VALUATIONS – n° 57 spécial de la revue Multitudes (automne 2014) en collaboration avec le CNEAI et l’ENSA de Nancy

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Argumentaire

La valeur et l’évaluation sont au cœur du monde marchand qui est le nôtre. Leurs principaux référents s’établissent à travers la monnaie, mais le fonctionnement de cette dernière fait apparaître le rôle central de la confiance que nous accordons à des systèmes monétaires permettant de fonder et d’organiser certaines communautés d’échanges. Quoiqu’il ait toujours été problématique, ce lien entre valeur, monnaie et confiance paraît être entré dans une période d’instabilité croissante, dont témoignent en parallèle l’omniprésence des discours de « crises » (bancaire, financière, budgétaire), l’incrédulité générale envers les « solutions » politiques proposées pour en sortir, ainsi que la multiplication d’évaluations censées colmater cette fuite générale de la croyance en inventant sans cesse des dispositifs inquisitoriaux ponctuels, qui suscitent toutefois des réactions de rejet (et d’incrédulité) de plus en plus sensibles. La place croissante accordée à l’évaluation, fréquemment associée aux transactions, mérite d’être comprise à la fois comme le symptôme d’un désarroi ontologique propre à la modernité tardive, comme un effort bureaucratico-politique mené par le capitalisme pour s’adapter aux mutations sociales et technologiques en cours, et comme un lieu possible d’émergence de nouvelles formes de mesures et donc de régulations sociales. Le caractère volatile de la valeur actuelle contribuerait à la surenchère de ces formes de mesure.

Les pratiques de visualisation, d’écriture et de compte sont au cœur de l’évaluation et de la légitimation des valeurs. Le terme de « valeur » renvoie d’abord à la détention d’une certaine puissance, selon le premier sens du verbe latin valere qui désigne la « vigueur », puis la capacité à « s’établir », à « maintenir » et à « régner ». Cette affirmation de puissance est toutefois indissociable de la reconnaissance d’une puissance propre au geste même d’affirmer : toute valeur repose sur un travail de « signification », de même que toute mesure repose sur un découpage, sur des étalons et sur des codes relativement arbitraires. Les pratiques concrètes de l’évaluation opèrent donc une fonction cruciale de ré-articulation entre l’attention que nous prêtons aux différentes parties de notre monde, les significations que nous leur attribuons et les puissances que nous leur reconnaissons. Or une telle description des pratiques de l’évaluation se trouve coïncider assez précisément avec la fonction reconnue aux pratiques artistiques en régime de modernité.

Avant même de se trouver soumis à des procédures d’évaluation, l’art était valuation : les pratiques artistiques font émerger des régimes attentionnels, des constructions de signification, des perceptions de puissances qui sont au cœur de nos processus d’élaboration de valeurs, où évaluation et valorisation apparaissent comme les deux faces d’une même pièce. Nous désignerons dette pièce à double face par le terme de « valuation », repris de la Theory of Valuation de John Dewey (trad. Fr. aux Empêcheurs de penser en rond), qui l’utilise précisément pour rendre compte de la continuité entre valoriser (prizing) et évaluer (appraising), non sans préciser que toute expression de valeur est fondamentalement « jaculatoire », dans la mesure où elle interjecte une affirmation sensible avant de pouvoir en sustenter l’argumentation, quoique ce soit le travail d’enquête qui puisse seul transformer cette jaculation en véritable « valuation ».

Les contributions sollicitées par le présent appel viseront donc à articuler le lien, à la fois fondamental et toujours concret, reliant Art et Valuation, et à suggérer de quelle manière les pratiques artistiques aident à repenser et à reconfigurer nos pratiques d’évaluation – pratiques artistiques peut-être transformées elles-mêmes en instruments de ces valuations ! Pourtant, organe subjectif, l’art ne devient un modèle social qu’aux dépens de ses spécificités. Outre l’analyse des écritures et des modalités de comptages qui fondent les valeurs d’aujourd’hui, il s’agira d’envisager d’autres types d’écriture et de comptage – d’autres stratégies – possibles, notamment sur la question de la valuation artistique et cognitive. Davantage que le devenir-économie de l’art (déjà bien étudié et abondamment pratiqué), c’est le devenir-art de l’économie qui retiendra principalement notre attention. En visant à analyser, déterminer ou refonder les mécanismes de légitimation des valeurs actuellement en vigueur, les contributions pourront mobiliser différents champs – dont, à titre d’exemple, l’économie pratique, la littérature ou l’art, les moyens de montrer ou diffuser des œuvres, la philosophie historique et contemporaine, les compétences architecturales et urbaines –  afin de cerner, dans chaque cas, les diverses « crises » symboliques et les multiples jaculations pratiques qui ont scandé et qui continuent à renouveler l’évaluation « des valeurs ».

