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66. Imaginer une globalisation à la hauteur de notre inséparation
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Imaginer une globalisation à la hauteur de notre inséparation

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Nous sommes au milieu d’énormes transformations qui bouleversent les rapports entre les nations et les cultures. Nous sommes entrés dans l’ère de l’inséparation, de la dépendance de tous avec tous, de l’appartenance de chacun au « tout-monde ». Les discours actuellement dominants sur les questions de migration ou d’économie – ceux qui se prétendent « réalistes » – se caractérisent par leur myopie ou leur aveuglement envers cet état d’inséparation.
Les interdépendances économiques et surtout écologiques à l’échelle planétaire sont devenues tellement étroites que les réflexes nationalistes sont suicidaires. Nous tirons à la fois nos importations consuméristes, nos débouchés commerciaux, mais surtout nos ressources vitales des quatre coins de la planète. Nous ne pouvons plus continuer à profiter de tout sans nous solidariser de rien. Les seules politiques véritablement réalistes sont celles qui inventent d’ores et déjà – le plus souvent à l’échelle locale – de nouvelles solutions à la hauteur des solidarités propres à l’ère de l’inséparation.
Ce réalisme impose de réduire les inégalités qui nous écartèlent à tous les niveaux (planète, pays, quartiers, écoles, entreprises, etc.). En les exacerbant, le néolibéralisme a intensifié leur nocivité, destructrice de nos tissus sociaux. Notre inséparation rend ces inégalités d’autant plus insoutenables et explosives, sources de la plupart de nos maux.
L’inséparation est à comprendre autant qu’à ressentir. Mais pour cela, il faut suspendre nos habitudes de pensée ; il faut aussi accepter de renoncer aux sensations usuelles, ne serait-ce que quelques instants, pour en laisser venir de nouvelles. L’inséparation oblige au changement – depuis les petits changements quotidiens dans nos gestes les plus inconscients jusqu’aux grands changements des cadres de pensée et d’action.

Le vécu de l’inséparation

Essayez d’avancer dans la rue en cessant de penser que « vous » « avancez » « dans » la rue. Faites-le en ne pensant plus à votre corps comme à une entité séparée évoluant dans un espace qui le contient, lui et une multitude d’autres entités séparées (autres corps, véhicules, animaux, matériaux, incorporels, etc.), mais comme à un lieu ouvert, un site d’ouverture. Votre peau deviendrait un échangeur, et non plus ce qui vous termine, ce qui vous clôt, là où cesse le règne de votre en‑soi. Pensez que votre mouvement n’est qu’un pli ou la modification continue d’un ensemble ; qu’il n’y a pas le monde et vous, mais que vous êtes un fragment inséparé de ce monde. Vous ressentirez alors peut-être que l’espace et vous, et tout le monde, et tout le reste du monde, c’est strictement la même chose. Que vous êtes de l’espace. Que vous êtes l’espace. Que l’espace, c’est vous et tout le monde en même temps. Essayez de penser que les « autres », tous ceux que vous croisez, les personnes, les objets animés ou ceux qui restent posés là, les sons, les images, les gaz, les matières, les informations, les migrants, les milliardaires, les SDF, les camionnettes de livraison, le bitume du trottoir, les chiens en laisse, les chats dans les cafés, les insectes sous la terre, eux aussi dans leur mouvement ou leur immobilité, forment avec vous la dynamique de la trame de ce qui existe. L’inséparation dissout l’idée qu’il existe un Autre majuscule, et nous met en contact direct, parfois violent ou conflictuel, avec une multitude d’autres cohabitants. L’inséparation rend poreuse la membrane mentale qui permettait d’envisager l’isolation des choses. Plus de frontières mais des seuils, des différences d’états, des modes de fréquentation où tout est susceptible d’entrer en rapport avec tout. Comment dès lors persister dans la pensée que quelqu’un pourrait encore être isolé, et « renvoyé chez lui » ? Malgré toutes les dénégations, les migrants sont déjà là parce qu’inséparés. Aucun mur ne peut endiguer l’inséparation qui vient. Il existe un lien fort entre globalisation et inséparation. Mais, si la seconde est en partie un effet de la première, seule une pensée et une pratique de l’inséparation peuvent nous permettre d’habiter un monde globalisé en repensant profondément notre rapport aux autres. Si plus rien n’est en position de « grand Autre », c’est l’ensemble des modes relationnels (des liens interindividuels au politique en passant par l’économique) qu’il est possible autant que nécessaire de réinventer.