74. Multitudes 74. Printemps 2019
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Gilets jaunes : le mouvement et la littéralité d’un problème
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Gilets Jaunes: le mouvement et la littéralité d’un problème

1) Gilets jaunes: quelque chose de différent

De toutes les phrases qui mont marqué durant la manifestation du samedi 8 décembre, la plus frappante fut celle dun journaliste qui, après avoir conduit un débat confus à la télévision sur les gilets jaunes, a reconnu presque résigné: «d’accord, ok, mais le fait est que nous avons vécu ce jour quelque chose de très différent à Paris, de vraiment très différent». Cette constatation ma rappelé deux autres commentaires entendus dans une manifestation de presque huit heures au sein dun centre ville complètement transformé par linterruption de la plupart de ses activités et la présence colossale des forces de l’ordre.

Le premier témoignage provenait dun jeune Français de la marche qui célébrait l’inédite adhésion de sa famille dune des plus pauvres villes du nord de la France à une mobilisation politique: «je suis très fier quils portent tous des gilets jaunes ! ». Le second fut une véritable analyse générale inopinée de la part dun sexagénaire de la banlieue, retraité du métro et marié à une femme de ménage Philippine. Il résume dune seule traite, sans pause, tout ce qui motive sa présence: «Je suis fatigué de voir ma retraite diminuer de plus en plus, fatigué d’avoir à rendre à l’État la moitié de ce que je gagne. Il ne reste presque plus rien à la fin du mois. Quand ma femme a cherché un appartement de 10 m² à Paris, elle n’a même pas pu continuer devant le prix, ceux des dossiers administratifs et autres exigences, cest de la folie ! Jai appris à l’école à baisser la tête, puis je me suis fait aux menaces du patron mais maintenant, cest le gouvernement qui impose toutes ces restrictions que nous devions accepter en silence. Je ne suis pas daccord avec ça (pointant du doigt un feu au milieu de la rue), mais limportant cest que nous sommes en train d’équilibrer la peur. Ça suffit davoir peur tout seul, maintenant eux aussi vont devoir avoir peur».

Ces deux témoignages vivants confirment l’émergence de ce quelque chose de différent pressenti par le journaliste. Ce nest pas tous les jours que des familles de petites villes de province, sans aucun passé «militant», décident de mettre un gilet jaune pour passer leurs jours sur un rond-point au bord de la route dans une mobilisation nationale. Ce nest pas tous les jours quun retraité quitte sa banlieue pour protester durant des heures dans des rues coupées par des feux de barricades en affirmant quil ne partira pas tant que la peur ne sera pas au moins «équilibrée». Ce nest pas tous les jours que le centre ville de Paris reste largement bloqué (boutiques, métro, musées, bibliothèques et sites touristiques) pour vivre le mouvement incessant de dribbles permanents des petits groupes de gilets jaunes contre les forces de l’ordre.

2) Pollinisation par les gilets jaunes de l’énigme de la protection sociale

Cette irruption de quelque chose de différent doit être appréhendée dans sa rareté. Contre tous les poncifs de la normalité mondiale qui, dès le début, ont affirmé que le mouvement ne durerait pas en le qualifiant dopportuniste, faux dans ses revendications, raciste, sexiste et anti-écologique, les gilets jaunes ont ouvert une fracture incontournable. La prise de lArc du Triomphe, contre la force policière et la forte détermination du palais, synthétise symboliquement bien un mouvement conquérant le droit de poser une énigme que personne ne semble capable de résoudre.

La difficulté de l’énigme, pourtant, ne réside point dans le caractère indéchiffrable du problème posé. Rien n’échappe à nos yeux, rien de caché, comme tentent de le proclamer toutes les analyses conspiratrices et paranoïaques du marché de la panique globale. Ce qui nous interpelle, cest une analyse brute: les gilets jaunes (qui accompagnent notre triangle dans le coffre de la voiture) alertent sur la sécurité du trafic et la nécessité de redoubler dattention dans situations qui peuvent avoir de graves conséquences pour la vie. Le message est clair et direct: comment renouveler une politique social dans une société qui intensifie la circulation et la gère dans une crise permanente?

