Majeure 51. Envoûtements médiatiques

Hypertravail et chronophagie

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L’envoûtement hypercapitaliste comme temps de travail imaginaire du consommateur

Comment penser l’emprise des médias ? S’engager collectivement sur la piste de l’envoûtement relève d’un pari, car le mot a deux sens bien disjoints dont l’unité reste à penser. L’envoûtement, au sens moderne et figuré, est une fascination du regard, une captation permanente de l’attention. En ce sens, le mot semble pouvoir dessiner et dénoncer le mode de capture de notre temps et de nos imaginaires par le spectacle captivant auquel nous lient à chaque instant tous les écrans du monde. Mais la notion demeure descriptive, et l’emprise reste un mystère. Comment tirer parti de l’autre sens du mot ? L’envoûtement, au sens propre et médiéval, désigne précisément le pouvoir que l’on prête à celui qui dispose en effigie du visage de sa victime : le « volt » ou « voult » est ce visage effigie auquel le sorcier maléfique peut infliger les tortures et vexations qui vont affecter du même coup le corps de la victime représentée. Pouvons-nous établir, et comment, une analogie entre l’emprise médiatique et ce pouvoir que donne le contrôle de mon image ? Celui qui contrôle mon image contrôle le temps que je passe à m’imaginer, c’est-à-dire l’essentiel du temps de ma vie. Celui qui contrôle mon image n’est plus celui qui façonne mon visage dans la glaise, mais celui qui dispose sur des écrans l’image de celui pour lequel je vais me prendre. Quels que soit l’acteur, l’actrice, c’est moi que je vois, et c’est seulement à ce prix permanent que l’on peut comprendre que je souffre de ce qui lui arrive, et plus généralement que je m’intéresse autant au spectacle de ce qui advient à des inconnus. Le spectacle est donc tel que je suis obligé d’imaginer en permanence que c’est moi sur l’écran, ou du moins des événements en rapport direct avec moi. Il suit de là que les écrans captent l’essentiel du temps de notre vie en le réduisant à du temps passé à imaginer. L’envoûtement médiatique est la face visible et vécue de l’exploitation du temps de travail imaginaire du consommateur, qui double la valeur des marchandises. Tous les médias vendent aux entreprises des plages de ce temps captif pour y placer leurs publicités. Pourquoi ? Parce que le spectateur du message publicitaire fait travailler son imagination au service de la marque, au point de doubler la valeur apparente de la marchandise à ses yeux. Confronté à la marchandise réelle, le travailleur imaginaire acceptera de la payer deux fois plus cher, sans voir que cette moitié additionnelle de la valeur vient de son propre travail imaginaire. La plupart de nos actes désormais sont temporels, connectés et payants. Car toute connexion suppose un coûteux forfait, et ne se donne ensuite comme gratuite qu’à la condition expresse d’une prolifération d’annonces publicitaires qui force l’usager à un véritable travail imaginaire. Ce travail restera dans l’histoire comme le premier travail payant. Notre vie devient peu à peu un travail payant de l’imagination. Les chronophages sont ces objets, ces entreprises, et finalement ces personnes, qui finissent par bénéficier ainsi d’immenses concentrations du temps de nos vies. Comme les premiers ouvriers du capitalisme naissant, nous avons tendance à nous en prendre d’abord aux machines les plus proches, les plus palpables et les plus évidemment coupables de nous prendre le temps que nous leur consacrons. Les chronophages apparaissent d’abord sous la forme d’objets dont nous dépendons : le téléphone portable ou le smartphone l’ordinateur ou la tablette, la télévision, l’appareil photo, la caméra. Mais de nouveaux produits en mêlent les fonctions, comme si, dans l’économie qui vient, le service n’était plus que le prétexte pour établir et prolonger la relation fondamentale des nouvelles entreprises aux consommateurs : le prélèvement de temps, en entendant par « temps » un travail perpétuel et payant de l’imagination. Derrière l’objet chronophage, dont on mesure l’emprise sur son temps, il y a la marque chronophage, à laquelle on sacrifie son temps sans compter. Si l’on entre une lettre dans un moteur de recherche, les sites les plus consultés s’affichent : Auchan, Allociné, Amazon, Bon coin, But, BNP, Boulanger, Cdiscount, Caisse d’épargne, Conforama, Deezer, Darty, Décathlon, Dailymotion, Deezer, Ebay, Eurosport, Euromillion, Facebook, Fnac, Free, Google, Hotmail, Ikea, Intersport, Kiabi, La