Majeure 48. Contre-fictions politiques

Fendre le possible

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Les expériences du collectif Action30

C’est dans le contexte problématique décrit par le texte de Pierangelo Di Vittorio dans ce même dossier, à cheval entre une interrogation politique et une interrogation technique, qu’est né dans le courant des années 2000 le collectif Action30. Il s’agit d’un groupe de graphistes, photographes, dessinateurs, vidéastes, musiciens, chercheurs, journalistes et activistes, dont l’objectif est de déceler les « nouvelles » formes de racisme et de fascisme, en se servant des premières décennies du XXe siècle comme d’un miroir, ou comme d’une loupe. La référence aux années 1930 rappelle directement à l’action et pousse à caractériser la recherche – tant au niveau du travail critique qu’au niveau de la création artistique – par un surplus d’engagement éthique et politique. Si l’on suit l’hypothèse d’une crise profonde de la démocratie, on ne pourra que se mobiliser par des gestes de refus, de résistance et de défi. Pourtant, ce geste de rupture reste ancré dans la dimension « spécifique » de la recherche critique et artistique. Pour Action30, agir signifie remettre en cause les formats habituels : aussi bien au niveau de la production et de la transmission du savoir, hibernées dans les formes académiques traditionnelles, qu’au niveau de la communication, diluée en formes spectaculaires et en simple divertissement.

La démarche du collectif vise deux lignes de fuites : la première est celle qui cherche à échapper à l’alternative entre la recherche critique et la création artistique ; la deuxième cherche par contre à faire échapper la recherche, autant critique qu’artistique, à l’alternative entre la forme académique et la forme spectaculaire. Il est donc évident que cette démarche s’inscrit à l’intérieur des tendances modernisatrices actuelles, en déployant un appareil technique et un régime de vérité hybrides. L’expérimentation s’articule notamment en trois axes principaux.

D’abord, il y a le graphic essay (comme on parle de graphic novel ou de graphic journalism) : c’est une manière de réinventer l’écriture savante, tenant compte de la nouvelle dimension multimédia et hypertextuelle, par un montage analogique des flux textuels et des flux iconographiques. Par cette modalité, on expérimente l’ouverture d’un possible : peut-on écrire des essais capables de produire des sensations ? Peut-on réaliser des images à même d’agencer des concepts ? Est-ce qu’il y a une manière performative d’exercer la critique ? Et une manière critique d’exercer la créativité ?

Directement liée à cette expérience, il y a la pratique des performances-débats : magma de paroles, images et musique, obtenu par un live set réunissant un dj, un vj, un dessinateur et une voix lisant des textes. Dans ce cas aussi, il s’agit de vérifier la possibilité de communiquer de manière différente les contenus des recherches, sans tomber ni dans la divulgation, attitude paternaliste qui banalise le savoir tout en renforçant le statut de ceux qui le détiennent, ni dans la spectacularisation, les deux choses allant parfois ensemble. Est-il possible de rencontrer un « public » de manière différente, pour partager des moments de réflexion et de discussions et produire ensemble des chocs de la pensée[1] ?

Enfin, le troisième axe d’expérimentation est c’est qu’on a appelé critique-fiction : la première tentative a été celle de réaliser un montage analogique entre l’appareil critique de Foucault – notamment ses analyses sur la bio-politique, la gouvernementalité, le néolibéralisme, les techniques de subjectivation – et les visions romanesques de l’écrivain James G. Ballard[2]. En greffant ces deux singularités l’une sur l’autre, on a produit un « tiers analogique » : non pas une synthèse des deux termes, mais plutôt un espace d’indiscernabilité qui, en mobilisant les deux à la fois, les fait sortir d’eux-mêmes et, peut-être, les rend en quelque sorte étrangers à eux-mêmes. Ce tiers analogique, effet du montage entre critique et fiction, détermine un champ magnétique, dont la caractéristique est de dégager une tension problématique qui secoue la pensée. Que se passe-t-il lorsque les lunettes de Foucault sont montées sur les visions de Ballard ? Qu’est-ce qui arrive à la matière littéraire lorsqu’elle est passée au crible de la critique ? Et vice-versa, qu’est-ce qui arrive à la matière critique lorsqu’elle est imprégnée et traversée par la littérature ? Il arrive qu’un vaste processus de « mutation » se mette en place, d’où surgissent des étranges créatures hybrides : des visions conceptuelles et des concepts visionnaires, des visions-concepts et des concepts-visions. Doubles monstrueux à l’intérieur desquels et grâce auxquels se réalise, non pas tellement la transparence paradigmatique ou spéculative d’où descend l’intelligibilité du réel[3], mais plutôt le frottement d’où se dégage l’incandescence magmatique de la pensée.

Au fond de tous ces dispositifs, il y a une stratégie générale : double geste, ou double séance selon l’expression de Jacques Derrida, de nivellement et de montage analogique de matériaux multiples et hétérogènes : le premier geste garantit une « ouverture » à tout flux possible, le deuxième permet une « coupure » de ces flux qui reste pourtant suspendue à la possibilité contingente qu’ait lieu un « événement » critique et créatif. Par cette attitude, qu’on a appelée blob_philosophie[4], on cherche à gagner ce plan d’immanence « informe » (au sens de Bataille) ou « rhizomique » (au sens de Deleuze) où jaillissent les bifurcations du possible. Car il est clair qu’il ne s’agit ni de nier la ligne de fuite modernisatrice ouvrant le possible, ni de la chevaucher allègrement. Toute la question est par contre d’échapper à ce qu’Umberto Eco, dans un vieux livre sur la culture de masse[5], définissait comme l’alternative entre ceux qui, face au nouveau, évoquent la fin des temps, et ceux qui exhibent un enthousiasme inconditionné. La question cruciale est de dessiner, à l’intérieur même d’une tendance modernisatrice, des lignes de fuite ultérieures, et de faire en sorte qu’apparaissent, dans l’espace même du possible, les bifurcations qui le « radicalisent ».

Les expérimentations du collectif Action30 vont dans cette direction : faire apparaître des possibles « mineurs » dans la possibilité « majeure », en installant en miroir, au cœur de l’hybride dans lequel cette possibilité se déploie, les questionnements radicaux qui mettent en suspens – au sens de l’épochè husserlienne – la puissance qui nous séduit et nous capture. Comment et à quel prix sommes-nous en train de nous ouvrir aux possibles ? Comment et à quel prix sommes-nous en train de moderniser, de réformer notre manière de vivre ? Le but étant de ne pas trop se laisser entraîner, conduire, gouverner par le monde qui avance. Et d’être donc un peu plus libres dans ce monde.