Au travail, à la maison, dans la rue, la vie ordinaire souffre d’un manque de reconnaissance des valeurs qui s’y trouvent produites et potentiellement vécues, de telle sorte qu’elles y passent le plus souvent inaperçues. Plutôt qu’à entretenir l’ordre établi des valeurs dans leur apparente objectivité, une politique plus radicale suppose de contester les systèmes tacites de donation des valeurs sur lesquels repose cet ordre. Positivement, elle doit s’attacher à une réévaluation. La réévaluation de la place de l’art dans la vie sociale donne le modèle d’une telle réévaluation générale.« Tant que l’art sera le salon de beauté de la civilisation, ni l’art ni la civilisation ne seront en sûreté », écrivait en effet John Dewey.

Un jour de l’hiver 2007 à Washington, le violoniste de renommée mondiale Joshua Bell se plaça à l’heure de pointe dans un coin d’une station de métro très fréquentée, et joua quelques-unes des plus grandes partitions de la musique savante occidentale. Il les joua sur un instrument légendaire : son Stradivarius 1713, dont on dit qu’il l’aurait acheté 3,5 millions de dollars. Pendant sa performance de 43 minutes, 1 097 personnes sont passées à côté de lui et ont pu entendre son jeu virtuose. Seulement 7 personnes se sont arrêtées et l’ont écouté plus d’une minute. 27 personnes se sont arrêtées le temps de jeter un peu de monnaie dans son étui de violon. Un interprète dont les performances valent 1 000 dollars la minute a gagné ce matin-là environ 32 dollars. De nombreux passants, guidés par leur emploi du temps pressant ou enfermés dans la musique de leur iPod, sont passés à côté de lui sans même remarquer ce musicien de rue.

Il est paradoxal que beaucoup de gens soient prêts à payer cher pour assister au concert d’un violoniste virtuose, en s’enfermant entre les murs d’une salle insonorisée qui les coupent de leur vie quotidienne, alors que très peu sont capables d’être esthétiquement attentifs à la musique de ce même musicien dès lors qu’il est fortuitement placé dans le flux de la vie ordinaire. Les œuvres d’art se trouvent actuellement converties en « choses éthérées », conservées et exposées dans un espace séparé où elles devraient être transformées en icônes pour être contemplées religieusement, de manière désintéressée.

Cette muséification de l’art n’est pas politiquement neutre. Elle a été conditionnée par la montée conjointe du nationalisme et du capitalisme : chaque capitale se devait de posséder ses musées, ses trésors artistiques comme autant de signes de ses conquêtes impériales et de ses pillages, et les nouveaux riches se devaient symétriquement de privatiser et de collectionner des objets d’art pour attester leur position sociale. Démocratiser l’art ne doit pas consister seulement à mettre ses formes consacrées à la disposition d’un plus large public, en instaurant par exemple un accès gratuit aux musées, ou en installant les œuvres d’artistes réputés dans des zones urbaines périphériques ou dans des quartiers difficiles. Une démocratie radicale doit plutôt permettre aux individus de produire par eux-mêmes les conditions de leur existence, de participer directement à la formation des valeurs de leur vie collective. L’art moderne et l’art contemporain ont certes fait preuve d’originalité stylistique, mais ils n’ont pas transformé les conditions de réception et d’expérimentation, qui restent celles des œuvres classiques : ces œuvres d’art s’insèrent confortablement dans les mêmes formes a priori consacrées de l’Art (dûment « majusculé » : les collections, les expositions, les musées).

À l’angle de la rue, un retraité joue de la scie musicale, comme on fait du tambour avec une poubelle, ou comme Charlot se fait une cravate d’une chaussette. Il esthétise les outils du travail et la vie ordinaire. Démocratiser réellement l’art, c’est reconnaître et protéger l’art là où il naît, partoutoù il a le pouvoir de faire s’arrêter des gens et de faire ainsi naître un authentique public, qui ne soit pas facticement fabriqué par les médias de masse, radio ou télévision. Les arts « populaires », saisis sur le vif de leur naissance, street art, graffiti, hip-hop ou rap, ont été inséparables de la production d’espaces et de formes sociales nouvelles, incitant leurs publics à déplacer les frontières établies entre art et non-art, et les mobilisant ainsi dans un exercice d’intelligence coopérative.

Ce faisant, l’art agit comme un révélateur : il peut nous rendre attentif à ce qui est esthétique dans l’expérience ordinaire du non-art. La satisfaction esthétique qui accompagne nos activités quotidiennes n’est pas valorisée en tant que telle, ces activités étant dévaluées car « intéressées » ou bassement utilitaires. En réalité, le plaisir du jardinier qui s’occupe de ses plantes, la concentration du mécanicien sur sa machine, l’enthousiasme des spectateurs d’un match de football devant un beau geste, toutes ces expériences montrent que les actions les plus simples mobilisent une expérience émotionnellement et humainement complexe.

Réinscrire l’art dans la vie ordinaire conduit à reconnaître la production de sensde nombreuses activités domestiques et sociales : les gestes d’attention et de soin des petits, des faibles et des handicapés, la concentration mentale des chauffeurs de transports publics, les travaux d’intérêt général et de protection de l’environnement, le travail sexuel des prostitué(e)s et des époux-ses, le défi sportif libéré de la fin extrinsèque du résultat, etc. Dans tous ces cas, l’activité humaine ne vaut pas seulement par la fin ou le profit qu’elle vise, mais par la richesse d’expérience collective des moyens qu’elle met en œuvre, comme dans toute expérience esthétique. Les énormes quantités de travail invisible, bénévole ou domestique, ainsi que les énormes quantités de valeur qu’elles produisent, sont occultées par la domination symbolique de l’emploi commandé. Revendiquer publiquement et reconsidérer la richesse de ces activités est un enjeu majeur d’une politique démocratique, réellement pragmatique.

Une plus grande place pour l’art vivant

L’art des musées est rarement l’art vivant. Et l’art de notre temps ne se réduit pas au milieu de l’art et à ses simagrées financières. Il n’est pas séparé de la vie, même si la plupart de ses institutions, de ses marchands et de ses hiérarques cultivent cette coupure pour rester les seuls à juger et à spéculer sur le bon goût contemporain. L’art qui étonne et détonne, qui cogne et surprend, vit d’ores et déjà au cœur de la rue, dans des transports multiples, des interstices visibles ou non, des espaces ouverts et indéterminés, des flux réels et virtuels. Il ne se reconnaît pas. Il s’invente, il est sauvage, il se construit à l’envers des valeurs normées. Illumination, labeur, tension, trouvaille, échec, culture comme inculture peuvent y conduire. Qu’il se contente d’emprunter des formes trop répertoriées et codifiées, et le voilà qui devient la caricature de lui-même : vendable certes, mais sans âme ni intensité. Sous ce regard, l’art que nous défendons, imprévisible et directement connecté à nos désirs, est l’allié subjectif de l’art de tout un chacun, de l’enfant au travailleur, de l’artisan à celui que la société désigne comme malade. Il est indissociable de nos arts de vivre et de nos arts de faire. Cet art vivant a une fonction existentielle pour tous, pas seulement pour une corporation. Il embrasse et traverse dans la plus grande déliaison tout le corps social. Il n’est pas seulement producteur d’objets. Il décale le regard. Il crée des expériences de vie. Il ouvre de nouveaux scénarios à notre quotidien, plus intenses. Il nous donne l’étincelle de l’émancipation. Il nous aide à nous produire nous-mêmes, donc d’une certaine façon à devenir nous aussi les artistes de notre vie.