Dans mon livre The Ecological Thought (« La pensée écologique »), j’ai inventé le mot « hyperobjet » pour désigner des choses massivement réparties dans le temps et l’espace par rapport aux humains1. Un hyperobjet peut être un trou noir. Un hyperobjet peut être le gisement pétrolier de Lago Agrio, en Équateur, ou les Everglades, en Floride. Un hyperobjet peut être la biosphère, ou le système solaire. Un hyperobjet peut être la somme totale de tous les matériaux nucléaires présents sur la terre, ou simplement le plutonium, ou l’uranium. Un hyperobjet peut être le produit extrêmement durable de la fabrication humaine directe, comme le polystyrène ou les sacs en plastique, ou bien la totalité de la machinerie vrombissante du capitalisme. Un hyperobjet est donc « hyper » par rapport à une autre entité, qu’il soit directement fabriqué par des humains ou pas.

[Les hyperobjets semblent posséder cinq qualités liées entre elles. Ou plutôt ces qualités offrent aux humains des modes de plus en plus exacts d’accord avec les hyperobjets.] (…) Ils sont visqueux, ce qui signifie qu’ils « collent » aux êtres auxquels ils sont associés. Ils sont non-locaux ; autrement dit, toute « manifestation locale » d’un hyperobjet n’est pas directement l’hyperobjet2. Ils impliquent des temporalités profondément autres que celles à échelle humaine auxquelles nous sommes habitués. En particulier, certains hyperobjets très grands, comme les planètes, ont une temporalité authentiquement gaussienne : ils génèrent des vortex de l’espace-temps, à cause de la relativité générale (ondulation temporelle). Les hyperobjets occupent un espace de phase à dimension élevée, qui les rend par moments invisibles aux humains (phasing). Et ils présentent leurs effets de manière interobjective ; ils peuvent être détectés dans un espace composé d’interactions entre les propriétés esthétiques des objets. L’hyperobjet n’est pas fonction de notre savoir : il est hyper par rapport aux vers de terre, aux citrons et aux rayons ultraviolets, tout comme par rapport aux humains.

La fin du monde

Les hyperobjets ont déjà eu un impact considérable sur l’espace social et psychique humain. Ils sont directement responsables de ce que j’appelle la fin du monde, et rendent obsolètes tant le dénialisme que l’environnementalisme apocalyptique. Les hyperobjets ont déjà inauguré une nouvelle ère humaine de l’hypocrisie, de la faiblesse et de la fragilité (…).

Les hyperobjets ne sont pas simplement des collections, des systèmes ou des assemblages d’autres objets. Ce sont des objets à part entière (…). Le sens spécial d’objet vient de l’ontologie orientée objet (OOO), mouvement philosophique naissant qui revendique une forme unique de réalisme et de pensée non-anthropocentrique. Il serait donc totalement erroné de dire que les hyperobjets sont inventés par l’imagination humaine, que nous concevions celle-ci comme un pêle-mêle d’associations à la manière de Hume ou, avec Kant, comme la possibilité de jugements synthétiques a priori. Les hyperobjets sont réels, que quelqu’un les pense ou non. (…) Les hyperobjets mettent un terme à la possibilité de bonds transcendantaux « à l’extérieur » de la réalité physique. Les hyperobjets nous forcent à reconnaître l’immanence de la pensée par rapport au physique. Mais cela ne signifie pas que nous soyons « enchâssés » dans un « monde vécu ». (…)

Dans le style de pensée (et donc le style d’écriture) qu’appelle ce virage pris par les événements, les certitudes normales sont renversées, ou même dissoutes. Mes impressions intimes ne sont plus « personnelles » au sens où elles ne sont « qu’à moi » ou « que subjectives » : ce sont les empreintes laissées par les hyperobjets, déformées comme elles doivent toujours l’être par l’entité où ils laissent leur trace, c’est-à-dire par moi. À l’âge des hyperobjets, je deviens le test décisif (et vous aussi). Je suis creusé de l’intérieur. Dans ce cas, mon être-au-monde et la rhétorique de l’être-au-monde ne sont pas le lieu de l’auto-certitude défensive, mais précisément du contraire3. Autrement dit, l’être-au-monde est désormais un lieu très étrange, comme si vous étiez le protagoniste d’un poème de Wordsworth ou un personnage dans Blade Runner. Je suis incapable d’aller au-delà de ce que j’ai appelé ailleurs l’écomimésis, l’expression à la première personne (souvent) de l’être-au-monde « dans4 ». Il ne s’agit pas là d’approuver l’écomimésis, mais de reconnaître qu’il n’y a pas d’extérieur, pas de métalangage. (…) Plus nous en apprenons sur les hyperobjets, plus ils deviennent étranges. Ils incarnent donc une vérité dont je croyais jadis qu’elle ne valait que pour les formes vivantes, la vérité de cet étrange étranger que Derrida appelle l’arrivant 5. (…)

