Nécessités et limites des indignations

Ils ne nous représentent pas !

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Il y a un an en Espagne le 15 mai 2011 surgissait le mouvement appelé le 15-M, aussi connu comme « Spanish Revolution » (sur Twitter), ou comme le « mouvement des indignés » (comme le nomma la presse en référence à l’opuscule de Stéphane Hessel). Du 12 au 15 mai 2012, de nombreuses activités ont eu lieu pour ce premier anniversaire, et de nouvelles raisons ont poussé les gens à remplir encore les places et à manifester dans 87 villes de toute l’Espagne, mais aussi dans 50 pays du monde.

Les assemblées, les débats citoyens, les manifestations et les réunions de commissions ont été respectueux et attentionnés, bien que les pouvoirs publics continuent à faire la sourde oreille et à jouer l’autisme de manière persistante. Mais le gouvernement du Parti Populaire (pour lequel seul un tiers des citoyens espagnols ont voté) non seulement n’écoute pas le peuple, mais prétend en plus l’assiéger avec de nouvelles lois insensées, qui rappellent le sombre climat qui a régné pendant 40 ans en Espagne. Comme si ce n’était pas suffisant, le gouvernement, dans différentes déclarations publiques, a désigné ceux qui dénoncent la partialité, l’injustice, ceux qui ont décidé de descendre dans la rue pour faire entendre leur voix, d’anti-systèmes, d’antipatriotiques, d’agressifs, etc.
Quelques jours avant l’anniversaire du 15-M, une politique de la peur et de la persécution a été mise en place, basée sur des intimidations, sur la répression, à coup d’amendes, de vérifications d’identité et de stigmatisation de ceux qui se trouvaient en état de mobilisation permanente. La Brigade d’Information de la Police Nationale (dont la fonction est la lutte anti-terroriste) a reçu l’ordre de surveiller les personnes actives dans le mouvement de résistance du 15-M. Ainsi la politique de l’État traite les manifestants qui prétendent camper sur les places comme personna non grata pour la société, qu’il convient de neutraliser en employant tous les moyens possibles, même si cela doit impliquer un usage de la violence et en définitive empirer la situation.

Les autorités ont réformé le Code Pénal, de manière à pouvoir qualifier une quelconque résistance ou action passive d’attitude agressive et une quelconque attitude agressive de kale borroka, comme le signale le ministre de l’Intérieur. Cette nouvelle loi condamne à 2 à 4 ans de prison pour résistance pacifique ; un minimum de 2 ans de prison pour avoir convoqué une manifestation par Internet ; la prison préventive immédiate pour agression à l’autorité. Le message de tolérance zéro de la part de la classe politique officielle est plus qu’évident : convertir un conflit social en un conflit d’ordre public, en niant le droit à faire usage de l’espace public pour manifester. Cela n’est rien d’autre que promouvoir un état de sédition avec comme objectif de donner l’idée qu’il existe un ennemi public.

Toutes ces actions se présentent sous un voile de légitimité, de légalité, d’objectivité et d’impartialité, en attaquant toute possibilité d’opposition ou de construction de nouvelles sphères politiques au sein de la société. De cette manière, le système du pouvoir politique régnant rejette et dénigre toute action de résistance politique populaire dans le but de protéger sa supposée justice inattaquable et soutenue par un monopole bipartite qui accapare le discours sur le politique.
Le gouvernement a dit que le 15-M ne sait pas parler de politique, qu’il ne comprend pas le jeu de la démocratie, qu’il exerce une violence morale, que c’est un mouvement anti-système, d’insensés, de perroflautas, etc. Pourtant toutes ces disqualifications ne font que révéler qu’ils ne pensent qu’à s’accrocher au pouvoir, en confirmant leur contrôle sur le discours monologique, enfermé dans un cercle vicieux, qui caractérise ceux qui ont accès au discours politique.
Cet anniversaire du 15-M met à nouveau sur la table la question de la légitimité et de la représentation politique. En ce sens, nous pouvons nous demander quels sont les canaux ouverts à la participation dans la démocratie et quels sont les outils de ce démos (qu’implique toute démo-cratie), quand les institutions politiques qui doivent le représenter en préservant les conditions de base de la solidarité et en garantissant les droits primordiaux d’égalité, sont vouées exclusivement à offrir les ressources publiques de manière frauduleuse, en augmentant l’inégalité sociale, en enrichissant les amis, la famille royale et les banquiers.

