57. Multitudes 57. Automne 2014
quatrième cahier - Valeurs croisées

Endurances Trois-quatre auteurs associés

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Cette succession est à la fois introduction, accompagnement et conclusion de Save Our Senses.

Initialement, je souhaitais croiser les dialogues avec trois-quatre de mes estimés contemporains qui apparaissent dans le présent texte. Il s’agissait de les interroger, selon l’axe de leur valeur. L’ensemble a cependant pris cette autre forme ; je présente parallèlement à ces auteurs, ma conception valuative et ses déplacements artistiques contemporains. Endurances, persistances, ces trois exemples valent par leurs exigences et l’extrême volonté de leurs auteurs de continuer. Ces auteurs ne lâchent pas sur ce qu’ils estiment essentiel : une valeur architecturale, une valeur affranchie et une valeur contemporaine.

Affirmées par ailleurs, ces dissidences choisies remuent l’autorité du décideur-commanditaire et lui offrent résistances quant à des questions sur lesquelles, même avec ses conseillers, il peine. Gênes sans lesquelles nous aurions moins ce plaisir de récuser ce qui nous est imposé comme émancipation.

Chaque auteur est un genre, voire plusieurs. Les caractéristiques de ces genres sont celles de la personne éclairant éventuellement quelque chose de l’œuvre, jamais rien de certain. L’artiste à l’œuvre y traduit artistiquement son (ses) genre(s) sans en détenir toutes les clés. Les clés des genres sont convoitées par les interprètes et les repreneurs, et demeurent, souvent, introuvables ; batifolant de supposition en supposition.

Barto & Barto [B & B]
valeur architecturale

Depuis toujours, B & B s’emploient à ne pas manigancer un rapport à la vérité architecturale. À ce propos [vérité architecturale], ils cherchent, creusent, affrontent, tentent. Seule la vérité interrogée est approchée ; la référence-manigance est placée sur la table d’opération, soumise à l’examen anatomique de ses facteurs. Dans leur intense relation au réel, entre le mot et le dessin, en écartant toute urgence, ils ne cessent de concevoir que lorsque ça ne bouge plus. Cette satisfaction jalonne un travail parsemé d’insatisfactions qui le relancent. Réceptionnant des contraintes, ces architectes, devenus tels par la commission spéciale à laquelle ils se sont spécialement présentés à deux, ne lâchent pas. Ils entendent bien la demande tout en répondant souvent « à côté » non par provocation mais, déjà, pour se mettre en danger. Pour approcher les évidences, il leur faut interroger, s’interroger, accentuer et réduire les différences entre les dessins et les mots, les uns opérant un peu plus directement que les autres. Il s’agit de rattraper ce qui ne peut pas se parler, faire avec le matériau architectural [espace] dans le matériau de tout le monde [temps]. B&B énoncent le prolongement physicalisé de ces divers traits, certains délimitant des volumes au regard d’autres délimitant des idées. Ils ne cherchent pas seulement à mettre des idées en volume, mais à leur donner un volume, par exemple, cet hôtel qui s’enfonce et dont la façade se plie en toiture [vue 1]. Par exemple, ce rangement machinique des machines à l’arrêt, park des mobilités stationnantes [vue 2].

Toujours apprendre, approcher : « Qu’est-ce qui fait que ce bâti soit là et pas ailleurs ? »

La double exigence d’une conception ne cédant rien aux sirènes, précisant encore et encore ce qu’elle désire, et recommençant le projet tant qu’il ne peut être parlé.

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Barto & Barto, Hôtel La Pérouse, 1992, Nantes, France

Dans leur cas, la valuation m’apparaît dans l’intensité de l’exigence mutuelle, cette institution du-dessin-et-du-mot qui ne peut être trahie. La valeur de cette exigence ressort, dans la perspective de l’objet physique et de ses conséquences, du mouvement de l’un à l’autre tant qu’ils n’ont pas accédé à leur commune mesure. L’insatisfaction ne peut être comblée que par l’aboutissement dynamique des deux traits, ceux des lettres et ceux des volumes concertés par le temps des édifices et espaces antérieurs et projetés.

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Sans aucun doute, dans l’ordre des œuvres commanditées, l’architecture a toujours été marquée : elle comprend, dans la plupart des cas, une demande et une restitution collectives, et elle engage des moyens extérieurs (urbanisme, programmation, bureaux d’étude, entreprises). Elle est donc très naturellement assujettie à un régime collectif [politique ?] qui interfère sur les décisions prises par ses concepteurs et les choix qu’ils opèrent. Dans ces conditions, une signature stylistique, répondant a priori aux injonctions, semble accorder une meilleure marge de manœuvre en créant une sorte d’injonction souveraine (et pour l’auteur et pour ses commanditaires). Souvent formel (plus aisément identifiable), ce procédé entretient de fausses différences méthodologiques afin d’assurer les commanditaires d’une certaine liberté de choix ; la signature reconnue rassure le commanditaire, garantissant une communication plus efficace, et le choix entre les signatures entretient son sentiment de liberté…

On retrouve déjà, en architecture, ce glissement progressif que nous décrivions ci-dessus de la chose artistique en soi dans son instrumentalisation. L’identification d’un auteur à « son » style sert ses commanditaires pour être à l’œuvre dans l’objet commandité dont il colporte la responsabilité artistique en publicité. La corrélation historique de l’œuvre et de la publicité, dont Habermas a fait, grâce à la littérature, l’espace public, marque foncièrement l’objectivation publique qu’est l’architecture. Il lui reste à se montrer capable d’exercer, par un travail subtil et soutenu, l’exigence de sa valeur : concevoir et tenir un objet, fait d’espaces, qui ne puisse être simplifié dans sa signature.