Un numéro spécial de la revue Multitudes

Ce numéro spécial de la revue Multitudes (n°57) paraîtra à l’automne 2014, regroupant à la fois des interventions plastiques, des cadrages conceptuels, des comptes-rendus d’expérience, des propositions et des résultats d’enquêtes. Le sommaire proposera au moins quatre sections :

I. Caractérisation du contexte historique actuel des rapports tendus entre Art et Valuation : on commencera par resituer les problématisations dans le contexte concret de l’alignement des écoles d’art sur les modes d’évaluations mis en place par la recherche universitaire (en sciences dures), de la circulation des étudiants au sein de l’espace européen, des participations artistiques à l’effervescence des discours sur l’affolement des valeurs à l’âge du capitalisme cognitif.

II. Recadrages aidant à clarifier les enjeux souterrains des rapports entre Art et Valuation : il s’agira ici d’établir un repérage sommaire de quelques éléments de vocabulaire, de quelques inventions conceptuelles et de quelques perspectives théoriques permettant de recadrer les questions de la production et de la légitimation des valeurs au sein de la financiarisation croissante de nos économies, des explosions de dettes et des déficits de crédit, et d’un certain devenir-art de l’économie.

III. Présentation et analyse de quelques résistances et innovations concrètes menées par les acteurs du monde de l’art face à la furie de l’évaluation : il s’agira ici d’observer et de discuter les pratiques actuellement menées aux confins des mondes de l’art et de l’économie, pour en dégager des objets inconnus, bizarroïdes, inclassables – qui nous invitent à ré-évaluer nos processus de valuation en mettant en scène leur failles, leurs aberrations ou leurs puissances. On s’efforcera ici d’aller dans « le dur » des formes d’organisation de l’économie, dans les boîtes noires des procédures et des formulaires, de façon à saisir en acte les opérations concrètes associant les formes de valeur et la valeur des formes, ainsi que l’intérêt plastique de l’art pour servir la fuite des valeurs en valuations.

IV. Reprise synthétique et projection programmatique : sans forcément recourir à la forme du « manifeste » ou des « préconisations », nous chercherons à donner une dimension synthétique et programmatique au travail rassemblé dans ce volume, de façon à ce qu’il constitue une intervention susceptible de reconfigurer les débats en cours sur les problèmes de l’évaluation.

Organisation pratique

Ce numéro de Multitudes constitue le premier moment de rassemblement d’une multiplicité d’initiatives, d’ateliers, de séminaires et de publications menées dans le cadre du Laboratoire Valuations, qui associe l’Ecole Nationale Supérieure d’Art de Nancy, le Cneai (Centre National Édition Art Image) de Paris et la revue Multitudes. Rassemblant textes et images, ce volume fera l’objet de deux publications : l’une en français, l’autre en anglais, bénéficiant d’une diffusion spécifique dans les pays anglophones.

Les projets d’articles sont à soumettre avant la date du 15 mars 2014, sous la forme d’un intitulé et projet d’article (en 2000 signes maximum, en français ou en anglais), accompagnés d’une notice biographique et bibliographique (maximum 1 200 signes). Les projets sont à envoyer par mail uniquement, à la double adresse suivante : antoine.dufeu à l’adresse wanadoo.fr et yves.citton à l’adresse gmail.com).

Les contributions retenues, en anglais ou en français, ne devront pas excéder les 20 000 signes et devront être reçues dans leur version définitive au plus tard le 30 mai 2014, pour une parution à l’automne 2014. Les contributions seront régies par les licences « Creative Commons 2 ». Les contributeurs cèdent à la revue Multitudes le droit de reproduire leur contribution sur le site de Multitudes (ainsi que sur le site du CAIRN) où un téléchargement gratuit est autorisé.

Pour toute question supplémentaire, contacter Antoine Dufeu et/ou Yves Citton aux adresses ci-dessus.

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