Il ne devrait pas être hors du jeu de la démocratie que le démos puisse mettre en doute le soliloque politique institutionnel, que se créent des liens politiques nouveaux, qu’il y ait des manifestations dans les espaces publics et sur le réseau réclamant quelque chose de plus que le droit à glisser un bulletin de vote tous les 4 ans dans une urne scellée.

Le retour dans les rues du 15-M en mai 2012 est la production et la consolidation d’un territoire dont les fonctions sont apparues avec celui-ci, et sont le produit du processus même de territorialisation qui se construit dans chaque assemblée, dans chaque commission, dans chaque action. Nous pouvons donc parler d’une ritournelle du 15-M, pas dans le sens d’un retour à l’espace public, mais bien comme l’indique Guattari et Deleuze : une territorialisation qui marque son propre rythme expressif. Sa dimension se mesure par le rythme et les intensités, et non par des critères purement quantitatifs ou extensifs. L’expansion du territoire est la marque constituante du sujet collectif de ce mouvement et non pas la propriété ou le contrôle de l’espace, comme voudrait le faire croire les discours officiels qui s’appuient sur cette idée pour déclarer illégale l’occupation de l’espace public et l’usage des réseaux sociaux.
Le territoire déployé par le mouvement du 15-M réorganise les fonctions politiques et regroupe les puissances des forces du commun. L’idée de ritournelle chère à Guattari et Deleuze nous renvoie à la sphère de la performativité de l’expression et des effets de l’engagement dans ce même territoire, bien plus qu’à la récupération de la représentativité des institutions. Nous pouvons observer en ce premier anniversaire que les fonctions et les forces territoriales tracées par le mouvement politique du 15-M, en plus de créer un territoire autonome d’agencements, articulent aussi et composent des intra, des inter et infra-agencements de décodification politique.

Une généalogie (incomplète) du 15-M

Ces lignes ne représentent pas un portrait exhaustif des faits ayant eu lieu le 15 mai 2011, ni du mouvement du 15-M en général. C’est avant tout une approche succincte des évènements, dans le but d’ouvrir un espace de pensée sur le moment d’inflexion qu’a supposé l’occupation des places, ainsi que les implications politiques du plaidoyer : « Non, non, ils ne nous représentent pas ! ».
D’un côté, nous pourrions faire référence aux racines historiques de ce manque de représentativité, qui remonte au moment de la création de la constitution en vigueur, fruit de la transition déficiente de la dictature franquiste vers la démocratie monarchique. Le supposé consensus par lequel le passage du franquisme à la démocratie parlementaire représentative s’est opéré, a éliminé du débat le thème de la mémoire historique et du jugement indispensable des responsables de la brutalité de la dictature. Tout cela a servi de voile pour faire taire les voix de la résistance qui avaient mené à l’instauration de la seconde République, à la Guerre Civile et à l’opposition à la dictature. L’absence de débat public sur les vérités historiques, de reconnaissance, de justice et de réparation, s’est convertie en un chemin vers l’oubli et l’omission des victimes dans le but de protéger une démocratie plus que bancale. Il n’est donc pas étonnant que pour beaucoup de gens, la capacité de représentation des bases fondamentales de la politique espagnole (la constitution et la formation de la démocratie parlementaire) jouisse d’un pouvoir de représentation minime.

D’autre part, les mouvements étudiants apparus avec la réforme du plan d’éducation de Bologne, ont établi une trame de réseaux qui ont servi de base pour la formation de groupements comme « Jeunes sans futur », « Démocratie Réelle Maintenant », « Plateforme pour un logement digne », « Occupe la place », etc. Les demandes de ces mouvements sont intégrées dans l’agenda du 15-M, et ceux-ci ont employé leurs énergies à consolider l’organisation et les actions postérieures.