Artistiquement complexe, l’architecture exigeante ne cherche ni formalisme ni signature mais les formes adéquates à ce qui semble devoir être ici au motif, non de la publicité de ses auteurs, mais de la nécessité de ce qu’elle-il désirent délibérément à propos.

Christian Xatrec [X] (questions/réponses)
valeur affranchie

X est co-directeur de Emily Harvey Foundation, New-York/Venizia, particulièrement liée à l’histoire de fluxus, qui accueille des manifestations hors des voies communes et des artistes en résidences. J’introduisais mes questions en évoquant le devenir absurde de l’art, X a répondu à mes trois questions. Mûries, ses réponses ne nécessitent aucun autre commentaire qu’en vue de ses œuvres.

En t’affranchissant de toute préoccupation commerciale, as-tu eu l’impression de te protéger d’un devenir absurde de l’art ?

X : J’ai pris la décision de me mettre en retrait des structures du monde de l’art en 1977, un an a peine après mon arrivée à New York. J’avais pressenti alors la nature théorique de mon travail et réalisé que j’étais plus intéressé par l’idée d’une recherche qui serait détachée de toute nécessité de production – je parle ici bien sûr du type de production dictée par les instances d’un marché : une recherche artistique « fondamentale » donc – et non pas « appliquée ».

La décision de positionner un travail hors du champ institutionnel de l’art et de le développer de telle sorte qu’il ne puisse répondre à aucune nécessité ni désir autre que sa propre nécessité et son propre désir, était sans doute sous-tendue par l’idée de « protéger » ce travail, non pas tant (pour reprendre tes mots) d’un devenir absurde de l’art, mais plutôt de ce que je pouvais entrevoir comme mon propre devenir absurde !

À cette époque, tu t’en souviens peut-être, j’étais immergé à la fois dans l’œuvre de Debord et dans celle de Duchamp dont la découverte tardive avait catalysé mon « coming-out » et offert la permission d’assumer les tendances « conceptuelles » – en moi depuis toujours mais encore jamais exprimées : deux œuvres impressionnantes dans lesquelles j’ambitionnais d’ouvrir ne serait-ce qu’une brèche.

Mon intuition était que la position de « retrait » évoquée plus haut que j’avais décidé d’occuper était la condition sine qua non/l’axiome qui était en mesure de me permettre d’ouvrir cette brèche et de donner à mon travail une forme nouvelle que je ne percevais pas encore.

Ce n’est qu’au milieu des années 1980 que me vint l’idée de la X collection qui me permettait de légitimer (justifier ?) ma production ; je devenais mon propre collectionneur – à la fois producteur et consommateur – une manière de contourner la possibilité même de marché – de le court-circuiter.

Je collectionnerai mes propres œuvres, chacune pensée comme un point de vue – concept qui était déjà devenu la clé de voûte de mon travail – après que j’ai réalisé que le mot « point » pouvait être entendu indistinctement et lu en parfaite superposition comme : 1- position (position de vue) et 2- comme négation – point = pas – (pas de vue).

« Point de vue c’est simultanément la vue et pas la vue sans qu’il soit désormais possible (nécessaire ni souhaitable) de privilégier l’un ou l’autre de ces états »



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Les choix d’un directeur de fondation artistique peuvent-ils rester exclusivement artistiques ?

X : Dans tous les cas : oui ! De même que les choix d’un Boulanger quels qu’ils soient ne peuvent qu’être liés à la fabrication du pain – qu’il soit bon ou mauvais !

En ce qui me concerne, les circonstances m’ont amené à développer depuis 2004 le programme artistique de la Emily Harvey Foundation à New York dans un premier temps et bientôt à Venise avec un budget quasiment nul.

Le projet était de réactiver un lieu déjà chargé d’histoire (fluxus/concept art/mail art/early video/performance) en ouvrant un dialogue entre cette histoire et une activité – elle aussi expérimentale – mais résolument contemporaine.

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La valeur cognitive d’une œuvre placée dans une exposition thématique efface-t-elle sa valeur artistique ?

X : Je ne pense pas.

Même si sûrement, dans certains cas, la valeur cognitive d’une œuvre peut être restreinte par un thème, qui en fausserait la lecture en imposant son angle de lecture ; toute œuvre est de toute façon intrinsèquement thématique.