La récente liste des revendications adressées au gouvernement, dans la tradition des cahiers de doléances pré révolutionnaires, porte sur un ensemble de revendications couvrant une «nouvelle ère» d’une telle politique social. Des exigences liées à la valorisation de la sécurité sociale, du salaire minimum (SMIC), de la retraite, de l’égalité fiscale, l’éradication du sur-endettement social des plus pauvres, y compris la fin des politiques daustérité et la lutte contre la fraude fiscale, la baisse du coût de la vie, notamment grâce à l’interruption de laugmentation des prix des loyers, des tarifs des services essentiels privatisés (gaz, électricité, transports, etc.), des carburants, des responsabilités des petits commerçants; à la nécessité d’un traitement digne aux demandeurs dasile et à l’ouverture des centres daccueil dans plusieurs pays pour affronter les nouveaux flux migratoires etc.

L’ensemble de ces revendications, articulé avec le soulèvement qui a fait irruption, indique non seulement que le mouvement a réussi à le renforcement des demandes sociales face aux pressions plus nationalistes (qui apparaissent encore sous forme de revendications liées aux politiques d’intégration des étrangers ou tentatives inoffensives de bloquer les délocalisations industrielles), mais souligne aussi le centre de la dimension politique du problème: comment interpeller lactuel consortium public-privé dans la gouvernance de la mondialisation forgée à partir des années 90, pour une réelle valorisation de la vie et de la coopération sociale? Comment lutter pour la vie même à l’intérieur dans les flux de la mondialisation, et non à partir de l’idéalisation dans une utopique sortie nationale défensive ou la fausse protection dune tranchée?

Nous pouvons alors souligner la seconde caractéristique du mouvement. Les gilets jaunes parcourent lespace de circulation (rues, routes, réseaux sociaux) comme un essaim dabeilles aux multiples directions, pollinisant un territoire en constante expansion. Il ne sagit ici pas des lourdes problématiques du niveau de «conscience» du mouvement et du «projet» effectif derrière les revendications, mais de la matérialité et lintensité de lacte même dessaimer. La pollinisation ne constitue nullement une simple métaphore ou une figure de style, mais un processus réel, collectif et involontaire (indépendant des «consciences»). Il possède trois caractéristiques:

Il constitue dabord un dépassement de la première phase des soulèvements du Printemps Arabe restée dans limpasse entre la dynamique territoriale des places dun côté et, de lautre, des manifestations de rue dune citoyenneté diffuse, même traversées toutes deux par la dynamique des réseaux sociaux. Ici, sur le terrain radicalement mouvant de la circulation logistique par loccupation des rond point et le ralentissement du trafic routiers, les gilets jaunes mobilisent directement lactivisme des gens ordinaires via les réseaux sociaux et des manifestations. par la création dune résonance plus vibrante entre les occupations, les manifestations et les réseaux sociaux. Ainsi, des conditions favorables (nous ne savons pas jusqu’à quand) sont crées pour que Les pièges sédentaires du pouvoir (basculement de lopinion publique par des promesses de futures concertations ou assemblées «assembléisme», enveloppement par la police et introduction de bulles digitales) soint évités.

Deuxièmement, une réinvention élargie de la protection sociale liée à la crise généralisée de la relation salariale implique de prendre en considération toute « la richesse des externalités positives résultant de la pollinisation»[3]. À savoir, un type de rémunération garantie tenant compte des mutations du travail contemporain (intensification et précarisation) et soulignant la nécessité incontournable de consacrer à la protection sociale une part de l’énorme flux dargent des transactions monétaires et financières qui circule à l’échelle mondiale (par exemple, une taxe pollen selon la proposition de Moulier-Boutang). Ainsi, la notion de grande fortune doit dépasser lancienne vision de stocks individuels pour considérer son mouvement global entrant désormais dans le financement des droits sociaux.

Enfin, la pollinisation vise à maintenir la révolte fiscale en débats permanents pour se garder des opportunismes populistes ou avant-gardistes. La convocation par les gilets jaunes des «États-Généraux», encore une fois dans limaginaire de la Révolution française, invite ainsi à débattre des diverses alternatives de redistribution sociale face à la double crise keynésienne et néolibérale. Un espace démocratique doit rompre la fausse double contradiction entre le social et l’écologique, le social et le politique. Dans ce sens, la pollinisation soppose à la politisation dans son sens vulgaire de «dispute» ou «d’hégémonie» du champ politique. Le dilemme qui se pose aux gauches françaises de soutenir ou non les gilets jaunes doit remettre en question le faire politique traditionnel. La caractérisation du mouvement comme «apolitique» doit être saisie positivement comme une impérative nécessité de bouleverser nos anciens fondements partidaires et de délégation.