En dernier lieu, une des explications les plus courantes du 15-M marque son origine dans un effet rhizomatique des révolutions du Moyen Orient et du nord de l’Afrique, qui se seraient étendues jusqu’en Espagne, même si les circonstances politiques et sociales et les réclamations des printemps arabes sont différentes de celles qui ont traversé le 15-M. Ortega y Gasset définit la révolution comme une transformation des usages de la société (ce qui la différencie d’une protestation), une action qui produit une modification des personnes (dans leur mécanisme psychique), qui entraîne un changement social. En faisant l’usage d’une actualité anachronique des idées de Ortega, nous pourrions dire que c’est ce qui s’est passé dans les deux révolutions (printemps arabes et 15-M) : une transformation des mentalités, des attitudes, de l’organisation et du ton social. D’autre part, les Méditations du Quichotte de Ortega y Gasset nous renvoient vers un autre point incontournable : « Moi, je suis moi et mes circonstances, et si je ne la sauve pas elle, je ne me sauve pas non plus ». Ceci implique, aussi depuis un point de vue schizoanalytique, qu’aucune révolution ne s’épuise dans un changement de subjectivités, mais qu’elle vise les conditions de production de ces subjectivités.

Les printemps arabes tout comme le 15-M, nous positionnent face au rayonnement de mouvements de révolution démocratique, mais les circonstances de chacune sont bien différentes et par conséquent est différente aussi la condition dans laquelle sont suscités ces changements de subjectivités signalés pas Ortega. Avant tout, le 15-M est un exercice de réappropriation du politique de la part de la multitude et non un mouvement de droits civils.

Mais au-delà de cette hétérogenèse, les premières étincelles qui enflammèrent le 15-M, remontent à avril 2011. Les proclamations diffusées depuis le réseau par DRY (« nous ne sommes pas des marchandises aux main des politiques et des banquiers » et « occupe la rue »), se sont transmises dans une société secouée par la crise politique et financière. Une manifestation était convoquée pour le dimanche 15 mai dans plusieurs villes espagnoles, sans syndicats ni partis politiques, avec comme demande une démocratie réelle, et des propositions comme l’élimination des privilèges de la classe politique, des service publics de qualité, le contrôle des banques, le droit au logement, des mesures contre le chômage, une nouvelle fiscalité, une démocratie participative dans tous les coins du pays.

À Madrid, à la fin de la manifestation, une quarantaine de personnes ont décidé de rester rassemblées. Ensemble et sans appel officiel, elles ont passé la nuit à la Puerta del Sol. Immédiatement les réseaux sociaux ont servi de haut-parleur de ce qui était en train de se passer et durant la nuit, des personnes se sont jointes au campement. C’est là que s’est déroulée la première assemblée, en imprimant le signe de ce qui serait le procédé de délibération du mouvement. Les tâches et la logistique se sont répartis ainsi. Avec plus de 300 personnes en train de dormir aux côtés du monument emblématique de Madrid, le mardi à 5 heures du matin, la police a essayé de lever le campement naissant et de déloger les personnes présentes. La résistance des manifestants a été pacifique ; et les téléphones et leurs caméras ont servi à filmer les actions policières, ce qui en plus de faire circuler immédiatement l’information, a obligé les forces de sécurité à garder une certaine « modération ». Le jour suivant, la levée du campement de Madrid était imparable, des milliers de personnes se sont rendues massivement à la Puerta del Sol, en rendant inutile le dispositif policier.

Les 40 personnes initiales sont passées à 300 le jour suivant, et à plus de 2000 le troisième, et à partir de là la progression a été constante, pas seulement à Madrid mais aussi dans toutes les villes d’Espagne. Pendant la semaine du 16 au 22 mai des centaines de campements se sont élevés, chacun avec des commissions de tout type : action, communication, éducation, migration, service sanitaire, cuisine, information, santé mentale, genre, travail, culture, etc. Beaucoup de personnes qui avant n’avaient jamais participé à des processus politiques, ont commencé à délibérer sur différents thèmes. Camper et ne pas agresser, résistance passive, c’est ce qui circulait sur toutes les places d’Espagne. La commission électorale provinciale essaya d’arrêter le mouvement social le 18 mai, mais elle n’y arriva pas. De plus en plus, le nombre de personnes présentes sur les places augmentait et des gestes de solidarité commençaient à apparaître sous forme de couvertures, de matelas, d’aliments, d’ustensiles, etc. La volonté du travail horizontal des premières heures du 15-M a aussi laissé sa marque distinctive dans le mouvement.