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Mathieu Mercier [MM]
valeur contemporaine

MM est un artiste réputé qui mène un travail sur deux registres, deux types d’œuvres : les siennes passionnées par ce qui donne de la valeur et de la notoriété à celles qui les précèdent et les encadrent et la mise en espace de celles des autres, que lui ou d’autres [fonds privés ou publics] collectionnent.

Peut-être à cause d’un pseudo professeur d’histoire de l’art qui ne savait dire que la contemporanéité dans laquelle il disposait d’un peu d’expertise, MM, par ses œuvres inscrites-critiques et par ses assemblages singuliers, dynamite les contemporanéités cognitives de l’histoire de l’art.

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Toute œuvre s’offre comme succession possible dans la collection de celles qui la précédent ; chaque œuvre proposée convie ses antériorités positives qu’elle confirme comme valeurs référentielles qu’elle collectionne. Disposition, toute œuvre suggère une collection et toute collection vaut comme dispositif référentiel et comme ensemble (d’œuvres choisies) et pour chacune de ses pièces qui, selon, y puise tout ou partie de son prestige. La collection est donc condition symbolique de l’œuvre actuelle.

Sans totalement parvenir à voler aux artistes leur œuvre collectionnante, les nouveaux puissants ont pris aux Institutions la faculté de concevoir leur collection valorisante. En reconfigurant les œuvres collectionnées, MM produit des liens et des espaces autres, déplace les territoires d’interprétation. Les œuvres reforment alors d’autres linéaments dont les placements de MM poussent l’hypothèse. Ce faisant, l’artiste ne fait pas le commissaire (pédagogue culturel), MM coplace les œuvres choisies dans des tensions singulières qui réouvrent leur filiation (antériorité collectionnante) et leur parenté (postériorité collectionnante). MM secoue la valeur culturelle des œuvres assemblées vers leurs puissances artistiques (formes, ironies, couleurs, défauts saillants, impromptus…)

En forme d’œuvre hypothétique globale, l’exposition nous promène alors dans ses cimaises et ses vitrines, retendues en espaces, reprises en deux façons de mise à distance : l’une fait face tandis que l’autre rassemble et protège des objets mis sous verre.

L’exposition est une forme temporaire d’enregistrement, la collection en est une forme « caractérisée » (personne, couple, institution), exposition et collection sont des dispositifs de valorisation assez voisins. L’exposition présente ses liens valuatifs (thématique, chronologique, généalogique, configurationnel), la collection explicite l’ensemble « collectionneur » et ce qui le sous-tend.

La combinatoire des deux (exposition & collection) opère une redistribution, un nouvel ordre spatialisé qui refait les liens et l’ensemble. Par ses œuvres et par ces accrochages, MM registre et reforme des contemporanéités, dont certaines proprement inattendues dans ses tensions particulières.

Que les beaux esprits le veuillent ou non : les œuvres demeurent des hypothèses dont les configurations forment des problématiques… artistiques. La collection est un assemblage délibéré, l’exposition est une assemblée spatialisée, dans ces cas [MM], les œuvres y occupent des espaces qu’elles problématisent, ensemble et frottant l’une contre l’autre.

L’art est un déplacement, une dubitation cognitive.

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Présence Panchounette, Peinture au mètre ou COIN COIN, aggloméré, acrylique et mètre pliant, dimensions variables, 1983
Aldéric Trevel, Monochrome moyen, acrylique sur toile (mélange de couleurs primaires à pourcentage égal), 45 x 35 cm, 2013
vitrine
Michel François, A cacahuètes perdues, 2002, 2,5 x 1,2 cm chacune, bronze, 300 exemplaires, Édition Small Noise
Monica Bonvicini, VSG, 2004, 27 x 27 x 0,6 cm, verre cassé, Editon En/Off 027
Man Ray, Cadeau, 1961/1974, 16 x 10 x 8 cm, fer à repasser, clous de tapissier, 1108/5000 Edition Luciano Anselmino
Elmgreen & Dragset, This is not a terre thaemlitz record, please check opposite sleeve, 2003, 30 cm de diamètre, vinyle blanc non gravé, 39/100, Édition En/Off 013
Sylvie Fleury, Slim fast, sérigraphie sur bois 99/250, Édition Art and Public, 18 x 15 x 10 cm, 1993
Hans-Peter Feldmann, Bananas, fonte d’aluminium, Édition Feldmann Verlags shop n°533, 18 x 5 cm
Carl André, Mönchengladbach. Städtisches Museum Mönchengladbach, tissu en lin blanc imprimé, 660 exemplaires, 400 x 16 cm, 1968
Tom Sachs, Stanley Kubrick is dead, acrylique sur mètre, 100 exemplaires, 2009
François Curlet, Stock of pixels, bocal uncle ben’s avec couvercle perforé, riz basmati, 8 exemplaires, Édition MORE Publishers, 16 x 6,5 x 6,5 cm, 2011
Ange Leicca, Sans titre, boîte de bobine de film, 38 cm de diamètre, 2012
John M. Armleder, Sans titre, assiette en porcelaine blanche signée, Édition Winterling, 22 cm de diamètre, 1998
Marc Etienne, Sans titre, résine, 2,6 x 5 mm, 2013
Photographie Aurélien Mole