68. Multitudes 68. Automne 2017
À chaud 68

Guyane Montagne d’Or & résistances amérindiennes

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Le 8 mai 2017, le Président-directeur Général d’une entreprise minière canadienne qui a pour logo les trois voiles de la Santa-Maria, la Colombus Gold, a adressé un message enthousiaste de félicitations au président de la République française fraîchement élu, l’ancien ministre de l’économie, Emmanuel Macron, qui, en 2015, avait manifesté son plus chaleureux soutien au projet d’exploitation d’une concession aurifère située dans l’ouest de la Guyane française dont la Colombus Gold est, avec la société Nordgold, un actionnaire et un opérateur majeur.

Colombus ! Fidèle à l’esprit du grand découvreur, dont les peuples américains et caribéens, renaissants des cendres de leur découverte, déboulonnent dès qu’ils le peuvent la statue qui en vante la triste mémoire, la Colombus Gold baptise toutes les Terres qu’elle foule de ses bottes de chantier et carotte à tout va pour en tirer la confirmation du profit qu’elle en espère : à toutes les Terres du bassin de la Mana au nord d’Awala-Yalimapo, sur 190 km2, elle donne le nom de « Montagne d’Or ». Mais qu’on ne s’y trompe pas : la Montagne d’Or offerte par le nouveau Colomb canadien au Roi de France, n’est pas une montagne, mais un trou. Une tranchée de 2,5 km de long et 500 mètres de large, profonde de 400 mètres, en marge de laquelle seront stockées et dangereusement endiguées les boues cyanurées générées par l’exploitation minière – ces mêmes boues polluées qui, au Brésil, en se déversant l’année dernière dans le Rio Doce (la rivière douce) en ont fait un Rio Morte (une rivière morte). Les Français qui mesurent ordinairement la hauteur d’un édifice à l’aune de la Tour Eiffel, l’étalon par excellence de la grandeur coloniale, disent très justement de ce trou qu’il sera plus profond/haut que la Tour Eiffel.

C’est une des plus fondamentales et des plus évidentes vérités relatives à l’homme blanc relevée par le chamane et leader brésilien yanomami Davi Kopenawa dans son grand livre d’anthropologie inversée co-écrit avec Bruce Albert, La Chute du ciel : au lieu d’assurer par son travail et par ses rêves l’abondance de vies que lui garantit la Forêt, l’homme blanc ne peut s’empêcher d’en percer le sol pour en extraire les minerais et libérer ainsi les puissances maléfiques qui y sont profondément enfouies à seule fin de pouvoir payer et faire ériger les monuments par lesquels il célébrera la réalisation de son rêve narcissique et imbécile de gloire universelle. Creuser pour édifier des montagnes d’orgueil. En Guyane française, les frères Kali’na, Alexis et Felix Tiouka, et d’autres encore avec eux, dénoncent depuis les années 19701 le désastre global de la colonisation des Terres amérindiennes. Le désastre écologique majeur que préparent les Blancs dans le bassin du fleuve Mana oblige plus que jamais qu’on les écoute enfin.

Le Président Macron voyait en 2015 dans le Président de la Columbus Gold « un industriel de rang mondial, exemplaire, qui sur le plan scientifique, environnemental et social, se comporte de la meilleure façon, fait des investissements, et est prêt à aller au bout2 ». Au bout de quoi ? Aller « plus vite, plus loin, plus fort », comme le promet Emmanuel Macron aux orpailleurs industriels, est depuis le début le mot d’ordre de la marche coloniale et capitaliste à l’anéantissement des Terres et à l’européanisation du Sud-Monde. Cette Marche, on le sait, est sans limite et sans but – ne vise que sa propre accélération sur la surface de la Terre rendue de moins en moins résistante à ses effets. Être « prêt à aller au bout » est la résolution du capitaliste radical – sa décision de ne pas s’arrêter à sa première Montagne d’Or et d’œuvrer pour la prolifération partout ailleurs d’autres gigantesques Montagnes d’Or volées aux natures vivantes antécoloniales.

