70. Multitudes 70. Printemps 2018
Majeure 70. Post-capitalisme ?

Et si ce n’était même plus du capitalisme, mais quelque chose d’encore bien pire ?

Partagez —> /

Il ne suffit peut-être plus d’ajouter des adjectifs pour adapter au présent le concept de capitalisme : capitalisme tardif, capitalisme néolibéral, capitalisme biopolitique, capitalisme cognitif. Une telle approche traite le concept de capitalisme comme une essence qui a des apparences changeantes, mais qui reste éternellement la même.

La question de la fin de la domination du capitalisme en tant que mode de production n’est pas un sujet qui a reçu beaucoup d’attention. Pour ses dévots, elle n’a pas de fin, puisque cette domination est elle-même la fin de l’histoire. Pour ses ennemis, elle ne peut finir que dans le communisme. Mais c’est de la théologie. Si le capitalisme doit être utile en tant que concept historique, alors les questions de ses fins doivent rester ouvertes. L’expérience de pensée se demandant s’il a déjà été surpassé par un autre mode dominant devrait au moins être posée. Le concept de capitalisme est théologique précisément dans la mesure où les questions de son dépassement possible restent inenvisageables.

Décaler l’enquête vers les forces de production de l’information

Les théories de son unité et de son identité à travers le temps tendent à se concentrer sur l’analyse des relations de production. On peut extraire du Capital une armature théorique assez remarquable qui apparaît sous forme négative à travers la critique des concepts théologiques de l’économie politique bourgeoise. Cette armature conceptuelle est si robuste qu’il y a peu de phénomènes qui résistent à l’interprétation en tant qu’apparences superficielles de ces concepts, lorsqu’ils sont posés comme leur essence cachée. Cependant, deux choses échappent à la vue dans cette procédure. Premièrement, que l’économie politique bourgeoise que Marx a prise pour objet de critique est maintenant elle-même une pièce de musée. Deuxièmement, que dans cette focalisation sur les rapports de production, les forces de production reçoivent très peu d’attention.

Cela fait problème, car le dynamisme de ces forces de production sous le capitalisme a certainement été l’un des points saillants de la théorie. Mais alors que les relations de production peuvent être comprises théoriquement, les forces de production ne le peuvent pas. Elles ne se prêtent pas à un aperçu conceptuel abstrait de la part d’un maître penseur. Elles ne peuvent vraiment être connues que par la production collaborative d’une connaissance critique élaborée par les travailleurs du savoir eux-mêmes, dans les nombreux domaines qui se trouvent collaborer ensemble. De nos jours, cela inclut ceux qui ont une connaissance de la technologie de l’information, des sciences des matériaux, de la biologie computationnelle et de bien d’autres domaines. Nous sommes bien loin des moteurs à vapeur de l’époque de Marx.

Ne pouvons-nous pas envisager qu’il y ait eu suffisamment de transformations dans les forces de production pour sortir des chaînes d’un mode de production strictement capitaliste ? Il faut faire attention ici à séparer deux versions de cette question. La première version cherche une justification théologique à cette apparition de quelque chose de nouveau, pour y voir ce qui met fin aux aspects les plus troublants du capitalisme du point de vue de l’apologétique bourgeoise. Mais la version la plus saillante de la question pourrait être de se demander si ce qui est apparu en plus et au-dessus du mode de production capitaliste ne serait par quelque chose de qualitativement différent, qui se trouve en train de générer de nouvelles formes de domination de classe, de nouvelles formes d’extraction de plus-value, voire de nouveaux types de formation de classe.

Classe hacker et multitude

C’est à peu près ce que j’ai essayé d’analyser depuis le Manifeste Hacker (2005). L’émergence de l’information en tant que force de production matérielle a longtemps cherché à échapper aux confins des rapports de production existants, et en particulier aux formes de propriété. On a pu croire pendant un moment que la seule chose qui pourrait vraiment former la base d’un commun était l’information. Cela a détruit l’ancienne industrie de la culture. Les producteurs d’information ont commencé à penser non seulement à leur métier ou à leurs intérêts commerciaux, mais aussi à un intérêt de classe.

