A chaud 53

Femen – Un modèle globalisé d’autonomie politique

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Celles qu’on appelle les Femen utilisent un peu partout dans le monde leurs seins nus comme des armes politiques, à la manière des premières d’entre elles en Ukraine. Ce mode d’action fait l’objet de critiques de tous bords politiques : gauche et droite, féminisme et antiféminisme, conservateurs et réformistes, femmes et hommes. Tout se passe comme si l’exhibition des seins, banalisée sur les plages depuis des décennies, devenait obscène quand elle s’affichait ouvertement sur des scènes publiques, dans des cérémonies officielles, où elle était le support de mots d’ordre d’opposition. Le sein nu accepté sur la plage, recherché dans la publicité, plébiscité dans le marketing, semble inscrire une rupture intolérable dans l’espace politique. Les femmes qui se dénudent sont accusées de vouloir séduire comme des prostituées ou des nymphomanes, et d’autant plus accusées que leur message porte évidemment ailleurs. Dans cette appréciation on ne retient que le côté jeunes et belles des premières ukrainiennes, alors que le geste de se dénuder les seins pour s’affirmer politiquement est pratiqué par des femmes de tous âges et dans divers pays.
Ainsi l’exaspération qu’a provoquée le groupe ukrainien Femen est particulièrement révélatrice des perceptions irréconciliables dont la sexualité demeure l’objet dans le champ politique. Ces jeunes femmes ont créé et adopté un mode de contestation s’inspirant de l’actionnisme des années 1960 et se voulant révolutionnaire, au sens propre du terme : les œuvres de Marx, Engels, Lénine et Bebel ont été leurs livres de chevet, dans un contexte d’immense nostalgie de la période soviétique, après l’instauration des réformes économiques de marché, appelées « thérapies de choc » dans toute l’aire de l’ex-URSS. Issues de familles déclassées, paupérisées, ruralisées, regardant leur pays devenir une destination privilégiée à la fois pour le tourisme sexuel et la gestation pour autrui, les jeunes filles nourrissent une révolte proprement politique, anticapitaliste mais aussi nationaliste. Elles montent alors des actions sur le mode des performances que l’on trouve aujourd’hui dans le monde entier, de l’Europe à la Chine, et utilisent une technique de retournement systématique du sens usuel : ainsi les seins, attributs sexuels par excellence des femmes, deviennent-ils, dénudés en public, le symbole provoquant et inversé d’une volonté de destruction des socles sociaux, politiques, économiques et symboliques du patriarcat.

Prenant des risques énormes, objets de maintes arrestations dont certaines très brutales, elles mettent en scène leurs corps nus dont elles font leur arme centrale. La forme sexuelle de leur combat est en elle-même totalement désexualisée, détachée d’elles-mêmes et dans cette optique, elle est l’une des manifestations de la nouvelle objectalité coupée qui fait muter la sexualité, devenue service, don, droit, acte d’hygiène, etc. Revendiquant un féminisme radical, « sextrémiste », bâtissant selon leurs propres termes, une idéologie devant libérer les femmes de toute la planète – dans une perspective internationaliste renouvelée, dont le chantre, Lénine, est l’objet de toute leur admiration – les jeunes ukrainiennes se distinguent néanmoins par leurs convictions politiques dans la configuration actuelle de mouvances féministes n’intervenant que dans le domaine des « mœurs » et appelant à un réformisme législatif.

Leur intervention dans le contexte français est en effet aux antipodes des préoccupations manifestées majoritairement : care, soin des autres comme vertu féminine ; agressions d’abord verbales ou par exclusion, et maintenant physiques contre les femmes voilées, conciliation entre travail familial et travail rémunéré, restauration du mariage pour tous, revendications masculinistes et des pères séparés, etc. Les Femen françaises ont surgi dans ce contexte comme une étrangeté radicale, pourtant dans des corps de femmes. Comme dans Molière, la réaction a été : Cachez ce sein que je ne saurais voir ! Comme dans Molière, Tartuffe reprenait le plateau. Tartuffe à l’échelle d’une société tout entière. Le sein de la Liberté peint par Delacroix doit rester caché derrière le sein nourricier et assujetti de la Marianne.

Ailleurs le modèle circule rapidement. Poser nue sur la Toile dans les pays musulmans a été aujourd’hui érigé en symbole de révolte. Amina en Tunisie et sa consœur du Caire, Aliaa, grâce à ce modèle ont osé se dresser seules contre l’ensemble des règles qui, au nom de l’honneur masculin et de l’islam, enferment les femmes dans des rôles assignés. Comme le souligne Kmar Bendana, leur geste provoque une réprobation largement exprimée mais aussi une interrogation sur les nécessaires transformations de la société. Dans des sociétés bloquées à des degrés divers, seuls des gestes individuels de transgression portés par le monde globalisé peuvent faire changer localement les perceptions et les pratiques. C’est pourquoi peu importe que les Femen ukrainiennes stigmatisent avec force l’islam ; celles qui s’en sont inspirées dans le monde arabo-musulman se sont réapproprié le sens politique de leur geste, et l’ont mis en œuvre dans un contexte marqué par le réinvestissement de l’islam après la chute des dictatures.