À cette Marche en avant sans fin, les six peuples amérindiens de Guyane française (les Kali’na, les Lokono (Arawaka), les Paykweneh (Palikur), les Wayana, les Wayãpi, les Teko)3 s’opposent par la voix d’un collectif citoyen, « Or de Question4 », auquel ils participent à travers la Fédération des organisations autochtones de Guyane (FOAG), l’Organisation des nations autochtones de Guyane (ONAG), le Conseil consultatif des peuples amérindiens et bushinengue (CCPAB), le Mouvement Jeunesse Autochtone, le Collectif des premières nations, les chefs coutumiers. Portés par le soutien du collectif Pou La Gwiyann Dekolé, qui lors du mouvement social de mars-avril 2017 a intégré la reconnaissance des droits des peuples autochtones à la liste des « revendications concernant des problèmes dont l’urgence ne souffre pas de délais quant à leur résolution », les Amérindiens français, et tout particulièrement les jeunes – à travers l’Association des jeunes des nations autochtones, très présente dans l’Ouest guyanais –, sont en première ligne dans la lutte pour l’abandon du projet Montagne d’Or5.

Leur première revendication est la ratification par la France de la Convention 169 relative aux droits des peuples indigènes et tribaux dans les pays indépendants, adoptée en 1989 par l’Organisation Internationale du Travail. Il est certain que la ratification des seuls articles 13 à 19 de la Convention 169 de l’OIT portants sur les Terres indigènes rendrait presque automatiquement impossible à Colombus Gold le rapt des ressources aurifères guyanaises. Mais aussi – et peut-être surtout – elle engagerait la France dans un profond changement d’épistémè politique. L’article 13 obligerait, en effet, les gouvernements à « respecter l’importance spéciale que revêt pour la culture et les valeurs spirituelles des peuples intéressés la relation qu’ils entretiennent avec les terres et les territoires [c’est-à-dire, l’ensemble des régions et de l’environnement des régions que les peuples intéressés occupent ou utilisent d’une autre manière] ». Pour le dire dans le langage de l’anthropologie amazonienne contemporaine :  il obligerait à prendre en considération, dans la totalité de la relation politique à ces peuples, les ontologies et les cosmologies qui leur sont propres.

C’est grâce à la sénatrice de Seine Saint-Denis, Aline Archimbaud, co-auteure en décembre 2015 avec la députée Marie-Anne Chapdelaine, d’un rapport parlementaire – resté à ce jour sans suite – que le monde politique français a pu être alerté sur les causes profondes qui sont à l’origine de la véritable épidémie de suicides qui sévit depuis plusieurs années parmi les jeunes amérindiens guyanais6. Organisatrice au Sénat en novembre 2016 d’un important colloque sur la situation des populations amérindiennes, Aline Archimbaud a permis que les représentants des six premières nations guyanaises, réduites au silence depuis cinq siècles, puissent faire entendre leur colère et la mobilisation de leur jeunesse pour la défense de ses droits et de sa culture – et même « en chantant », comme le revendique le groupe de rap conscient Teko Makan, dont le clip No Suicide, a, en teko (« Mamem tsidzedzikakom ! »), en français et en créole, fortement ému la salle comble du Sénat7. Car le suicide de jeunes enfants de 12 à 15 ans n’est pas seulement lié à la déficience de l’accompagnement social des populations – ou plutôt : l’abandon des populations par les services sociaux, éducatifs et sanitaires, est ici indissociable de cette même ignorance présomptueuse des liens profonds qui unissent les Amérindiens à leurs Terres, leurs forêts et leurs fleuves, bref, à leurs multiples natures – de cette même ignorance crasse dont s’autorise l’homme blanc pour transformer une Terre amérindienne en Montagne d’Or.