Redoute, Leroy Merlin, Mappy, Meetic, Météo, MSN, NRJ, Norauto, Orange, Pages jaunes, Pages blanches, Quelle, Quick, Qui donc, Reverso, Rue du commerce, RTL, SFR, SNCF, Skyrock, Streamiz, TF1, Twitter, Utube, Universal mobile, Via michelin, Vente privée, Vivastreet, Wikipedia, W9, youtube, Yahoo, Zara. Or, qu’ont en commun ces entreprises, en deçà de la déconcertante diversité de leurs services et produits ? Le temps qu’elles nous prennent : elles sont les entreprises qui nous prennent le plus de temps, parce qu’elles ont su se poser en conditions d’existence, en points de passage obligés pour les flux de temps que constituent nos activités les plus usuelles. À eux seuls, Yahoo, Google et Facebook ont en commun de nous occuper plus de 40 000 millions de minutes par mois. Derrière les objets chronophages, les entreprises chronophages, et derrière elles encore, leurs propriétaires, de riches actionnaires célèbres ou discrets, tous luxueusement installés sur le nouveau contrat social tacite de notre temps : « vous imaginez, ils profitent ». Pourquoi avons-nous accepté de vivre dans ce nouveau monde de la chronophagie ? Parce que nous avons pris la chronophagie, avec ses activités connectées et son travail perpétuel de l’imagination, pour l’unique possibilité subsistante d’une existence véritable. Nous avons admis la chronophagie comme la condition de notre existence. Le portable est le premier chronophage massivement accepté en tant que condition d’existence. Pierre, quinze ans, travaille dans sa chambre : il termine son devoir de mathématiques pour lundi. Son ordinateur diffuse un morceau de son groupe préféré, qu’il a téléchargé la veille. Dans une autre fenêtre, sur le même écran, un réseau social lui permet de recevoir les messages de ceux de ses copains qui sont connectés en ce moment. À côté de la souris, son téléphone portable reste ouvert, au cas où sa copine l’appellerait. Le travail classique, ici intellectuel, s’opère bel et bien, en un point concret de l’espace physique. Mais il n’est plus qu’un des fils de l’écheveau des liens en cours. Et chacun de ces liens, proprement vitaux, est établi par un appareil ou un logiciel qui capte une part de notre temps, un chronophage. Pierre ne fait plus rien sans disposer autour de lui l’ensemble de ces capteurs, qui sont à la fois des émetteurs récepteurs de flux discursifs et des capteurs inflexibles de son propre temps, à la manière d’exploiteurs ou de percepteurs. Ce qui est neuf, c’est que cette relation de communication chronophage est la première forme d’exploitation vécue comme une libération, et revendiquée comme une existence véritable. Nous voulons bien travailler, mais à la condition expresse de rester connecté, comme si la captation de notre temps était devenue notre condition d’existence. Nous voici dans l’ère des chronophages. Que faut-il entendre par là ? La chronophagie est le système qui suppose une immense fracture ente la vie et l’existence, puis propose de la surmonter par un nouveau lien, indissolublement imaginaire et tarifaire. Cette utopie nouvelle, immédiatement accessible, nous propose de cesser de perdre le temps que nous passons à vivre : il suffit de cliquer, d’imaginer et de payer pour passer directement de la routine à la péripétie, de la simple vie à la véritable existence. Le postulat de base de la chronophagie, que nous acceptons comme une évidence première, est que la connexion est la seule source de l’existence. Ce principe est susceptible de deux formulations : positivement, « être connecté, c’est exister » ; négativement, « il n’y a pas d’existence en dehors de la chronophagie ». Aussi sûrement que l’État de Max Weber s’assurait un monopole de la violence physique légitime, la chronophagie s’arroge un monopole de l’existence véritable. Qu’adviendrait-il de nous si nous ne sacrifiions pas à cette nouvelle loi d’airain ? Nous resterions bien sûr vivants, mais nous n’aurions plus l’occasion d’exister. Mais en quel sens entendre cette existence promise ? Pour l’idéologie de la chronophagie, la vie, c’est tout ce qu’il y a de terne, de fastidieux, de morose, de répétitif. La vie est un temps mort. L’existence est tout le contraire : captivante, ultra-rapide dans ses changements, excitante, toujours extrême. Comment la chronophagie parvient-elle à surmonter cette fracture qu’elle a elle-même instaurée ? En permettant à la pensée un saut direct d’un univers à l’autre, si immédiat et radical qu’il peut sembler