Les Femen européennes et arabes activent de fait la désertion des normes locales de genre et des appartenances de sexe. Les seins nus sont au cœur des processus présents de spectacularisation des contestations et des revendications. La nudité est ici antisexuelle, proprement politique, à l’opposé des comportements des années 1970 où l’on voyait dans le fait de se dénuder une manière de dévoiler la sexualité qui innervait l’ensemble des relations interpersonnelles. L’acharnement des Femen contre les différentes formes de voilement musulman des femmes les constituent en miroir des féminismes islamiques : dans un cas comme dans l’autre, la femme se fait spectacle pour marquer son être, ses refus, ses idéaux.

En Chine, Ai Xiao Ming, professeure d’université, âgée de plus de 60 ans, illustre avec force la capacité du modèle globalisé du dénudement des seins, initié par les Femen ukrainiennes, à incarner un combat politique singulier. Elle cherche ainsi à prolonger d’une nouvelle manière ses luttes antérieures contre la corruption, contre l’autoritarisme de l’État-Parti, contre la domination masculine et l’ensemble des injustices sociales quotidiennes. Aujourd’hui, elle défend Ye Hai Yan qui elle-même s’est levée en faveur des prostituées qui délivrent leurs services aux plus pauvres et contre les viols impunis d’écolières et qui, à la suite de sa campagne nationale, a été tabassée par la police à son domicile devant sa fille de 13 ans. Dans le cas d’Ai Xiao Ming, la critique des Femen et des seins nus au nom de la séduction tombe d’elle-même. Elle porte symboliquement un ciseau devant le sein droit.

Issues chacune dans leur pays de couches sociales différentes, Ai xiao Ming, Amina, Aliaa, Inna Shevchenko n’ont rien d’autre en commun que la volonté de trouer des ordonnancements sociopolitiques excluant les femmes mais aussi tous ceux qui ne rentrent pas dans les cases prévues de l’oppression. Exhibés, leurs seins couverts de slogans simples et ravageurs, perforent les régulations politiques, consuméristes, économiques : « mon corps m’appartient, il n’est l’honneur de personne », « fuck the moral », « la sharia n’est pas une constitution », « prenez une chambre avec moi et laissez He Hai Yan tranquille », etc. Nul doute qu’elles feront des émules un peu partout tant les raisons abondent de se révolter. Leur indignation n’a pas la respectabilité consensuelle de Hessel : elle provoque et use du moyen jugé « indigne » de détourner les seins de leur finalité attractive. L’argument pourrait paraître futile s’il ne soulevait autant de courroux et de condamnations, d’aucuns au nom de la culture locale offensée !
Pour toutes ces femmes, le modèle globalisé de l’action politique aux seins nus est entièrement nouveau, et bricolé localement. Il ne relève ni d’un néocolonialisme, ni d’une volonté de castration, imagées autrefois dans le vagin denté. Il propose une nouvelle forme de prise de pouvoir dans le registre de l’efficacité symbolique, facile, à réaliser soi-même, pourvu qu’on ait accès à un média, leurs réseaux se chargeront du reste. Voir les Femen uniquement sous l’angle du spectacle (charmant ou odieux selon les avis), s’en prendre à leur discours peu élaboré, signe un regard masculin, « phallocentré » aurait-on dit dans les années 1970 – c’est rater l’essentiel : le sens en rupture, porté par le corps-étendard. Les Femen ne sont pourtant pas des terroristes. Elles ne portent pas de ceintures de bombes susceptibles de les déchirer, mais elles sèment une terreur imaginaire qu’il faut bien décrypter : tout comme la femme en burka dont l’ensemble du corps dissimulé inscrit une énigme, leur nudité brandie angoisse. L’image bifide du corps féminin qui se donne là à voir sur la scène contemporaine mérite d’être analysée pour ce qu’elle est : une sortie de l’espace de la domination déclinée à tous les niveaux, une échappée désormais immaîtrisable. De tels moments sont suffisamment rares pour qu’on les apprécie à leur juste valeur : les femmes seraient-elles toujours assujetties à se couvrir et se découvrir selon le plaisir des autres, quand ils le désirent et dans leurs codes ? Non, répondent les Femen du monde global, désormais libres, profanant cérémonies politiques et monuments publics et religieux, inaugurant une praxis qui évolue entre provocation, inversion, parodie, renversement et s’avère délibérément subversive !