La Commission électorale de Madrid a considéré la concentration illégale « parce qu’elle affectait la campagne électorale et la liberté de vote des citoyens ». Cette nouvelle tentative de la part de la politique officielle entraina une « journée de réflexion collective » le 21 mai. Les appareils répressifs recommencèrent à apparaître à Barcelone dans la matinée du 27 mai, quand la police délogea brutalement le campement de la plaza Cataluña (la seconde plus grande place d’Espagne). La police, sous les ordres du Conseil de l’Intérieur du gouvernement catalan, Felip Puig, ferma les accès à la place en retenant environ 300 personnes, pour que les brigades de nettoyage puissent démanteler la zone. Plus de 2000 personnes vinrent donner leur appui, reprendre la place et forcer le retrait de la police, ce qui laissa plus de cent blessée.

Les campements, présents dans toute l’Espagne, ont duré 29 jours, du 15 mai au 13 juin. Les assemblées générales se sont transformées en noyaux, en réunions hebdomadaires dans les quartiers et les villages, en assemblées thématiques (éducation, économie, politique, santé, culture, etc.) dans lesquelles des groupes pensaient et cherchaient des solutions, des idées, des formes collectives d’intervention et de prises de décision, pour une population de plus en plus pauvre sous la chape d’une politique officielle de coupes budgétaires et d’austérité.

Les multitudes ne se sont pas conformées à un « ça pourrait être pire » que proclame le gouvernement, et elles se sont unies autour de nouvelles expériences d’actions politiques communautaires, desquelles ont surgi des initiatives de documentation audiovisuelle et papier ; une maison d’édition et une bibliothèque de journaux, des journaux et des radios, plusieurs dizaines de publications ; une banque du temps pour échanger des services entre voisins sans argent, des réseaux d’entre-aide pour recueillir les excédents des commerces et les répartir ; des potagers écologiques communautaires, des coopératives de travail et de prêt ; des espaces d’échanges d’objets, etc. De même les gens ont commencé à s’organiser pour empêcher les opérations policières contre les immigrés (comme les Brigades d’Observation des Droits Humains de Madrid) ; mais aussi pour fonder un réseau de chômeurs avec aide juridique (Oficina Precaria – Bureau Précaire) ; pour former un Tribunal Populaire Indigné dont l’objectif est de juger les responsables politiques et financiers ; pour générer des pratiques de désobéissance fiscale ; pour arrêter les délogements pour non payement de l’hypothèque (Plateforme des Affectés par l’hypothèque) et obtenir des loyers sociaux et la dation en paiement, etc.

Une longue liste de propositions, d’activités et d’actions que je pourrais continuer à énumérer. Mais ce qui est réellement important dans le mouvement du 15-M est comment il a permis le développement d’un réseau de pratiques collaboratives, de synergies coopératives et d’actualisations transversales. En reprenant ce que développait Ortega y Gasset, il s’agit d’une révolution qui a changé l’idéologie et la praxis collective, en rompant le pacte de silence et de soumission, sans avoir recours à une finalité transcendante. La révolution du 15-M est marquée par l’exode de propositions politiques représentatives (électoralistes, de parti, institutionnelles) vers une performativité sociale.

C’est précisément l’abandon de la représentation qui a été taxée par les détracteurs du 15-M comme la principale fragilité du mouvement, un manque de définition qui les empêchent de le recadrer à l’intérieur de leurs idéaux politiques traditionnels conforme aux canons du néolibéralisme. À cela s’ajoute que pour un cadre d’interprétation de la politique digne du siècle passé, il ne peut exister un mouvement social sans un centre unificateur d’organisation et d’action, sans un corps fort et central, sans un leader (dans la mesure du possible masculin). Le système nécessite un Robespierre, le bourreau réclame que les mouvements sociaux aient une tête visible pour savoir (et sans devoir trop penser) où doit tomber la lame. Pour ses détracteurs, le 15-M est une chimère, parce que l’Espagne continue à agir dans la direction contraire à celle des demandes de la multitude. Mais cette interprétation ne peut se faire que depuis le lieu de la Politique (avec majuscule) et non depuis celui des personnes qui construisent les politiques sociales et la vie à partir du bas.