Les hyperobjets sont ce qui a entraîné la fin du monde. De toute évidence, la planète Terre n’a pas explosé. Mais le concept de monde n’est plus opérationnel, et les hyperobjets en sont la cause. L’idée de fin du monde est très présente dans l’environnementalisme. Pourtant, je prétends qu’elle n’est pas efficace puisque, à toutes fins utiles, l’être pour lequel nous sommes censés nous inquiéter et que nous voulons protéger a disparu. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait aucun espoir pour la politique et l’éthique écologiques. Loin de là. (…) La conviction bien ancrée que le monde est sur le point de prendre fin « si nous n’agissons pas tout de suite » est, paradoxalement, l’un des plus puissants facteurs inhibant une pleine implication dans notre coexistence écologique sur la Terre. [Il faut donc] nous tirer du rêve où le monde est sur le point de finir, parce que l’action sur Terre (la véritable Terre) en dépend.

La fin du monde a déjà eu lieu. Nous pouvons indiquer avec une précision invraisemblable la date à laquelle le monde a pris fin. Ce confort n’est pas de ceux qu’on associe spontanément à l’historiographie, et encore moins au temps géologique. Mais en l’occurrence, c’est d’une clarté étonnante. C’est arrivé en avril 1784, lorsque James Watt fit breveter la machine à vapeur, acte qui inaugura le dépôt de carbone dans la croûte terrestre : c’est là que l’humanité est devenue une force géophysique à l’échelle planétaire. Et comme, pour qu’une chose arrive, il faut souvent qu’elle se répète, le monde a également pris fin en 1945, à Trinity, au Nouveau-Mexique, où le Projet Manhattan testa le Gadget, la première des bombes atomiques, et quand, plus tard dans l’année, deux bombes nucléaires furent lâchées sur Hiroshima et Nagasaki. Ces événements marquent l’accroissement logarithmique dans les actes des humains en tant que force géophysique6. Ils ont une importance « historique mondiale » pour les humains – comme pour toute forme de vie à portée des retombées nucléaires – et ils marquent le début d’une période géologique, la plus grande des ères terrestres. Je mets « historique mondiale » entre guillemets parce que c’est précisément le sort du concept de monde qui est en jeu. Ce que les humains commencent à voir à ce moment, c’est précisément la fin du monde, entraînée par l’invasion des hyperobjets, dont l’un est assurément la Terre elle-même, et ses cycles géologiques exigent une géophilosophie qui ne pense pas simplement en termes d’événements humains et d’importance humaine.

Découper selon le pointillé ?

De nombreuses approches philosophiques sont apparues récemment, comme en réponse à la coïncidence intimidante, voire horrifiante, de l’histoire humaine avec la géologie terrestre. Réalisme spéculatif est le vocable général sous lequel on désigne un mouvement auquel sont affiliées des personnalités comme Graham Harman, Jane Bennett, Quentin Meillassoux, Patricia Clough, Iain Hamilton Grant, Levi Bryant, Ian Bogost, Steven Shaviro, Reza Negarestani, Ray Brassier, et toute une série d’autres qui commencent à faire parler d’eux, comme Ben Woodard et Paul Ennis. Tous sont résolus à briser le sort qui s’est abattu sur la philosophie depuis l’époque romantique. Ce maléfice, c’est le corrélationnisme, l’idée que la philosophie ne peut parler qu’à l’intérieur d’une étroite bande, limitée au corrélat homme-monde : le sens n’est possible que dans un esprit humain et ce qu’il pense, ses « objets », si ténus et fragiles soient-ils. Le problème, tel que le perçoit le corrélationnisme, est le suivant : la lumière du réfrigérateur reste-t-elle allumée quand vous fermez la porte ?