magique à quiconque n’en saisirait pas le principe. Ce passage a deux conditions intimement liées : l’imagination et le paiement. Le ressort caché de l’envoûtement médiatique transformant la vie en existence est d’une fort décevante pauvreté : nous pouvons fort bien passer du dénuement de notre vie à la richesse de l’existence sans bouger de notre place, pour peu seulement que nous l’imaginions nous-mêmes, et que nous payons la séduction ainsi ajoutée. Les chronophages ont pour fonction de déclencher un travail payant de notre imagination par lequel nous produisons nous-mêmes l’existence qu’ils nous ont promise. L’ensemble des techniques de la télévision, de l’ordinateur et de la téléphonie portable, tous ces immenses réseaux télématiques ont pour fonction ultime de nous aider à imaginer l’existence. Mais ces réseaux ne doivent pas seulement nous faire passer du temps à imaginer : ils doivent aussi nous convaincre de payer pour ce temps. Ils doivent donc à la fois nous priver du sentiment que nous-mêmes imaginons, par notre propre travail, le monde d’existence auquel ils nous permettent d’accéder, et en même temps garantir à des entreprises privées l’appropriation du temps que nous passons à imaginer. Ces entreprises n’ont dès lors plus qu’à nous vendre, au prix fort du temps passé, le travail que nous effectuons nous-mêmes pour croire en notre propre existence. L’hypertravail est l’imagination payante. Car si l’imagination a fort longtemps été une activité aussi intime et libre que gratuite, elle est devenue, depuis le développement de masse des technologies de l’image, une activité préparée, induite. Longtemps le livre n’a donné, avec ses mots, que les images mentales qu’il évoque, et qui nous laissent si libres de vaguer. Car ses contraintes étaient modestes, et comme facultatives. La préparation industrielle de l’acte imaginaire a transformé l’imagination : l’œuvre intime est devenue une activité sociale, pour ne pas dire une production ; l’envol si libre est maintenant programmé, déclenché, guidé. L’imagination n’est plus la faculté des images, au sens d’une capacité de libre production d’images personnelles et intimes. Face à l’image en série, qui nous prescrit point par point tout ce que nous devons imaginer, tout le travail de l’imagination consiste désormais seulement à croire en ce que nous voyons. L’imagination n’est plus la fantaisie, mais la confiance. L’essor des techniques d’imagination assistée risque de rétablir des crédulités que l’on croyait oubliées depuis le Moyen-âge. Lorsque l’imagination était une errance intime parmi les images que chaque individu produisait spontanément en son for intérieur, elle était presque unanimement tenue pour une vague rêverie, certes opposable au monde en vigueur, mais toujours moins réelle que lui. Dans le monde où plusieurs industries assurent la préparation et le guidage perpétuel de nos actes imaginaires, nos vies rêvées deviennent largement synchrones, à la manière des affects et des pensées des nombreux téléspectateurs regardant la même chaîne. Nous imaginons tous ensemble, la même chose et au même moment. L’errance est remplacée par l’autoroute. À cet égard, ne nous trompons pas sur le sens de ces offres de désynchronisation qui se multiplient sur les différents médias chronophages, à l’instar des émissions de télé « décalées », ou « à la demande ». La tendance apparente est à la désynchronisation, au bénéfice d’une individualisation souveraine. Mais tous les services, tous les sites présentent en première page une sélection des vidéos, images et documents les plus visionnés, en soulignant le nombre de téléchargements. C’est la fonction générale du « buzz » : en s’appuyant sur la norme fondamentale selon laquelle je ne peux ignorer ce que tout le monde a vu, le « buzz » est le rétablissement insidieux de la synchronicité, la sommation synchronique des pratiques qui, dès lors, ne sont plus qu’apparemment désynchronisées. Nous sommes libres de l’horaire pour voir ce qui est imposé. Lorsque les normes, sans cesse visionnées, mettent les vies en synchronie, lorsque le spectacle télévisé, la pratique assidue des jeux vidéo, le shopping averti, cessent d’être des goûts ou des choix pour devenir des devoirs, les loisirs sont globalement remplacés par une quête perpétuelle et inquiète des informations disponibles, toutes perçues comme indispensables. Chacun à son niveau doit être à l’affût des nouveautés, des promotions, des astuces. Sais-tu que tel article, dans tel magasin