À proprement parler, c’est-à-dire à parler les langues dans lesquelles les Autochtones se suicident, aucun indigène ne se donne, en effet, la mort. Chaque suicide est en réalité un meurtre perpétré par les esprits maléfiques et affamés, ceux que les Wayana nomment les itupon, les êtres de la forêt (itu), dont les ethnies tupi-guarani et carib de Guyane se sont pourtant historiquement8 protégées en gagnant les rives des fleuves pour y bâtir leurs villages nomades, y cultiver sagement la terre sur brûlis et pêcher en abondance de gigantesques poissons piraroucou et piraiba. Sur les rives de l’Oyapock et du Maroni et dans leurs sous-bois clairsemés, à la faveur de ces véritables effractions solaires que provoquent les fleuves au cœur de la forêt archétypale dense et sombre – espace par excellence de la dissimulation, des formes indistinctes et labiles, de l’agression guerrière et fantastique par d’invisibles étrangers – c’est là que les humains atteignent, selon la cosmologie wayana, à la pleine présence de leurs corps individués et pesants, aux formes définitivement arrêtées et opaques. Leur existence rivulaire étant ainsi identique à leur existence photographique, au sens littéral du terme : la lumière des rives étant le seul lieu où se puisse tracer une image définie, actuelle, d’eux-mêmes – où ils puissent être certains d’eux-mêmes.

Par contraste, la forêt est le monde du rêve où l’humain, échappant à son actualité, au temps présent des corps pesants, peut, à travers la fréquentation des esprits anthropomorphes qui y habitent encore, entrer en contact avec ce temps primordial d’indiscernabilité de l’humain et de l’animal dont parlent, selon Lévi-Strauss9, tous les mythes amérindiens. Le temps (qui est aussi un espace) des origines où tous les êtres se trouvaient irrésistiblement entraînés dans un flux incessant de métamorphoses sans parvenir à se séparer en types ou en espèces distinctes. Aussi la forêt est-elle une autre rive, une autre ligne de contact – mais autrement que le sont les rives de l’Oyapock et du Maroni. Elle est la rive où l’humanité transformée, décidable et décidée, peut entrer en rapport avec ce fond houleux de transformations continues dont les itupon, indistinctement humains et non-humains, témoignent qu’il est encore actif sous l’apparente division des espèces.

Rive d’un fleuve, la rive de l’Oyapock est aussi, et peut-être surtout, la rive de la forêt. La lisière de la forêt-rive. La rive de l’espace-temps du rêve où le monde figé des humains rencontre son passé chaotique et turbulent. Entrer dans la forêt, c’est ainsi aller d’une rive à une autre. De la rive lumineuse, photographique, où chacun est certain d’être ce qu’il est, à la rive obscure des premiers temps où toute identité est rigoureusement indécidable. Un passage bien plus dangereux, mais aussi bien plus indispensable, que celui de la traversée des eaux, puisque le monde rivulaire des villages et des pêches abondantes n’est certain – et n’est à proprement parler un monde – qu’à condition d’être constamment recréé à travers l’épreuve toujours improvisée et incertaine du chaos d’où il a émergé. Puisque seule la forêt enseigne au Pajé, vrai passeur de rives, les rites, les chants et les danses, nécessaires à la recréation des corps en quoi réside sa médecine.

Mais les rives de l’Oyapock et du Maroni sont aussi les rives des fleuves par lesquels les indigènes entrent en contact avec des étrangers bien plus redoutables que « ceux de la forêt » : les Palasisi qui arrivent par bateau pour sédentariser les villages, exposer les humains à la voracité de la marchandise globale mangeuse de vies (l’or, l’argent, l’alcool, les armes à feu…), enlever par pirogues motorisées les enfants et les contraindre à l’école d’une langue arrogante et ignorante qui les éduque à dépendre des objets, provoquant ainsi chez les peuples d’Amazonie des mouvements aberrants de repli fugitif dans la forêt (comme autrefois les Wayãpi10) ou de rupture totale avec elle (comme chez les Wayana), détruisant ainsi les passages cosmogoniques de la forêt au fleuve, du fleuve à la forêt, d’une rive à l’autre, grâce auxquels les humains assuraient jusqu’à cette fatale rencontre la suite de leur monde. Pas étonnant, dès lors, que les derniers Pajés du Haut-Oyapock et du Haut-Maroni voient des esprits maléfiques rôder dans les villages autour des cadavres des suicidés. Derrière chaque suicide, c’est un même cosmocide. Le cosmocide perpétré par les puissances coloniales européennes qui, à force de certitudes imbéciles, ont rendu l’espace-temps de la certitude rivulaire indigène aussi incertain, labile et métamorphique, que l’étaient les premiers temps, inversant ainsi l’ordre de la lumière et de l’obscurité par l’importation à Pindorama de l’obscurantisme des Lumières européennes.