Ce n’est pas tout à fait l’idéalisme, mais cela peut s’en rapprocher. Le problème remonte à bien plus loin que la période romantique, jusqu’aux débuts de l’époque moderne (contrairement à Latour, je pense que nous avons bel et bien « été modernes » et que cela a eu des effets sur les êtres humains et non humains)7. L’étroitesse de la bande réservée à la philosophie tente de résoudre une énigme qui obsède la pensée européenne depuis au moins l’héritage de Descartes accepté sans la moindre critique, la vision scolastique des substances comme de simples blocs décorés d’accidents8. Malgré son rationalisme révolutionnaire – qui fait brillamment dériver la réalité de sa certitude en ses facultés mentales (qui doutent) – Descartes a importé sans la questionner cette scolastique même que son œuvre sapait, il l’a importée dans le domaine qui comptait le plus, le domaine de l’ontologie. Depuis, le simple fait de prononcer le mot ontologie dégage un relent de scolastique. L’épistémologie a peu à peu pris le dessus : Comment puis-je savoir qu’il existe (ou non) des choses réelles ? Qu’est-ce qui me donne (ou qui me refuse) l’accès au réel ? Qu’est-ce qui définit la possibilité de cet accès ? La possibilité de la possibilité ? (…) La spéculation hors de l’humain devint une tendance minoritaire, illustrée par la marginalisation d’Alfred North Whitehead, qui connaît depuis une résurgence grâce au réalisme spéculatif.

Le réalisme spéculatif est poussé par un sain élan à se libérer du cercle corrélationniste, cet îlot de sens où la philosophie s’est confinée. C’est comme si, depuis le XVIIe siècle, la pensée était intimidée par la science. (…) Oubliant ses responsabilités, la philosophie a laissé s’installer une ontologie par défaut : il existe des choses, qui sont fondamentalement des blocs dénués de traits distinctifs, et ces choses ont des propriétés accidentelles, comme des cupcakes décorés d’un glaçage coloré. (…)

Vers 1900, Edmund Husserl fit une curieuse découverte concernant les objets. Vous aviez beau retourner une pièce cent fois, vous ne pouviez jamais voir l’autre côté en tant que tel. La pièce a un côté obscur qui était apparemment irréductible. Cette irréductibilité pouvait aisément s’appliquer à la manière dont un autre objet, un grain de poussière, par exemple, entrait en interaction avec la pièce. En y réfléchissant, on voyait que tous les objets nous étaient, en un sens, irréductiblement soustraits. Cela n’avait pourtant aucun sens, puisque nous les rencontrons à chaque instant de notre vie éveillée. Et cet étrange côté obscur valait aussi pour les « objets intentionnels » communément appelés pensées, bizarre confirmation de l’écart kantien entre le phénomène et la chose. L’exemple que Kant lui-même en donne est tout à fait approprié pour une étude des hyperobjets. Considérez les gouttes d’eau : vous pouvez les sentir sur votre tête, mais vous ne pouvez percevoir la goutte d’eau en soi9. Vous ne percevez jamais que votre traduction des gouttes d’eau, personnelle et anthropomorphique. N’en va-t-il pas de même pour l’écart entre le temps qu’il fait, dont je sens les conséquences sur ma tête, et le climat planétaire, non pas l’idée ancienne de modalités locales, mais le système tout entier ? En ce sens, je peux penser et calculer le climat, mais je ne peux pas directement le toucher ou le voir. L’écart entre le phénomène et la chose est béant, il perturbe la sensation que j’ai de ma présence et de mon être au monde. Mais c’est encore pire que cela. Les gouttes d’eau sont de la nature des gouttes d’eau, et non de celle des gouttes d’huile ; c’est bien dommage. Pourtant les gouttes d’eau-phénomène ne sont pas les gouttes d’eau-chose. Je ne peux nulle part situer l’écart entre phénomène et chose dans mon espace donné, phénoménal, expérientiel ou même scientifique. Hélas, les gouttes d’eau ne sont pas accompagnées de pointillés et d’un petit dessin de ciseaux légendé « Découper ici », malgré l’insistance des philosophes, de Platon jusqu’à Hume et Kant, pour qui il existe un genre de pointillés quelque part sur les choses, la tâche de la philosophie étant de les localiser et de découper avec soin. Parce qu’ils sont immensément plus grands que nous, les hyperobjets amplifient cette étrangeté des choses sous notre regard : les choses sont elles-mêmes, mais nous ne pouvons les désigner directement. (…) Les hyperobjets ne sont pas simplement des constructions mentales (ou idéales), mais des entités réelles dont la réalité primordiale est soustraite aux humains.