ou sur tel site, est vendu depuis hier avec tel pourcentage de réduction ? Connais-tu le code qui permet de surmonter telle phase de tel jeu ? La vie connectée devient une perpétuelle épreuve de journalisme. Il faut à tout prix rester connecté pour échanger des informations, pour savoir ce que les autres voient, ce qu’ils font, ce qu’ils pensent. Il faut toujours savoir ce que les autres viennent d’apprendre. Toute la force de la chronophagie, et le secret de son triomphe, tient dans son aptitude à être son propre but : il faut capter pour capter, capter pour être capté. Car cette masse, cette collectivité simultanée, cette communauté industriellement produite de l’imagination, produit une inversion radicale de son poids ontologique : ce que nous avons tous imaginé devient plus réel aux yeux de chacun que ce que chacun a pu vivre séparément. Ce que tel personnage a dit à tel autre dans la série télévisée que tous nos amis regardent devient plus important, et plus utile à savoir que ce que notre père a pu nous dire, car chacun supposant que chaque autre l’aura entendu, tous supposent à bon droit qu’il faudra l’avoir vu pour pouvoir en parler. Notre réalité vécue se déréalise parce qu’elle n’est vécue que par moi. Le triomphe de l’audimat est total lorsqu’il devient, pour tous, le critère de l’existence. Lorsque l’on admet que les choses existent à proportion du nombre de personnes qui les visionnent en même temps, la réalité physique donnée dans le vécu personnel n’est plus que le degré zéro de l’existence. Si l’audimat est tout, l’individu n’est rien : le rêve de tous est plus réel que le vécu de chacun. L’hypertravail, le travail de l’imagination, est le fondement de la chronophagie Un tel monde est-il encore passible d’une économie ? De quels biens, de quels services pourrions-nous encore faire commerce, lorsque nous nous éloignons à ce point de l’espace des marchandises ? Est-il encore quelque travail qui s’opère et pourrait être exploité ? Comment obtenir des profits réels dans un monde devenu à ce point imaginaire ? La seule réalité dont on puisse faire commerce dans un monde devenu massivement imaginaire, est le temps que chacun passe à imaginer : le travail de l’imagination. Le seul travail que l’on puisse exploiter est celui-là même de l’imagination. L’économie de la chronophagie déréalise et fédère tous les marchés antérieurs du capitalisme en un seul grand marché unique, celui du temps de l’imagination. La valeur y demeure le temps, qui permet toujours de mesurer la quantité de travail, et de fixer les prix. Mais une part essentielle du travail réside désormais dans l’imagination, par laquelle chacun opère pour son propre compte l’effort de transformation de sa vie en existence, le travail télévisuel qui nous permet de croire et d’adhérer au spectacle. Le travail de l’imagination a bien une valeur qui se mesure au temps passé, comme n’importe quel autre travail. Mais il a ceci de particulier que nous travaillons pour nous, en sorte que nous consommons au fur et à mesure tout ce que nous produisons. En conséquence, tout se passe comme si, lorsque nous imaginons, il y avait deux temps en un : un temps de production et un temps de consommation. C’est la captation de ce double temps qui est au fondement de l’économie de la chronophagie : l’imagination est le premier travail-loisir. Le travail imaginaire dont nous parlons ne se confond pas, mais au contraire se rajoute au classique travail du consommateur, qui a récemment été étudié, d’un point de vue sociologique, par Marie-Anne Dujarier. Son étude se limite explicitement à la collaboration du consommateur à la production de la marchandise, comme lors de l’achèvement d’un meuble vendu en Kit. On en reste donc ici au travail réel, sans voir l’ajout réel d’un travail proprement imaginaire, dont la permanence a pour effet un doublement de la valeur du produit. La chronophagie pousse-t-elle le capitalisme jusqu’à sa limite, ou dessine-t-elle une nouvelle économie, complètement négative ? Une économie sacrificielle où l’exploitation devient absolue, où le temps de l’exploité, étendu à l’ensemble de son existence, devient intégralement consommé, à la fois comme temps et comme argent. La chronophagie est le premier système dans lequel je dois tout donner aux chronophages, mais en deux parts si équivalentes que je le perçois comme juste. C’est cela, finalement, l’envoûtement : jamais notre sacrifice absolu ne nous aura paru aussi juste, aussi nécessaire et aussi agréable.