Icônes 32

Faire artisan plutôt que faire l’artiste

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Elisa Bracher en conversation avec Éric Alliez

Les sculptures-monuments composées de troncs d’arbre grossièrement équarris s’affirment moins comme des œuvres d’art importées dans la ville qu’à la façon de gigantesques ob-jets qui bousculent par leurs projections multidirectionnelles l’ordre urbain en révélant les forces souterraines qu’il contraint.

Élevée à l’échelle architecturale d’un montage tenu en force par les tirants en fer auxquels elle est soumise, la puissance inhérente au matériau végétal s’attaque à l’environnement territorial tout en imposant un détournement radical (anarchitectural) de la réalité de « l’arbre » dans la ville.

(L’angle de prise de vue des photographies semble avoir été calculé de façon à donner le sentiment que les sculptures brutalisent les façades en opposant aux immeubles et équiquements collectifs environnants une topologie ouverte et massivement indéterminante ; elles peuvent aussi dé-structurer les supports en gerbe d’un hangar ou faire éclater un rond-point : sur cette dernière photo, la direction routière indiquée par le panneau de sens unique est ironiquement contredite par la multidirectionnalité de l’objet-monument.)

Le travail lui-même naît de l’ambition de concréter des possibles en construisant des sensations comme autant de nœuds de forces expansives resserrées, suspendues et précipitées, sur un corps en inter-action avec le milieu urbain, corps lui-même composé d’interactions qui dé-mesurent le territoire et affectent la géographie la plus quotidienne de la vie dans la ville en déréglant son allure commune.

(Il y a cette photographie où la femme poussant une voiture d’enfant est comme menacée de voir l’échafaudage des fûts l’écraser.)

Le procès de création ne saurait donc chercher son point de départ ailleurs que dans le déséquilibre. Déséquilibre constituant du procès de création, de ses essais et de ses effets en excès eu égard à toute espèce de conception, dessin-dessein, etc.

C’est en effet à partir de la rupture d’équilibre d’un tronc que les autres s’agencent pour imposer une nouvelle manière d’exister dans un espace où tout est tenu de se retenir mutuellement, dans un monde où ce qui ne tombe pas est aussi ce qui retient le reste de tomber. L’état final de la sculpture est ainsi l’arrêt et la résultante d’une recherche continue des modes possibles pour que ça tienne debout tout seul — ensemble, autrement.

Installées dans la rue, les sculptures acquièrent une vie propre, elles charrient dans leur corps la quête constante de l’équilibre dans un jeu de forces qui reste présent dans la conjonction massive des troncs.

Les assemblages de troncs expriment le déséquilibre constructif qui exerce une action continue pour que leur corps-à-corps fasse bloc, action rendue visible par les enchâssements et les grosses vis, tandis que les entailles qui facettent le bois sur toute sa longueur augmentent la force au travail incorporée par la sculpture tout entière.

Tous les éléments mis au travail sont en variation continue eu égard à la simplicité de la corporéité produite.

C’est la condition pour que chacune de ces œuvres tire son pouvoir réel de sa capacité à susciter chez le spectateur des sensations équivalentes aux forces gravifiques (et antigravifiques) qui s’exercent dans l’assemblage.

Si bien que le déséquilibre qui a donné naissance aux sculptures-architectures pourra se combiner avec une apparence d’étrangeté presque harmonieuse et ludique en associant leur pesanteur aux éléments urbains les plus disparates supposés héberger et orienter la communauté des humains.

Cette action sociale de la sculpture proviendrait alors de la « massive » simplicité du jeu des forces im/mobilisées : fin de partie d’un gigantesque Mikado, elle peut réanimer ces sensations et ces histoires muettes qui transforment les citoyens programmés en individus singuliers porteurs d’affects.

Faisant acte de sa consistance la plus matérielle, ce travail insiste à refuser l’ordre du discours au profit de la construction, de la consolidation d’une masse de sensations en matière d’expression densifiée à l’extrême.

Fût-il relayé par un dispositif technique proprement énorme (tronçonneuses, câbles d’acier, grue…), c’est quand la matière devient le vecteur d’un faire artisan qui l’engage dans un rapport direct du matériau aux forces qu’il incorpore qu’en sa plus grande sobriété ce geste épouse l’intelligence non visuelle de l’œil présent dans les choses en dotant l’artiste d’une mémoire non esthétique.

Les autres photographies relèvent quant à elles du registre d’une perception qui s’est formée en partageant pendant près de dix ans la vie de la Favela da Linha à São Paulo.

L’anarchitecture à l’œuvre est ici le fait de la conjonction des interventions micro-architecturales des habitants.

Ce qu’on peut voir, ce sont des agencements collectifs / constructifs hautement sophistiqués à force d’exhaustion de la totalité de l’espace disponible pour le rendre habitable. L’espace y est exhaustivement affecté dans un constant passage à la limite du possible visant à toujours réouvrir l’espace le plus fermé qui soit.

Bien que l’absolue pauvreté ne constitue pas l’élément immédiatement déterminant de ces photos, le désordre, les pressions et la précarité font ici corps et masse critique.

Un aspect misérable et sombre peut s’en dégager et même s’imposer mais ce n’est nullement le thème, et il n’est nul besoin de commencer par faire sien un « discours critique » sur la question sociale au Brésil pour animer ces vues. Car c’est la construction la plus anonyme du regard (et c’est cet anonymat qui réclame du temps) qui finit par être à même de présenter (et non de représenter) la complexité et l’inventivité des relations sociales trouvant place dans la favela, alors même que l’œil ne cherchait pas à capter les formes signifiantes ou symboliques de celles-ci.

Dix ans durant, mon regard aura donc enregistré comme à son insu ces images plastiquement éclatées à la beauté inquiétante, émargeant à l’intolérable, qui ont tramé la relation de l’artiste femme-et-brésilienne que je suis à la « communauté » et, de manière plus générale, à l’urbanisme du pays réel.

L’œil s’ouvrait et se fermait en découvrant à l’aveugle un espace de contact mettant aux prises des multiplicités dynamiques et des solitudes individuelles autant que collectives, dont l’appréhension était irréductible aux projections toujours trop visuelles et policées de l’artiste.

Dans une métropole comme São Paulo, ce qu’on appelle les « barracos » (les « baraques ») sont de véritables catalyseurs des liens sociaux qui permettent aux habitants de tenir, de tenir debout — nous disons : em pé — et de développer des relations par raccordements des voisinages dans l’autonomie partagée des connexions et imbrications ainsi produites.

Les photographies révèlent ce que nous ne sommes pas censés voir, au-delà de la misère qui se cache : ce sont les potentialités créatrices de la vie qui sourd du désordre de la favela.

L’œil surprend alors des compositions indissociablement physiques et sociales qui présentent la qualité forcée de ce qui n’a pas été conçu pour être vu.

De là que ces photographies ne cherchent ni à exhiber la pauvreté en soi ni à documenter un mode de vie pour lui-même.

Elles veulent seulement montrer à l’œuvre la dynamique matérielle propre à une organisation de la vie qui rend possible une existence commune là où tout semblait l’interdire, tout en suggérant que ce que nous y voyons nous regarde aussi comme un matériau de pensée susceptible d’offrir à l’art un modèle paradoxal de devenir, d’hétérogénéité et d’« engagement ».