Je les ai appelés la classe des hackers, désignant par là ceux qui font l’information, ceux qui font la différence, mais qui ne possèdent pas les moyens d’en réaliser la valeur. Le problème était de concevoir, comme un problème d’alliance externe, le rapport entre deux classes dominées, dont l’une regroupe les travailleurs en tant que producteurs du même, tandis que l’autre regroupe les hackers en tant que producteurs de différences. Pensée comme une relation externe entre les classes, l’action combinée entre elles apparaissait comme un problème à résoudre, au lieu de supposer qu’un commun leur était donné d’avance au sein de la multitude.

L’articulation des intérêts d’une classe de hackers en tant que classe avait aussi ses propres questions internes. Comme pour les travailleurs de différents métiers, les hackers opérant au sein de différents media ont eu du mal à réfléchir ensemble à leurs intérêts communs. Ce qui les a poussés à converger, c’est le développement rapide d’une forme juridique qui traitait les produits de toutes sortes de la création comme des formes de propriété de plus en plus abstraites et de plus en plus strictement privatisées – ce qu’on appelle la propriété intellectuelle. Quel que soit le média dans lequel ils travaillent, des arts aux sciences, la créativité de la classe des hackers se trouve capturée sous la forme de propriété privée.

L’emprise de la classe vectorialiste

Tel est du moins ce qui semblait être le cas durant les premières années du XXIe siècle. Ce que je n’avais pas prévu alors, c’était l’émergence d’une toute autre technique de capture de valeur imposée sur la création. Alors qu’il existe encore des forces parmi la classe dirigeante qui veulent confiner la création dans des formes de propriété privée de plus en plus strictes, certains ont pris le contre-pied total de cet effort. Plutôt que de restreindre ou de policer la libre création, cette autre stratégie a consisté à déplacer sa capture à un niveau plus abstrait. La production d’informations peut être sous-traitée à des non-employés (non-labor), à des personnes qui travaillent (work) mais n’ont même pas besoin d’être rémunérées – et la valeur agrégée de leur production d’informations peut alors être saisie et traitée comme une ressource susceptible être monétisée.

Ce nouveau type de classe dirigeante profite non tant de l’appropriation d’une certaine quantité de plus-value que de l’exploitation d’une asymétrie d’information. Cette classe donne, parfois même en cadeau, l’accès à l’emplacement d’une information que vous recherchez. Ou elle vous permet d’assembler votre propre réseau social. Ou elle vous permet d’effectuer une certaine transaction financière. Ou elle vous fournit les coordonnées d’un certain lieu sur la planète en vous indiquant ce qui peut être trouvé à cet endroit. Ou elle vous dira des choses sur votre propre ADN. Mais pendant que vous obtiendrez ces informations ponctuelles, cette nouvelle classe dirigeante moissonnera toutes ces informations dans leur ensemble agrégé. Elle seule sera en position d’extraire de la valeur de cette information agrégée, et elle seule pourra exploiter la valeur de ce que tout cela peut désigner quant aux états réels et potentiels des choses.

Dans la pratique, cette classe dirigeante émergente de notre temps insiste à la fois, en parallèle, sur le confinement des actes particuliers de création, sous la forme de la propriété privée, et sur l’accès à l’activité créative collective, grâce auquel elle peut en récolter la valeur agrégée. J’appelle cette classe dirigeante la classe vectoraliste. Si la classe capitaliste possède les moyens de production, la classe vectoraliste possède les vecteurs d’information. Elle possède les vecteurs extensifs de la communication, ceux qui traversent l’espace. Elle possède les vecteurs intensifs de la computation, ceux qui accélèrent le temps. Elle possède les droits d’auteur, les brevets et les marques de commerce qui captivent l’attention ou qui assignent la propriété des innovations techniques. Elle possède les systèmes logistiques qui gèrent et surveillent la disposition et le mouvement de n’importe quelle ressource. Elle possède les instruments financiers qui représentent la valeur de chaque ressource et qui permettent l’évaluation et la valorisation collective de toutes les combinaisons possibles entre ces diverses ressources.