Nous sommes toujours à l’intérieur d’un objet

Nier le réchauffement de la planète, c’est aussi nier ce que la causalité est devenue après Hume et Kant, c’est-à-dire une caractéristique des phénomènes, plutôt que des choses en soi.

Qu’est-ce que cela signifie pour la conscience écologique naissante ? Cela signifie que les humains ne sont pas totalement responsables de l’attribution de sens et de valeur aux événements statistiquement mesurables. Le souci n’est pas de savoir si le monde va finir, comme dans le vieux modèle du dis-astron, mais si la fin du monde est en train de se produire, ou si elle pourrait déjà avoir eu lieu. La temporalité est parcourue d’un profond frisson. De plus, les hyperobjets semblent prolonger ce que Sigmund Freud considérait comme la grande humiliation de l’humain après Copernic et Darwin. (…)

Les hyperobjets semblent-ils donc repousser la limite de ce travail d’humiliation ? Quelle est-elle, cette limite extrême ? Copernic, dit-on, n’est que déplacement. On a d’abord cru que cela signifiait un bond enthousiasmant dans l’hyperespace cognitif. Mais si les hyperobjets nous forcent à oublier même cette stratégie de sortie ? Et si les hyperobjets nous forcent finalement à prendre conscience de la vérité du mot humiliation, qui signifie être rabaissé au niveau de la terre ? Les hyperobjets semblent en fait nous repousser en un double déplacement car désormais, la possibilité que nous nous soyons dégagés des chaînes du terrestre pour toucher la face de « la divine forme humaine » (Blake) ressemble à un vœu exaucé10. Selon les hyperobjets eux-mêmes, qui semblent agir un peu comme la gigantesque chaussure à la fin du générique des Monty Python, l’espace extérieur est une création de notre imagination : nous sommes toujours à l’intérieur d’un objet. (…)

C’est Kant qui montre, au tout début de l’Anthropocène, que les choses ne coïncident jamais avec leur phénomène. Tout ce que nous avons à faire, c’est d’étendre cette intuition révolutionnaire au-delà du fossé humain/monde. Contrairement à Meillassoux, nous n’allons pas tenter de faire exploser la finitude humaine, mais de placer cette finitude dans un univers de trillions de finitudes, aussi nombreuses qu’il y a de choses – parce qu’une chose n’est qu’une faille entre ce qu’elle est et ce dont elle a l’air, pour toute entité quelle qu’elle soit, et pas simplement pour cette entité spéciale qu’on nomme sujet (humain). La pensée écologique doit donc faire perdre pied à l’humain en le reposant de force sur le sol, c’est-à-dire debout sur un gigantesque objet appelé Terre à l’intérieur d’une gigantesque entité appelée biosphère. Cet enracinement de Kant commença en 1900. La phénoménologie en soi est ce qui commence à faire descendre le kantisme sur Terre, mais ce sont les hyperobjets et l’OOO qui me convainquent vraiment qu’il est impossible d’échapper au champ de gravitation de « la sincérité », de « l’ingéniosité », de l’être-11. Non parce qu’il y a un là, nous nous en sommes déjà débarrassés. Je dois ici me séparer de l’écophénoménologie, qui persiste à régresser vers des fantasmes d’enchâssement. Non, nous ne sommes pas au centre de l’univers, mais nous ne sommes pas non plus dans la tribune VIP au-delà de ses limites. Prise de conscience profondément troublante, c’est le moins qu’on puisse dire. C’est le vrai contenu de la conscience écologique. (…)

Dans la réflexion écologique qui pense les hyperobjets, les individus ne sont pas enchâssés dans un nébuleux système englobant, pas plus qu’une entité plus vaste ne s’extrude dans les formes temporaires des individus. Les hyperobjets suscitent une pensée irréductionniste : ils nous présentent des dilemmes scalaires qui rendent impossible de déterminer, par des affirmations ontothéologiques, quelle chose est la plus réelle (l’écosystème, le monde, l’environnement ou, à l’inverse, l’individu)12. De même, l’ironie comme distance absolue devient inopérante. Plutôt qu’un vertigineux abîme antiréaliste, l’ironie nous offre l’intimité avec les non-humains existants.