3) Brésil et France: temps superposés

Il est curieux de suivre les manifestations en France après avoir vécu au Brésil la détérioration politique et subjective des cinq dernières années qui suivaient les soulèvements de Juin 2013. Y règne la même joie de vivre une démocratie envahissant les routes et les rues contre tous les consensus, mais sans la naïveté de 2013 qui laisse place ici à une certaine gravité. Sans fatalisme ni déterminisme, lexpérience brésilienne brutalement capturée par un archaïsme accablant peut servir à prévenir de possibles défaites des gilets jaunes. Deux leçons peuvent être tirées de lexpérience brésilienne.

D’abord, les tentatives de sortie «par-dessus» les dynamiques de la mondialisation et de la financiarisation au moyen dun tournant populiste ont des effets dévastateurs et graves qui peuvent déboucher sur une victoire de l’extrême-droite. Au Brésil, bien avant que le populisme politico-économique ne devienne un problème au niveau international (avec aussi le Brexit et Trump), le tournant développementiste et souverainiste à partir de 2008 a entrainé le pays vers une crise sans précédent, encore aggravée par l’étouffement systématique des mobilisations démocratiques. La seconde est que la seule façon d’éviter les raccourcis populistes face à la crise globale du welfare consiste à maintenir une mobilisation sociale ouverte qui refuse lunification autour dun principe de centralisation. Dans le drame brésilien, au contraire, les récurrents blocages faites contre le mouvement, par la gauche et les forces du système politique traditionnel, ont poussé le désir de transformation vers la extrème-droite et la figure autoritaire de Bolsonaro.

Par rapport aux expériences de luttes dans le contexte du Printemps Arabe, la France présente une intéressante coupure. Alors que les occupations des places proliféraient en 2011, Nuit Debout, dans la place de la République à Paris, napparaît quen 2016. Mais sans pourtant parvenir à éviter les pièges de «l’assembléisme» et du localisme. En ce qui concerne les gilets jaunes, les dynamiques de manifestation de rue à caractère destituant exigeant le renversement du gouvernement napparaissent que tardivement avec les «Macron démission» et le dégagisme. Il reste que, même avec leur «retard», les luttes en France révèlent ce nous pouvons appeler une deuxième phase du Printemps Arabe.

Nuit Debout, sil nest pas parvenu à radicaliser les expériences des occupations des pays arabes, de la Turquie, de lEspagne, du Juin brésilien etc., sest par contre directement construit autour de la précarisation croissante du travail et dune dimension subjective aujourdhui essentielle comme terrain daffrontements. En combattant la peur généralisée provoquée par l’insécurité sociale – encore aggravée par l’état d’urgence après les attentats de Paris -, loccupation française a souligné une dimension centrale du débat contemporain : laustère fil noué entre les gestions de la crise, du travail précaire et de la production de peur finit par instaurer le malaise dans toute la société française.

C’est ici que le mouvement français confirme la dimension globale de la récente lutte des camionneurs au Brésil (également pour une richesses sociale et contre le coût de la crise) et touche aussi le point le plus critique du processus brésilien [3]. Comment rompre au Brésil avec la peur et la paranoïa collective après cinq ans dune guerre psychologique opérée par les machines électorales et par des modes de militance tombés dans le fanatisme ? Comment se traduira la réorganisation du pacte public-privé dans la nouvelle gouvernance militaire-ultralibérale née dans les ruines du cycle de 1988 ? Comment retrouver la lucidité légère du retraité du métro parisien qui nous a rappelé que le plus important, tout dabord, cest de «mieux équilibrer» la peur?

C’est dans cette mosaïque de mutuelles anticipations et de tendances, où se mélangent lancienne relation centre-périphérie et l’idée d’un temps linéaire régi par le futur, que la possibilité des «États Généraux» des gilets jaunes peut se réaliser. Non seulement comme assemblée consultative à l’intérieur dune souveraineté en crise, mais aussi en tant que processus dexpérimentation et de partage des luttes face à un même dilemme global.

Traduction : Luca Szaniecki Cocco

[1]Yann Moulier-Boutang, «Pour un revenu dexistence de pollinisation contributive», Multitudes, n. 63, 2016

[2]Yann Moulier-Boutang, «Pour un revenu dexistence de pollinisation contributive», Multitudes, 2016

[3] Cf. Naback Clarissa, Mendes, Alexandre. La grève des camionneurs au Brésil: luttes et impasses dans la logistique. Multitudes, n. 74, 2018.