Cette classe vectoraliste en arrive aujourd’hui à dominer non seulement les classes subordonnées, mais aussi les autres classes dirigeantes. De même que le capital a dominé la propriété foncière, subsumant son contrôle sur la terre dans une forme de propriété plus abstraite et fongible, de même la classe vectorialiste a subsumé et débordé le capital en s’appuyant sur une forme plus abstraite de valorisation. Une grande partie de la valeur des grandes firmes multinationales prend désormais la forme d’une propriété portant sur l’information. La fabrication effective des choses peut être sous-traitée à une masse concurrente de capitalistes, qui sont toujours obligés de maintenir et d’améliorer les investissements réels dans les moyens de production.

Une alternative au grand récit marxiste

Ce bref aperçu du dépassement du capitalisme en tant que mode dominant a l’avantage de permettre à de nombreuses caractéristiques de la vie contemporaine, souvent considérées comme séparées, d’apparaître comme des aspects d’un seul et même développement historique. Les essors parallèles de la technologie, de la financiarisation, du néolibéralisme et de la biopolitique apparaissent comme les effets de la même transformation des forces de production, qui exerce une pression sur les rapports de production, avec pour résultat de faire émerger la formation d’une nouvelle classe dirigeante.

Dans le récit historique habituel, à la fin des années 1970, les forces du travail avaient combattu le capital jusqu’à l’immobiliser au sein du monde surdéveloppé. Dans ce récit canonique parmi les analyses se réclamant du marxisme, la financiarisation et le néolibéralisme viennent à la rescousse du capital pour le sauver de cette paralysie. Mais comment ? Quels moyens matériels ont rendu possible la financiarisation ? Quelles forces sociales sous-jacentes ont permis aux idées néolibérales de paraître même plausibles en tant qu’instruments politiques ? Pourquoi cela coïncide-t-il avec l’apparition des « nouvelles technologies » en tant que secteur industriel ?

Dans la réécriture que j’esquisse de ce récit, tous ces développements s’ajustent l’un à l’autre, mais pour se combiner d’une manière nouvelle. Le capital cherchait un moyen de sortir de l’impasse de la confrontation avec les revendications des travailleurs, à une époque où l’amélioration des anciens moyens de production ne rapportait plus beaucoup en termes d’augmentation de la productivité. Le capital a pensé trouver le moyen d’esquiver la confrontation avec les travailleurs en se fiant au vecteur d’information. La mondialisation, la désindustrialisation et la sous-traitance permettraient de s’affranchir du pouvoir dont disposaient les travailleurs pour bloquer les flux de la production. Jouer sur le vecteur d’information permettrait non seulement de mettre en place une production plus abstraite et plus flexible, mais aussi de promouvoir la consommation, à travers la financiarisation de la vie quotidienne. Les travailleurs, en tant que producteurs, ont trouvé que leurs emplois avaient déménagé ailleurs ; mais les travailleurs, en tant que consommateurs, ont retrouvé leur pouvoir d’achat restauré – au moins temporairement.

La fin du capitalisme ?

Ce scénario a pourtant buté sur une ruse de l’histoire : ce qui semblait d’abord aider le capital à vaincre les travailleurs dans le monde surdéveloppé s’est avéré entraîner également une défaite pour le capital lui-même. Les forces de production nouvelles, qui ont permis ce débordement des travailleurs, sont devenues les nouvelles forces dominantes de la production. Le pouvoir sur la chaîne de valeur est passé de la propriété et du contrôle des moyens de production à la propriété et au contrôle des vecteurs d’information. De nouvelles industries entières apparaissent, et de nouvelles multinationales – le secteur des soi-disant « nouvelles technologies ». Mais en réalité toutes les entreprises se sont réorganisées de plus en plus autour de la propriété et du contrôle de l’information.

Un coup d’œil sur certaines des plus grandes entreprises multinationales révèle que beaucoup d’entre elles ne fabriquent plus les produits qu’elles vendent. C’est le travail des sous-traitants capitalistes concurrents. Celles qui fabriquent encore ce qu’elles vendent n’y trouvent plus qu’une faible proportion de leur valeur boursière ou du prix de leurs marchandises. Nous avons donc des entreprises alimentaires qui sont principalement propriétaires de portefeuilles de marques, des sociétés pharmaceutiques qui consistent principalement en portefeuilles de brevets, des sociétés automobiles qui tirent la plus grande partie de leurs profits de leurs prêts automobiles, des sociétés informatiques qui ne fabriquent pas leurs ordinateurs, et des marques d’habits qui consistent essentiellement en chaînes logistiques complexes pilotées par l’information – et ainsi de suite.