Cette perspective nous montre jusqu’à quel point est enracinée l’idée qu’un mouvement politique doit nécessairement s’agglutiner autour d’une figure formée d’un inventaire de demandes ajustées, et dont l’objectif est d’exiger qu’elles soient satisfaites. Le 15-M n’assume pas et ne promeut pas ces conditions requises, il ne les cherche pas non plus, et pourtant il ne cesse de poser un jeu politique. Il est clair qu’il existe un certain nombre de demandes évidentes, par exemple contre la flexibilisation du marché du travail, contre la destruction de l’enseignement public et de qualité, contre l’aide du gouvernement aux riches, etc. Cependant, ce qui est vraiment intéressant, c’est ce qui réunit ces éléments : le mécontentement lié au fonctionnement du système, qui ne cesse d’augmenter cette liste de nouvelles thématiques.
Ceux qui exigent du 15-M qu’il entre dans les canons de la politique institutionnelle, sont en train de présupposer ou, pire encore, croient qu’il existe un pouvoir institutionnel, représenté par des autorités étatiques (ou internationales) qui puissent désenfler cette liste de demandes. La réponse la plus facile des gardiens de l’institutionnel est de considérer qu’il s’agit donc de personnes et de mouvements anti-systèmes ou anarchiques. Cependant les tentatives de capture du 15-M ne prennent pas en compte la manière par laquelle circule le désir dans la réorganisation plurielle, et comment cette circulation active la conformation d’une nouvelle multitude, l’articulation de réseaux qui produit une narrativité créatrice qui fonctionne sur la base démocratique de la justice et de l’égalité sociale distributive. Si nous devions alors parler de succès du 15-M, celui-ci pourrait être défini par son mode transversal de distribution et de production, par les nouveaux nœuds sociaux qui sont peut-être en train de commencer cette transformation sociale inévitable et à venir.

Le 15-M n’est pas une institution dans le sens traditionnel du terme, même si le 22 avril passé, une faction de l’organisation, avec à sa tête Fabio Gándara y Pablo Gallego, s’est constituée en Association. Les comptes de Twitter du reste de l’Espagne se sont rebellés contre cette initiative.

Vers la multitude contemporaine

« Ils demandèrent à Diogène comment ils devaient enterrer une personne âgée : “Sur le dos, parce que dans peu de temps tout sera à l’envers”. »
L’apparition du 15-M a rendu manifeste une série de problématisations quant à la négociation, au consensus, aux revendications sectorielles, à la distribution des responsabilités, au respect de l’altérité, mais aussi à la question de la désobéissance et des marges de la légalité. D’autre part, la construction d’un nouveau « nous » (les personnes) qui n’existait pas avant les actions et les manifestations du 15-M a fait surface, ce qui a rendu perceptible une manière de faire de la politique qui fonde sa légitimité sur sa capacité à constituer des espaces d’horizontalité et de transversalité, ouverts à la participation égalitaire (et non à la représentativité fondée sur la confection d’une liste de revendications). Quand elles manifestent, participent et agissent, les personnes se (re)présentent à elles-mêmes, en mettant en marche les principes d’égalité balayés par le système représentatif institutionnel. C’est dans l’espace de la participation que chaque personne rend possible l’égalité (sociale et politique) en déployant le corps de la multitude que le système veut désagréger, séparer, classifier et dégrader encore et encore.

D’autre part,le 15-M ne s’enferme pas dans une série de demandes collectives, mais génère des propositions de changement social, il a mis à l’ordre du jour différents thèmes qui ont fini par faire partie de l’agenda politique, comme par exemple les délogements pour non payement de l’hypothèque ou la loi de la transparence. Évidemment, le 15-M témoigne de la perte de confiance dans les institutions politiques traditionnelles, ce qui n’invalide pas la politique en tant que telle mais marque la péremption du modèle de la représentation, en impulsant des processus politisés de performativité sociale. S’instaure une nouvelle « chaosmose » (cf. Guattari) qui dérange la condition verticale de la démocratie représentative pour effectuer la politique, en développant des pratiques d’empowerment du corps social actif, capable de penser et d’examiner les normes de comportement, l’organisation et le fonctionnement social. La chaosmose met en acte une multiplicité d’éléments qui semblaient dispersés voire incompatibles, mais qui au sein de ce nouveau « nous », trouve un nouveau réseau de composition.

Ces modes de reconstruction de contre-pouvoirs ne forment pas une inimitié antithétique avec les formes de la démocratie, ni ne proposent d’ailleurs son abrogation. Ce qui est en jeu est plutôt la question de savoir si les nécessités du commun sont mieux servies par tel ou tel organe, la manière dont chacun aborde ces nécessités du commun et quelle est leur réelle capacité à représenter les nécessités individuelles et collectives. L’espace de la multitude se déploie lentement en introduisant son propre climat micropolitique, à partir de la transfiguration du langage pour performer les idées qui produisent une nouvelle configuration de la réalité. Il s’agit donc d’introduire une politique interstitielle, qui grandisse dans l’espace des « entre » (entre les personnes, les idées, les dissentiments, les évènements) pour articuler la multiplicité.