La découverte des hyperobjets et l’OOO sont les symptômes d’un séisme fondamental de l’être, un tremblement d’être. Le sol de l’être est ébranlé. Nous cheminions dans l’ère de l’industrie, du capitalisme et de la technologie, quand tout à coup nous avons reçu des informations venues d’ailleurs, informations que même les plus obstinés ne pouvaient ignorer, précisément parce qu’elles nous ont été livrées à travers les formules instrumentales et mathématiques de la modernité. Le Titanic de la modernité percute l’iceberg des hyperobjets. Selon moi, le problème des hyperobjets ne peut être résolu par la modernité. Contrairement à Latour, dont je partage pourtant beaucoup des soucis philosophiques fondamentaux, je pense que nous avons été modernes, et que nous commençons seulement à apprendre à ne pas l’être. (…)

D’abord, nous sommes à l’intérieur d’eux, comme Jonas dans le ventre de la baleine. Cela signifie que chacune de nos décisions est, en quelque sorte, liée aux hyperobjets. Ces décisions ne se limitent pas à des phrases dans les textes concernant les hyperobjets. Quand je tourne la clef de contact de ma voiture, j’établis un lien avec le réchauffement de la planète. Quand un romancier décrit l’émigration vers Mars, il établit un lien avec le réchauffement de la planète. Pourtant, mon geste est intimement lié aux décisions philosophiques et idéologiques résultant de la mathématisation du savoir et de la vision de l’espace et du temps comme des contenants plats et universels (Descartes, Newton). La raison pour laquelle je tourne ma clef de contact – la raison pour laquelle la clef envoie un signal au système d’injection de carburant, qui démarre le moteur – est le résultat d’une série de décisions sur les objets, le mouvement, l’espace et le temps. L’ontologie est donc un terrain politique vital et contesté. (…) Dans l’ombre menaçante des hyperobjets, les décisions contemporaines visant à enraciner l’éthique et la politique dans des formes de pensée du processus et de relationnisme un peu rapidement assemblées pourraient ne pas simplement être hâtives – elles pourraient faire partie du problème.

Hyperobjets et post-modernité réelle

Le vaisseau de la modernité est équipé de lasers puissants et d’armes nucléaires. Mais ces procédés mêmes déclenchent des réactions en chaîne qui engendrent davantage d’hyperobjets encore, qui s’interposent entre nous et l’avenir prédit, extrapolé. La science même devient le frein d’urgence qui met un terme à l’aventure de la modernité. Pourtant, cet arrêt ne se fait pas devant l’iceberg. L’arrêt est (un aspect de) l’iceberg. La rage des moteurs est précisément la façon dont ils cessent de fonctionner, pris par la glace déjà présente en eux. L’avenir, le temps d’« après la fin du monde », est arrivé trop tôt.

Les hyperobjets sont un bon candidat pour ce que Heidegger appelle « le Dieu à l’extrême », ou ce que le poète Hölderlin appelle « le pouvoir salvateur » qui se développe en parallèle avec le pouvoir dangereux13. Nous attendions peut-être une solution eschatologique tombée du ciel, ou une révolution des consciences, ou même la prise de contrôle de l’État par une armée du peuple. Au lieu de quoi, ce que nous avons obtenu est arrivé trop tôt pour que nous puissions l’anticiper. Les hyperobjets se sont dispensés de deux siècles de minutieux calibrage corrélationniste. La panique, le déni et les absurdités de droite en matière de réchauffement planétaire sont compréhensibles. Les hyperobjets constituent de nombreuses menaces pour l’individualisme, le nationalisme, l’anti-intellectualisme, le racisme, le spécisme, l’anthropocentrisme, etc. Peut-être même pour le capitalisme proprement dit. (…)

Les hyperobjets annoncent une ère véritablement « post-moderne14 ». (…) Tous les humains savent maintenant qu’ils sont entrés dans une nouvelle phase de l’histoire où les non-humains ne sont plus exclus, ne sont plus simplement les caractéristiques décoratives de leur espace social, psychique et philosophique. Depuis le plus vulnérable habitant d’une île du Pacifique jusqu’à l’adepte le plus endurci du matérialisme éliminativiste, chacun doit compter avec le pouvoir des vagues montantes et des rayons ultraviolets. Cette phase est marquée par une perte traumatique des repères, « la fin du monde ». Elle consiste aussi en un choc embarrassant pour les troupes d’élite de la critique, sous la forme d’une hypocrisie englobante qui démontre, physiquement et sans compromis, l’étrangeté de cette vérité lacanienne qu’« Il n’y a pas de métalangage15 ». Cette vérité n’était nullement garantie par la pensée poststructuraliste et postmoderne.