Le contrôle de la chaîne de valorisation par la propriété de l’information s’étend jusqu’à la vie elle-même. Voilà aussi pourquoi, cela dit en passant, il n’est plus guère pertinent de revendiquer le vitalisme du travail vivant contre le capital comme travail mort. Ce n’est pas le capital comme tel, mais bien le vecteur qui pénètre dans nos chairs et les commande en termes d’information, en surveillant nos états psychophysiques, en modifiant nos fonctions à l’aide de signaux chimiques, en brevetant divers aspects de sa conception. Ce qui est en jeu n’est ni un bios, ni une polis, mais bien un certain régime de propriété de l’information qui s’étend dans l’organisme. Les nouvelles forces de production, telles qu’elles ont émergé à notre époque, sont aussi des forces de reproduction et de circulation.

Le pouvoir de la classe vectoraliste ne relève ni du cognitif ni d’un pouvoir sur l’intellect général. Il fonctionne aussi bien sur le bruit, sur la volatilité, sur la mauvaise information que sur toute sorte d’intelligence ou de raison. Il s’étend aussi loin dans le domaine de la corporéité et même de la sexualité de l’humain que dans celui de l’intellect. Les formes d’ordre artificiel qu’il crée ne sont pas des extensions ou des imitations de la cognition humaine, mais quelque chose d’entièrement différent. On ne peut interpréter ce mode de production en utilisant les catégories conceptuelles herméneutiques reçues, dérivées d’une critique des rapports de production du capitalisme de la machine à vapeur du XIXe siècle. En réalité, nous comprenons maintenant à quel point la critique de Marx était incomplète et le demeure. Même sa compréhension critique du capitalisme continue à penser celui-ci, métaphoriquement, sur le mode d’une machine à vapeur géante et dysfonctionnelle, prête à exploser à tout moment sous l’effet de pressions internes non régulées. Marx n’était pas capable de concevoir l’information dans notre sens contemporain de ce concept, car ce n’est pas celui que les forces de production de son temps ont produit.

Enfin marxistes ?

Plutôt que de lire les textes de Marx comme une critique des rapports de production donnant appui à une herméneutique du soupçon qui détecte l’opérationalité du capital comme le retour du même sous n’importe quel phénomène, peut-être avons-nous besoin d’une autre méthode. On pourrait commencer par inverser le mouvement : lire l’absence chez Marx d’un concept explicite d’information comme le symptôme du sous-développement des forces de production qui ne soient que capitalistes. Ainsi, nous pourrions enfin lire Marx historiquement, en développant pourtant une lecture éminemment marxiste de son travail.

Ramener cette expérience de pensée sur notre présent aiderait à penser la spécificité historique du moment contemporain. Telle était, après tout, la grande force de Marx. Son présent ne lui paraissait pas ressembler à son passé. Son époque présentait des caractéristiques nouvelles, qui appelaient des concepts adéquats à la nouveauté du moment. Ce qui nous invite à penser, de façon paradoxale et provocatrice, que toute théorie dans laquelle le présent apparaît comme essentiellement le même que le passé de l’époque de Marx, avec seulement quelques différences d’apparence, ne peut pas vraiment se réclamer du marxisme, puisqu’une telle fidélité constitue nécessairement une trahison de sa vraie force théorique.

Nous pouvons sans doute laisser de telles questions théologiques aux seuls fidèles, qui constituent de toute façon une secte assiégée et en perte de vitesse. En lieu et place, voici une question à mettre au cœur d’un vrai programme de recherche : quelles sont les forces de production actuelles, et comment peuvent-elles être comprises efficacement sous un ensemble modeste de concepts ? Comment ces forces de production donnent-elles naissance à des formes de pouvoir de classe, et comment ce pouvoir de classe a-t-il façonné la forme particulière que ces forces productives ont prise ? Sur quels points les classes dominées – obligées de vivre dans une économie générale qui aligne les forces de production sur le seul intérêt de la classe dirigeante – peuvent-elles affirmer leur puissance d’agir propre et leur autonomie ? Quel autre monde est encore possible, étant donné les dommages que cette économie générale a causés au monde avec les moyens qu’elle a développés jusqu’ici ?

Traduit de l’anglais par Yves Citton