L’articulation de cette multiplicité provoque un pli dans la temporalité, en se décantant dans le temps que la mythologie grecque nommait Aïon, un temps du vécu plus qu’un temps de l’accélération du discours, en contre-position à Chronos qui cherche l’accélération du temps en accord avec un ordre séquentiel et aux objectifs fixes. Chronos dévore tout, même ses enfants, pour maintenir son pouvoir, alors que Aïon est une temporalité lente, qui nous invite à une action qui ait un sens en soi. C’est le dieu qu’invoquait le poète Machado quand il écrivait « Marcheur il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant ». Fonctionner sous la temporalité de Aïon nous amène à penser les processus et le parcours que tracent chacun d’eux, en générant différents évènements. Cette lenteur aïonique se dépose dans la volonté commune et se reflète dans des affirmations comme celle-ci : « Nous allons lentement parce que nous allons loin », phrase qui pouvait se lire sur les pancartes dans toutes les manifestations et campements du 15-M. Cette temporalité implique une altération dans le mode de faire de la politique parce qu’elle agrège et agglutine la multitude, en privilégiant le devenir par rapport à la représentation.
De la même manière, les changements dans l’organisation temporelle questionnent les théories et les pratiques qui représentaient jusque là les fondements de la démocratie directe, délibérative, dirigée, formelle, organique, etc. Cependant le 15-M ne se conforme pas comme un pouvoir constituant mais bien comme un mode de capture de la démocratie représentative qui, en clamant « ils ne nous représentent pas » intensifie la volonté d’organiser une nouvelle lecture de la démocratie.

Le refus de désigner des porte-paroles pour le mouvement, le questionnement de l’obligation de demander une autorisation administrative pour les manifestations, etc., ne sont que quelques faits qui illustrent cette volonté de changement démocratique et l’acharnement à récupérer une politique de processus vivants et non technocratiques. Il s’agit d’une nouvelle grammaire d’action collective basée sur la performativité, pas seulement comme le mode sous lequel se canalisent les protestations et même la rage, mais surtout comme un changement dans le système de représentation. Cette performativité réclamée et exercée, n’est pas un « comme si » de la politique, mais bien une production en acte qui ne se limite pas à décrire ou à dénoncer une liste de réclamations. Le fait même d’agir depuis une autre « chaosmose » produit un événement politique. Il ne s’agit pas de présentifier l’absence comme dans la représentation, mais de la performer pour générer un événement politique non représentatif, qui en même temps établit une réalité autoproductive. Dans ce sens la performativité est autopoïétique, elle forme la réalité et provoque autre chose en acte. L’idée de performativité en plus questionne le concept de structure, parce que la réalité s’autoproduit pour, à son tour, se reproduire. De cette manière se met en marche un cosmos de constellations micropolitiques.

Contrairement aux critiques que reçoit le mouvement (dispersant, a-central, etc.), les actes performatifs micropolitiques générés au sein du 15-M sollicitent des lignes d’intensité hétérogènes, pour disloquer les politiques représentatives et provoquer de nouveaux évènements. Déléguer la souveraineté à des politiciens qui ont démontré clairement qu’ils manquent d’engagement vis-à-vis des personnes est un danger pour le bien-être et la démocratie elle-même. Les multitudes sociales réunies autour du 15-M se produisent au contraire collectivement dans la performativité, ce qui ne correspond pas à une simple réaction à la conjoncture, à la crise ou à quelques politiciens.
Le glissement de la centralité du discours politique vers la performativité (entendue comme l’opérativité des processus sociaux) passe de cette manière de la délégation des personnes vers l’organisation du commun. Le modèle performatif caractérisé par la présentification forge un langage collectif qui, à son tour, se convertit en action et organise une nouvelle réalité. À travers le discours-action, la multitude se produit elle-même, érige une réalité sociale (comportement d’assemblée, refus de la représentation, absence de leaders, refus de s’intégrer dans les partis politiques traditionnels, résistance à se constituer en association, etc.). En ce sens la performativité fonctionne comme un exercice d’empowerment dont le dispositif fondamental est le réseau de communication, de coopération, de délibération.