Les humains sont entrés dans une ère d’hypocrisie, de faiblesse et de fragilité (…). L’impression esthétique que dégage le temps des hyperobjets est une impression d’asymétrie entre les pouvoirs infinis de la cognition et l’être infini des choses. Il se produit une folle course aux armements entre ce que nous savons et ce qui est, où la technologie de ce que nous savons est retournée contre elle-même. Cette course fixe de nouveaux paramètres pour l’expérience esthétique et pour l’action, que je prends au sens le plus large possible, comme manière dont se jouent les relations entre choses. (…)

J’en suis aussi venu à comprendre, contre Levinas, que c’est bien sur le terrain de l’ontologie que beaucoup des batailles écologiques urgentes doivent être menées.

Les hyperobjets changent profondément notre façon de penser les objets. Curieusement, chaque objet est un hyperobjet. Mais nous ne pouvons penser cela qu’à la lumière de l’urgence écologique à l’intérieur de laquelle nous nous sommes réveillés. Heidegger disait que seul un dieu pouvait désormais nous sauver16. Alors que nous nous éveillons à l’intérieur d’une série d’objets gigantesques, nous comprenons ce qu’il a oublié d’ajouter : Nous ne savons simplement pas quel genre de dieu.

Traduit de l’anglais par Laurent Bury

1 Timothy Morton, The Ecological Thought, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2010, p. 130-135.

2 « Manifestation locale » est l’expression du philosophe Levi Bryant pour désigner l’apparence d’un objet. Voir The Democracy of Objects, Ann Arbor, Mich., Open Humanities Press, 2011, p. 15.

3 L’étude décisive de l’être-au-monde est le livre de David Simpson, Situatedness ; or Why We Keep Saying Where We’re Coming From, Durham, N.C., Duke University Press, 2002, p. 20.

4 Timothy Morton, Ecology without Nature : Rethinking Environmental Aesthetics, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2007, p. 33.

5 Jacques Derrida, « Hostipitalité », in F. Keskin et Ö. Sözer, dir., Pera Peras Poros, atelier interdisciplinaire avec Jacques Derrida, Yapi Kredi, 1999, p. 17-72 ; Morton, Ecological Thought, p. 14-15, p. 17-19, p. 38-50.

6 Voir le site Internet de Trinity Atomic, www.cddc.vt.edu/host/atomic/trinity/trinity1.html

7 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991.

8 Martin Heidegger, Être et temps, tr. F. Vezin (Paris : Gallimard, 1986), p. 127-128.

9 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, tr. A.J.-L. Delamarre et F. Marty, in Œuvres philosophiques I, Paris, Gallimard, 1980, p. 803-804.

10 William Blake, « Une image divine », in Œuvres I, tr. P. Leyris, Paris, Aubier-Flammarion, 1974, p. 280-281.

11 José Ortega y Gasset, Phenomenology and Art, tr. P.W. Silver, New York / Norton, 1975, p. 63-70 ; Harman, Guerrilla Metaphysics, p. 39, p. 40, p. 135-143, p. 247.

12 Le terme irréduction est dérivé des travaux de Bruno Latour et de Graham Harman. Graham Harman, Prince of Networks : Bruno Latour and Metaphysics, Melbourne, Re.press, 2009, p. 12.

13 Martin Heidegger, Apports à la philosophie : de l’avenance, tr. F. Fédier(Paris, Gallimard, 2013), p. 459-475. Voir aussi Joan Stambaugh, The Finitude of Being, Albany, State University of New York Press, 1992, p. 139-144.

14 Je suis poussé à utiliser cette expression par les arguments innovants que le philosophe heideggérien Iain Thomson présente dans Heidegger, Art, and Postmodernity (Cambridge : Cambridge University Press, 2011) et « Heidegger’s Aesthetics », in The Stanford Encyclopedia of Philosophy, dir. Edward N. Zalta, édition de l’été 2001, http://plato.stanford.edu/entries/heidegger-aesthetics/

15 Lacan, Écrits, p. 293.

16 Martin Heidegger, « Nur noch ein Gott kann uns retten », entretien accordé à Der Spiegel, mai 1976, p. 193-219.