« Déterminés contre les Terres minées », vêtus de rouge vif, comme ils l’étaient à Paris le 8 avril 2017 lors de la manifestation de soutien à la Guyane pour nettement trancher sur les autres manifestants tous habillés de noir, les jeunes autochtones guyanais ont perturbé par leur présence, ce 29 juin, la conférence de presse du cannibale aurivore Colombus Gold à la chambre de commerce de Saint-Laurent. Une distinction, une visibilité, gagnées sur l’existence invisible et incertaine que réserve à ses subalternes le capitalisme blanc par nature indifférenciant, une exposition des corps dans la lumière de la lutte qui est le mode propre de leur dignité retrouvée – celle qui simultanément redresse les corps agenouillés par la misère, l’échec et l’alcool, et restaure le rapport cosmologique de la Forêt et de la Rive, de l’Ombre et de la Lumière. La vraie lutte amérindienne contre le suicide.

Il faut être bien ignorant de l’humanité pour penser que tous les hommes peuvent se soigner et guérir de leurs souffrances partout de la même manière – Aline Archimbaud l’avait bien compris en invitant Tobie Nathan à parler lors du colloque de 2016 au Sénat. La manière des indigènes de la Guyane française passera par l’échec du projet Montagne d’Or – par la préservation et la réappropriation des Terres. Il faut écouter Ludovic Pierre, Kali’na étudiant à Bordeaux, interrogé en avril à Paris par le Comité de Solidarité avec les Indiens des Amériques11, expliquer que si les siens s’accordent bien avec les Guyanais français sur la nécessité d’une meilleure politique d’éducation et de santé publique, toutefois ils n’ont « pas la même langue, la même histoire », ni même « la même santé » qu’eux. C’est là un fait que les Modernes de la République française indivise auront beaucoup de mal à admettre : nous n’avons pas le même corps – c’est-à-dire le même fond de sensations et de rapport à la Terre – selon que nous vivons sur les rives du Maroni ou sur les bords de Seine.

Mais cette différence, Ludovic Pierre ne la défend pas jalousement : le sens entier de la lutte amérindienne, en Guyane comme ailleurs, est d’offrir la distinction indigène en partage au monde comme une solution possible à la catastrophe imminente qui le guette. En lieu et place de Montagne d’Or, ce qu’il propose à la France, c’est de transformer la Guyane en un immense laboratoire d’expérimentation agricole pour une nouvelle agriculture mondiale basée sur les savoirs agronomiques millénaires des Amérindiens alliés aux savoirs créoles. Seuls peut-être pourront répondre à cette invitation les hommes et les femmes de ce que l’écrivain de la forêt du bassin du fleuve Congo, Sony Labou Tansi appelait « la troisième France », qui n’est ni la France de l’orgueil et de la vanité, ni la France de l’homme facile à jeter, mais celle « des Français qui s’en foutent d’être français, parce qu’ils ont compris qu’après l’Occident ça n’était pas forcément le déluge ». Espérons qu’ils seront de plus en plus nombreux.

1 Voir Mineure Génocide amérindien, Multitudes no64.

2 Journal Télévisé de Guyane Soir du 22 août 2015.

3 Voir leur drapeau avec les six noms de langue : www.sorosoro.org/2016/12/3-decembre-2016des-amerindiens-de-guyane-a-paris

5 Le 30 juin 2017, la conférence de presse de Colombus Gold a été interrompue par le mouvement Jeunesse autochtone de Guyane : http://bit.ly/2smivpw

6 Rapport sur le suicide des jeunes Amérindiens en Guyane française, par A. Archimbaud et M.-A. Chapdelaine, 30 novembre 2015.

8 Jean Chapuis et Hervé Rivière, Wayana eitoponpë. (Une) histoire (orale) des Indiens Wayana. Ibis Rouge Éditions.

9 Lévi-Strauss et Eribon, De près et de loin, Odile Jacob, p. 193. Cf. aussi Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, PUF, p. 31.

10 Pierre Grenand, Françoise Grenand, François Ouhoud-Renoux, « Entre fleuve et forêt : Stratégies adaptatives du peuplement wayãpi depuis le XVIIIe siècle », Travaux de la Société d’Écologie Humaine, L’homme et la forêt tropicale, 1999.