obligés de quitter pour émigrer, parce qu’ils n’avaient pas à manger : c’étaient les grandes migrations des maçons ou des vendeurs de glaces vers la Belgique, la Suisse, la ligne du Rhin. Le catenaccio correspond à la nature de ces régions du Nord, d’émigrants forts, durs, méchants, parce qu’ils avaient faim.

Quand vous étiez professeur à l’université de Padoue, dans les années 60-70, étiez-vous fan de la Squadra Azzurra ?

Moi, j’étais fan de l’équipe d’Italie quand elle a gagné, en 1982. J’étais en prison. C’est le seul jour où l’on s’est embrassés, avec les gardiens. Ils nous avaient autorisés à être une quinzaine de détenus dans la même cellule pour regarder le match. Et quand le match s’est terminé, ils ont ouvert la porte et on s’est tous embrassés, avec les gardiens. C’était un peu équivoque ! (Rires.) Le football a une logique très différente du reste du fonctionnement de la société. Il est très dangereux de penser qu’il peut être un élément de mystification dans les rapports sociaux. A la limite, la joie produite par une victoire… Mais pas le tifo, pas un match en soi. En Italie, un événement sportif, en 1948, a déclenché une rhétorique nationale : la victoire de Bartali dans le Tour de France. La guerre civile menaçait parce que Togliatti, le leader du PCI, avait été blessé dans un attentat politique. Le président de la République a téléphoné à Bartali pour lui demander de gagner. Et cette victoire a exalté l’élément d’unification nationale contre ce qui était un élément de conflit extrêmement dur dans le pays, avec cet attentat fasciste contre le chef du Parti communiste.

Une victoire comme celle de 1982 peut exalter la nation contre l’étranger…

Je ne pense pas, non. Il peut y avoir des moments dramatiques dans l’histoire d’un pays, auxquels même le sport n’échappe pas. Mais c’est absolument exceptionnel. Le football n’est pas très nationaliste. Si vous regardez les clubs italiens, il reste combien de joueurs nationaux dans les équipes, pas beaucoup, non ? Et regardez les Français ! Ils sont partout, ces Français !

C’est parce que l’argent a eu raison de la nation. Comment jugez-vous les conséquences de l’arrêt Bosman ? Au départ, c’est un «acquis syndical» au secours d’un joueur broyé par le système…

Un arrêt «syndical» qui détermine la libéralisation du marché ! C’est la dérégulation du marché national, donc la constitution d’un marché mondial, en réalité européen. La seule façon de contrebalancer cette situation capitaliste, c’est de constituer des sociétés populaires et de l’actionnariat populaire. A travers les pouvoirs publics, il faut soutenir des possibilités d’alternatives sur ce terrain, autrement il y a l’alternative révolutionnaire. Ou l’on détruit le capitalisme, ou l’on constitue des sociétés d’investissement populaire !

Les joueurs français évoluant en Italie sont tous interloqués par l’importance de la tactique lors des entraînements…

C’est parce que les Italiens sont «machiavéliens» (sic). Le machiavélisme, c’est de faire avec ce que tu as entre les mains. Il n’y a que les Français pour être stupéfaits par cette insistance sur la tactique. Les Français, eux, n’ont jamais été «machiavéliens», ils ont toujours été des théoriciens de la raison d’Etat, c’est différent. Mais si les Italiens réfléchissaient un peu plus, ils gagneraient davantage. Les résultats ne sont pas si extraordinaires, ce ne sont pas les Brésiliens… Même si les Français, eux, n’ont commencé à gagner que récemment, alors que les Italiens gagnaient dès les années 30 avec la main de Piola (4), un peu comme la main de Maradona !

Pourquoi l’histoire sportive italienne est-elle jonchée de duels ? Le Milan AC contre l’Inter, la Roma contre la Lazio, Coppi contre Bartali, Moser contre Saronni, etc. ?

L’unité italienne ne remonte qu’à 1870. L’histoire de l’Italie est une histoire de villes : c’est Florence contre Pise, Venise contre Milan, Rome contre Naples, etc. La langue italienne ne s’est constituée que dans les années 30, sous le fascisme, à travers la radio. Jusque-là, on ne pouvait pas mettre dans un même régiment les gens du Val d’Aoste et les Siciliens. Quand on leur disait de marcher en avant, certains marchaient en arrière ! L’histoire du pays est récente, l’histoire des villes, elle, est très ancienne et c’est une histoire de classes.

Votre femme est intériste et dit de l’Inter : «Ils perdent tout le temps, c’est ça qui est magnifique.» Comme la défaite mythique de la Hongrie en 1954 (5) ?

Attention, c’est une Française qui a vécu en Italie longtemps et elle avait un copain avant moi qui soutenait l’Inter. Elle a créé une espèce de nostalgie des Nerazzurri. L’Inter a une image d’équipe extrêmement «penseuse», dans laquelle les gens considèrent beaucoup plus l’intérieur que l’extérieur. La Hongrie, c’est la grande équipe du football «danubien» : un style extrêmement délicat, joué à travers des lignes plutôt qu’à travers des masses. Le grand football italien est une synthèse de deux origines : le football «danubien» et le football argentin. Les danubiens sont les lignes, les argentins les individus. Et de là sort ce que le journaliste Brera appelait «la race paysanne italienne». Il faut mettre ensemble ces trois éléments, et vous avez la synthèse dialectique parfaite, les masses du foot italien.

A Milan, vous allez encore au stade ?

Non, pratiquement plus jamais. Quand je suis à Paris, je vais voir les matchs chez un copain. Nous sommes un groupe d’anciens exilés, on se retrouve le mardi ou le mercredi, il y a un cuisinier parmi nous, patron d’un grand restaurant à Paris. On mange très bien et on regarde le foot. Il y a des gens de Milan, d’autres de la Juventus, et on se bagarre. On recrée une espèce de grande comédie classique, italienne…

Vous ne parlez jamais du foot français…

En 1954-1955, j’ai passé un an en France, à Normale sup : je n’imaginais pas que le football existait en France à cette époque. Ici, c’est un produit du colonialisme. Attention, je ne veux pas être lepéniste en disant ça ! Je ne veux pas expulser de France les joueurs de couleur, mais en France, le football est né des Italiens de l’immigration.

La France est le seul pays d’Europe de l’Ouest où presque toutes les couches de l’immigration ont joué en équipe nationale. Le premier joueur noir anglais n’est arrivé en équipe nationale qu’en 1978 !

Alors, vive l’intégration à la française !

(1) Association culte de supporteurs du Milan AC, créée dans les années 60 et qui existe encore aujourd’hui.

(2) Ancien ministre du gouvernement Berlusconi, il a rénové l’extrême droite au début des années 90 pour transformer le MSI néofasciste en Alliance nationale «postfasciste».

(3) Libération du 13 mai 2005.

(4) Auteur de 30 buts en 34 apparitions en équipe d’Italie, dont deux en finale de la Coupe du monde 1938 (4-2 contre la Hongrie), Silvio Piola est resté fameux pour un but inscrit de la main en 1939 contre les Anglais (2-2).

(5) Entre 1950 et 1955, l’équipe de Hongrie ne perdit que 1 match sur 33 : la finale de la Coupe du monde contre l’Allemagne (2-3), qu’elle avait corrigée au premier tour (8-3).